À : Angel Luis Lara, alias El Ruso [Le Russe].
De : Sup Marcos.
Russe, mon frère : Tout d’abord, je t’embrasse. Ensuite, un bon conseil : je crois que tu ferais bien de changer de pseudonyme, histoire d’éviter que les Tchétchènes ne te prennent au mot, car alors adieu Aguascalientes et adieu à un des meilleurs du moment.
La date (le 12 octobre) à laquelle j’ai commencé à écrire ces quelques lignes n’est pas accidentelle (rien n’est accidentel chez les zapatistes), pas plus que l’espèce de pont que j’essaie de tendre, aujourd’hui, jusqu’à l’endroit où vous travaillez aux préparatifs de l’inauguration d’un Aguascalientes à Madrid.
Je suis sûr que tout va bien se passer et que l’absence de cet imbécile d’Aznar (à qui, comme son nom l’indique, il ne manque que de braire [1]) et du roitelet constipé Juan Carlos passera inaperçue même pour les rédacteurs de la revue à sensations ¡Hola !.
Mais dis bien à tous ceux et à toutes celles qui t’accompagnent dans ce projet héroïque de ne pas s’inquiéter. Une revue est sur le point d’être lancée (expulsée, même, sûrement) qui s’appelle Rebeldía et qui, à n’en pas douter, aura une rubrique « sociale » où vous pourrez insérer un compte rendu du mariage de l’infante, au chapitre « fêtes infantiles ».
Quant au reste, la revue Rebeldía en question sera assurément conséquente, aussi la première chose qu’elle fera sera-t-elle de se rebeller contre l’orthographe. N’investissez donc pas trop en encarts payants. Au fait, s’il y a des photos, elle sera plus chère (à moins qu’elles soient pornos) et le prix, j’ai le regret de t’en informer, n’est pas en euros mais en marcos, par préférence pour une monnaie forte.
Donc pas de pleurnicheries si le roi et consorts n’assistent pas à l’inauguration. En revanche, je crois qu’y assisteront beaucoup d’hommes, de femmes, d’enfants et d’anciens de la péninsule Ibérique, mais pas uniquement. Si tous viennent effectivement, le succès est assuré. Je dois pourtant t’avertir que le succès de ceux d’en bas est toujours suivi de l’entrée en scène de la police. Car ceux d’en bas n’ont pas d’autres droits que celui de pleurer et de se résigner, selon l’arrêté numéro je ne sais plus combien que la couronne a émis je ne sais plus quand, et qu’au rythme des gourdins de la Guardia Civil, ils vont tous atterrir avec leur Aguascalientes en prison ou au cimetière, endroits que la « démocratie espagnole » réserve aux rebelles ibériques.
Je sais bien que ceux qui assisteront à cette fête de la rébellion que signifie un Aguascalientes ne viendront pas que de l’État espagnol, mais ils seront les plus nombreux.
Pirogues transatlantiques
Nous ne pourrons pas quant à nous assister à cette fête car nous envisageons d’envahir l’Europe prochainement et, comme tu peux te l’imaginer, tout le monde a déjà préparé son bagage (à condition bien sûr, qu’on puisse appeler bagage deux paquets de biscottes, une petite assiette de haricots rances, deux bouteilles de pozol non transgénique et du piment à discrétion) bien que personne n’ait sous la main de gilet de sauvetage.
Les plus prévoyants emportent quelques pilules contre le mal de mer et demandent ingénument s’il y aura des « arrêts pipi ».
Mais ce n’est pas là le pire, il se trouve que je n’arrive pas à les convaincre qu’avec des cayucos (des pirogues faites de troncs d’arbre évidés) nous n’irons pas bien loin.
Évidemment, il ne faut pas non plus négliger ce détail que le Chiapas n’a pas de sortie sur l’océan Atlantique et que, puisque nous n’avons pas de quoi payer le péage du canal de Panama, nous devrons faire le tour par le Pacifique, longer les Philippines, l’Inde, l’Afrique et remonter jusqu’aux îles Canaries.
Il serait en effet de mauvais goût d’arriver par la terre. Il nous faudrait traverser la Mongolie, les décombres de l’URSS - où nous aurons grand soin de dire que nous allons voir le « Russe », qu’ils se débrouillent avec ça - et l’Europe de l’Est, passer par la France pour nous approvisionner en châteauneuf-du-pape cuvée 69 (je délire même avec les vins, maintenant), faire un détour par l’Italie et nous fournir en pâtes, puis traverser les Pyrénées. Ce n’est pas que la marche nous fasse peur mais un tel déploiement d’activités met à mal les uniformes.
