Pour moi, l’anarchisme aura toujours un avenir, et un présent, pour la raison fondamentale que je l’associe à la créativité. Je ne veux pas dire art, s’il vous plaît, ce qui est autre chose, de bien plus limité. Je parle de créativité en ce sens qu’elle vient de la réjouissance, du plaisir et qu’elle sert en premier lieu la personne qui l’exerce, sans tenir compte des conséquences et sans se sentir obligée à l’égard de qui que ce soit d’autre. Il n’y a de « maître » que soi-même.
L’anarchie, comme la créativité, est donc un choix complètement gratuit, qui n’engage que soi et que l’on a décidé de pratiquer ; on pourrait bien définir l’anarchie comme une pratique de la liberté, d’abord individuelle et puis sociale. On peut la pratiquer seul, même si d’autres ne s’y intéressent pas du tout. Il est souvent le cas, quand on parle d’anarchisme, que d’autres rient ou se méfient de l’idée, mais cela ne retire rien à sa propre joie. C’est-à-dire que la pensée anarchiste se trouve en dehors du temps, voire sans temps du tout, et j’oserais même dire qu’elle est ancrée dans la nature humaine (il y a malheureusement d’autres choses tout aussi ancrées dans la nature humaine) et comme la créativité, elle est individualiste et individualisée. Là se trouve la source de son attractivité, et de son risque énorme, qui, à mon avis, la rend d’autant plus attrayante.
Par conséquent, John, je pense que dans les périodes de « desánimo » [1], de « desesperanza », comme aujourd’hui, quand il n’y a pas, ou ne semble pas y avoir d’espoir messianique pour nous bourrer les têtes, lorsque les espoirs se sont révélés largement inopérants, il s’opère un retour aux choses essentielles, et les choses essentielles ne sont jamais loin, parce que NOUS POUVONS LES TROUVER EN NOUS-MÊMES, sans avoir recours à des idéologues et des maîtres penseurs, sans avoir besoin de penser en dehors de nous-mêmes. Notre liberté n’est limitée que par les caractéristiques de notre espèce au sens le plus physique, et par le choix personnel d’user de la liberté intelligemment, c’est-à-dire, à considérer les autres comme des êtres qui eux aussi, pratiquent la liberté.
L’anarchie est tout simplement une question d’assumer la responsabilité individuelle. C’est l’idée que chaque personne se conçoit être pensant, capable de faire ses choix de vie sans déléguer ses capacités de prise de décision à quelqu’un d’autre, que ce soit un dieu, un roi, un État, un parti, un artiste ingénieux, un maître à penser, un chef de file, une mère ou un père. Maintenant, pour être plus précis, pour moi, John, l’anarchie a réellement l’avenir dont on parle et ce pour une raison beaucoup plus concrète que celle, fondamentale pour moi, dont je viens de parler, c’est-à-dire, une conduite créative, par opposition à une conduite subordonnée, et un individualisme positif :
Par les temps qui courent, actuellement dans une « grisaille » [2] comportementale, il est sans doute séduisant de suivre un mode de pensée qui n’exige rien, qui propose simplement la possibilité que nous avons le courage d’assumer le choix et les conséquences de nos propres actes, sans nous protéger derrière les impératifs d’une idéologie, une religion ou une autorité, qui nous transforment en personnes irresponsables, d’abord vis-à-vis de nous-mêmes, puis vis-à-vis de la société.
Compte tenu de l’inapplicabilité de toutes les doctrines qui prétendent libérer l’humanité, telles que le capitalisme, le marxisme ou le socialisme autoritaire [3], le grand perdant de toutes les révolutions (soviétique, sans oublier celle de Kronstadt, l’espagnole…), c’est-à-dire, l’anarchisme, semble être à nouveau, pour beaucoup de gens, une possibilité. (Comme me disait le sculpteur basque Jorge Oteiza : « D’échec en échec jusqu’à la victoire finale ».) Bien sûr, la possibilité qu’elle pourrait devenir une autre mode, une autre lubie, est un nouveau risque que doivent assumer les anarchistes.
Pourquoi l’anarchie est-elle une possibilité ? Parce que nous commençons à comprendre que nous avons trop délégué, trop cru en l’État papa, qui nous protège, et nous donne tant de sécurité (ou l’illusion de celle-ci) et nous endort (dans les meilleurs des cas) ou qui nous exploite (dans les pires et malheureusement les plus fréquents des cas). L’État papa endort également notre capacité à penser, à nous révolter, à gérer nos vies, car il promet tout et ne nous donne pratiquement rien. Il est peut-être plus facile et encore plus confortable, de déléguer que de penser.
L’anarchisme, face à toutes les autres doctrines et idéologies, est une exception merveilleuse. ELLE NE PROMET RIEN ! Ouah ! Quelle joie ! Elle ne nous offre aucun modèle de plaisir à suivre, à poursuivre. Elle ne nous propose aucun paradis, ni artificiel ni réel ni prolétaire, au bout d’un chemin autoritaire. Parce que, entre autres choses, il n’y a pas de chemin. Machado, un poète espagnol, exilé par les forces du général Franco, et qui mourut en exil, a écrit : « Caminante no hay camino, se hace camino al andar » (« Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant »).
Ainsi, à partir de cette lutte contre l’État, qui ne signifie pas conquête du pouvoir, mais plutôt sa dispersion, l’anarchie lutte contre la famille patriarcale, dont l’État n’est qu’une des manifestations (même si les écrits anarchistes, à de rares exceptions près, ne font pas référence aux femmes, et même si, dans leur comportement individuel, certains des grands théoriciens anarchistes étaient misogynes et autoritaires). Le terme « patriarcal » signifie en réalité toute structure hiérarchique pyramidale, dont le sommet est occupé par une autorité suprême traditionnellement masculine. Comme l’un des objectifs du féminisme consiste à décomposer la famille patriarcale (et non, s’il vous plaît, à la remplacer par une autorité matriarcale), en ce sens les différents mouvements féministes, peuvent stimuler et matérialiser — grâce aux femmes anarchistes — quelques idées anarchistes.
Ces idées, John, au fond, sont simplement des créations naturelles de la libre pensée, capables de générer un jour, une fraternité et une solidarité, conflictuelle, je l’espère (l’anarchie ne craint pas les contradictions, elle y est immergée), mais capables d’inventer des solutions imaginatives et joyeuses.
Esther Ferrer
Traduit de l’anglais par Marina Urquidi.
Texte d’origine : Anarchic Harmony Foundation.