En attendant, l’enthousiasme se répand parmi le futur équipage, presque autant que le vomi (au fait, je vois un collègue en train de « dégobiller » et je lui demande pourquoi il vomit alors que nous n’avons pas encore embarqué. « Je m’entraîne », me répond-il avec cette logique sans appel qui campe dans les montagnes du Sud-Est mexicain).
Où en étais-je ? Ah, oui. Je te disais que nous n’allions pas pouvoir venir à l’inauguration de l’Aguascalientes parce que nous sommes en train de « nous entraîner » pour l’expédition, comme disait le collègue.
Bien entendu, ne dis à personne que nous allons envahir la péninsule Ibérique (non sans être passés par Lanzarote pour prendre un café avec Saramago et Pilar), tu sais comment est la monarchie : après, elle commence à s’inquiéter et il pourrait lui venir l’envie de prendre des vacances avec les infantes et avec ses bouffons (autrement dit, avec Felipillo González et Pepillo Aznar, dont le nom dit tout, je le répète).
En outre, dire du mal des monarques peut te coûter, au minimum, l’expulsion du local, parce que tels que je vous connais vous avez sûrement eu l’idée de faire cet Aguascalientes dans un squat, l’endroit se devant d’être composé de gens dignes - et, que personne n’en doute, il y a davantage de noblesse dans n’importe quel squat qu’à l’Escorial.
Zut ! Je m’en suis encore une fois pris à la royauté ! Je devrais pourtant savoir qu’il ne faut pas le faire car quand on fouille dans les poubelles, on finit par sentir la merde et c’est une odeur qui ne s’en va pas, même avec ces bouteilles de parfum frelaté vendues au Corte Inglés.
Bon, oui à la piraterie mais non à la dispersion, alors je reprends le fil de ce monologue qui présente cet avantage que tu ne peux pas piper mot, comme quand on se retrouve face à la vénérable Guardia Civil - qui, si tu me le permets, n’est ni garde, ni civile, mais nous savons déjà que le monde du pouvoir est truffé d’incohérences.
Quoi ? Je recommence à m’égarer ? Tu as raison, putain, c’est que, rien que l’idée de rater le bouillon galicien réchauffé qui va bientôt être servi, parce qu’il ne leur restait pas une peseta pour quelque chose d’autre, me rend, disons, inquiet.
Conquistadores et néolibéraux
Je te disais que la date de cette lettre n’est pas accidentelle et que si je commence ce texte le 12 octobre pour saluer le projet d’un Aguascalientes, ce n’est pas pour rien.
Dans divers secteurs prévaut l’idée erronée que la situation des peuples indiens du Mexique est due à la conquête espagnole. Ce n’est pas que Hernán Cortés et les autres ruffians en armure et soutane qui l’accompagnaient se soient montrés pleins de bienveillance mais, comparés aux actuels gouvernants néolibéraux, c’étaient de véritables sœurs de charité.
Des hommes et des femmes de l’Espagne digne, nous avons reçu la parole sœur, la solidarité sans conditions, une oreille attentive, une main secourable, qui salue, qui donne l’accolade.
Aussi, que le père Hidalgo me pardonne, mais les zapatistes crient : « À bas les néolibéraux, vive les gachupines, les émigrés espagnols ! »
J’imagine que par chez vous il y aura la fanfare de Catalogne qui joue si mal les rancheras mais qui, pour ce qui est d’en mettre un coup, est imbattable, personne n’arrive à suivre son rythme. Et que ceux de Galice, des Asturies, du Cantabrique, de l’Andalousie, de Murcie, de l’Extremadura, de Valence, de l’Aragon, de la Rioja, de Castille et León, de Castille La Manche, de Navarre, des îles Baléares, des îles Canaries et de Madrid y seront aussi. Embrasse-les tous et toutes bien fort de notre part, ce n’est pas les réserves d’affection qui manquent. Car avec tant de frères et de sœurs tous aussi grands, les bras nous ont poussé par la tendresse que nous leur portons.
Comment dis-tu ? J’ai oublié de mentionner le Pays basque ? Non. C’est qu’avec ta permission je voudrais faire mention spéciale de ces frères et sœurs-là.
Je sais bien que ce clown grotesque qu’est le soi-disant juge Garzón, main dans la main avec la classe politique espagnole (tout aussi ridicule que la cour, mais sans ce charme discret que donne le « comment allez-vous, chère duchesse ? - Bien, cher baron, ce bouffon de Felipillo ne nous manque pas car le Pepillo est tout aussi amusant. À propos, vous feriez bien, cher baron, de remonter votre braguette, n’allez pas prendre froid car c’est tout ce qu’on peut attraper à la cour », etc.), conduit un véritable terrorisme d’État ne pouvant que provoquer l’indignation de tout homme ou femme honnête.
Oui, le clown Garzón a déclaré illégale la lutte politique du Pays basque. Après s’être ridiculisé avec cet « attrape-nigauds » où il feignait vouloir arrêter Pinochet (la seule chose qu’il ait faite, c’est de lui avoir offert des vacances tous frais payés), il démontre sa véritable vocation fasciste en refusant au peuple basque le droit de lutter politiquement pour une cause légitime.
Ce ne sont pas des paroles en l’air. Je le dis parce qu’ici nous avons pu rencontrer des sœurs et des frères basques. Ils étaient dans les campements de la paix. Ils ne sont pas venus nous dire quoi faire, ni nous enseigner à fabriquer des bombes, ni à planifier des attentats.
Parce qu’ici, les seules bombes sont les chiapanèques qui, à la différence des yucatèques, ne riment jamais.
Et voilà justement qu’arrive Olivio, qui me dit que si je lui offre des chocolats aux noix qu’on m’a donnés car, selon la rumeur, je suis trrrrès malade, alors il me récitera une bombe.
« Vas-y ! », lui dis-je, voyant que les chocolats sont déjà moisis. Et Olivio prend un ton précieux pour réciter : « Bombe, bombe : dans la cour de ma maison, il y a un buisson d’oranger, que ta sœur est bien fichue ».
Je ne m’offusque pas tant pour ce qu’il dit de ma sœur que pour l’absence de rime, mais je donne quand même les chocolats à Olivio... mais sur la tête, car il les a laissé tomber tandis que je le poursuivais jusqu’à épuisement, c’est-à-dire jusqu’aux premiers pas.
En plus, ici, les seuls attentats qui existent attentent au bon goût musical : c’est quand je prends la guitare et entonne, avec mon inégalable voix de baryton, la chanson qui dit : « À chaque fois que je me saoule, parole qu’il m’arrive quelque chose, je vais directement te voir et me trompe de hamac. »
Sûr que si Manu Chao m’entend, il m’engage. À condition, bien sûr, de ne pas payer les deux cordes de guitare qu’il a cassées lorsque, aux prises avec les insurgés, il chantait la chanson de la Vache schizophrène. Ou était-ce la Vache folle ? Bon, si tu croises Manu, serre-lui la main et dis-lui juste que nous lui pardonnerons pour les cordes quand nous nous retrouverons au prochain arrêt qui s’appelle, comme on le sait, « Espérance ».
Et si Manu ne m’engage pas, j’irais dans le groupe d’Amparo. Qui devra peut-être d’ailleurs changer de nom et, au lieu de s’appeler « Amparanoia », devrait s’appeler « Amparophobie », sachant que ceux qui me critiquent se globalisent aussi.
Bref, tout ça pour dire que ce qu’il nous manque pour être des terroristes, c’est la vocation, pas les moyens.
Mais, bon, il se trouve que les frères du Pays basque sont venus ici et qu’ils se sont comportés avec dignité, qui est la façon dont se comportent les Basques.
Et je ne sais pas si Fermin Muguruza est dans les parages, mais je me souviens d’un jour où il était là et que quelqu’un lui a demandé d’où il était et qu’il a répondu « basque ». Et qu’on lui a redemandé : « basque d’Espagne ou de France ? » À quoi Fermin, imperturbable, a répondu : « Basque du Pays basque ».
Et moi, je cherchais quelque chose à dire en basque en guise de salut aux frères et sœurs de ce pays, mais je n’ai pas trouvé grand-chose. Mais je ne sais pas si mon dictionnaire est bon car j’ai cherché la traduction de « dignité » en basque et le dictionnaire zapatiste dit « Euskal Herria ». Demande-leur si c’est bien ça ou s’il vaut mieux que je rentre chez moi.
Finalement, ce que ne savent ni Garzón ni ses patiños, c’est qu’il y a des fois où la dignité se transforme en oursin et qu’alors, malheur à ceux qui voudraient la piétiner !
Fête de la rébellion
Bon, j’ai déjà dit que l’Aguascalientes se doit d’être une fête de la rébellion, ce qui ne plaît pas du tout aux partis politiques...
- C’est de l’arnaque ! m’interrompt Durito.
- Mais... Attends, Durito, je ne parle pas encore des partis politiques mexicains.
- Ce n’est pas de cette arnaque-là que je parle, mais des pages pornos d’Internet.
- Mais, Durito, dans la forêt, nous n’avons pas Internet.
- Nous ne l’avons pas ? On croirait entendre l’Union européenne. Moi, oui je l’ai. Avec un peu d’ingéniosité et un petit supplément, j’ai transformé une de mes antennes en un puissant modem satellite.
- Et peut-on savoir, chevalier errant postmoderne, pourquoi les pages pornos d’Internet sont une fraude ?
- Parce qu’il n’y en a pas une seule avec des scarabées femelles, et je ne dis même pas toutes nues, mais pas une seule, même avec une de ces culottes en « fil dentaire », qu’ils disent.
- Des culottes ?
- Bien sûr, putain ! N’es-tu pas en train d’écrire aux hispanistes ? dit et interroge Durito en mettant un béret.
- « Culotte ? », répété-je en essayant d’éviter l’inévitable, c’est-à-dire que Durito ne mette son grain de sel dans ce que j’écris, ce pour quoi il a des mains et de l’impertinence à revendre.
- Voyons, mmh, mmh, murmure Durito, déjà perché sur mon épaule.
- Russe ? Tu es en train d’écrire à Poutine ? Je ne te le recommanderai pas. Fais attention qu’il ne t’envoie pas un gaz pire que ceux que tu envoies quand tu manges trop de haricots.
Je proteste :
- Écoute, Durito, ne commençons pas à révéler nos petits secrets car j’ai ici la lettre que t’a envoyée le Pentagone pour te demander la formule pour fabriquer des gaz ultratoxiques.
- Ah ! Mais moi, j’ai refusé. Parce que mon gaz, comme mon amour, n’est ni acheté ni vendu, c’est cadeau, parce que je suis bon et généreux et que je donne sans chercher à savoir si c’est mérité, dit Durito avec un accent andalou de derrière les fagots.
Après une pause, il ajoute :
- Et quel est le thème de ton texte, fiston ?
Ce à quoi je réponds :
- Oh ! Rien, mec. Que veux-tu que ce soit ? De la rébellion et d’un Aguascalientes qui va ouvrir chez les de Madrid, contaminé par le flamenco qui se répand dans l’abri.
- Madrid ? Quel Madrid ? Celui d’Aznar et de la Benemérita ? Ou le Madrid iconoclaste ?
- Le Madrid iconoclaste, bien sûr. Bien qu’il ne soit pas surprenant qu’Aznar veuille y mettre du sien.
- Merveilleux !, applaudit et danse Durito d’une façon telle que Federico García Lorca ressuscite et lui compose la méconnue et inédite Soleá du Scarabée épileptique.
Sa danse terminée, Durito ordonne :
- Écris ! Je vais te dicter mon exposé.
- Mais, Durito, tu n’es pas prévu au programme. Tu n’es même pas invité.
- Bien sûr, car spontanément les Russes ne m’aiment pas. Mais qu’importe ! Allez, écris. Le titre est La Rébellion et les Chaises.
- « Les chaises ? » Durito, tu ne vas pas encore me sortir un de tes...
- Tais-toi ! L’idée vient d’un texte que Saramago et moi avons écrit à la fin du siècle dernier et qui s’intitule Chaise.
- Saramago ? Tu veux dire José Saramago, l’écrivain ?, demandé-je perplexe.
- Mais oui, est-ce qu’il y en a un autre ? Bon, il se trouve que ce jour-là nous avions bu jusqu’à tomber de ladite chaise et que, par terre, avec cette perspective et cette lucidité propre à ceux d’en bas, je lui ai dit : « Pepe, ce petit vin cogne plus que la mule d’Aznar. » Et lui ne disait rien car il était en train de chercher ses lunettes.
« Alors, je lui ai dit : “Je pense à un truc. Vite, José, car les idées sont comme les haricots au chorizo : si tu ne fais pas attention, il vient quelqu’un autre qui se les mange à ta place.”
« Saramago retrouva enfin ses lunettes et, ensemble, nous avons donné forme à ce récit. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c’était au début des années 1980. Il est vrai que lui seul en a été crédité car nous, les scarabées, nous sommons fâchés avec les droits d’auteur. »
Voulant abréger les anecdotes de Durito, je le bouscule : « Il y a déjà le titre. Quoi d’autre ? »
- Eh bien, il s’agit de ce que l’attitude qu’un être humain assume devant les chaises est ce qui le définit politiquement. Le Révolutionnaire (sic, avec majuscule) considère avec mépris les chaises quelconques et dit, et se dit : “Je n’ai pas le temps de m’asseoir, la lourde mission que l’Histoire (sic, avec majuscule) m’a confiée m’empêche de perdre mon temps en niaiseries”. Et ainsi jusqu’à ce qu’il arrive face à la chaise du Pouvoir, fasse tomber d’un coup celui qui y est assis, s’assoie avec le front plissé comme s’il était constipé et dit, et se dit : “L’Histoire (sic, avec majuscule) s’est accomplie. Tout, absolument tout, prend son sens. C’est moi qui suis sur la Chaise (sic, avec majuscule) et je suis le couronnement des temps”. Jusqu’à ce qu’arrive un autre Révolutionnaire (sic, avec majuscule) qui le renverse et que l’histoire (sic, avec minuscule) se répète.
« Par contre, le rebelle (sic, avec minuscule), lorsqu’il regarde une chaise quelconque et courante, l’examine attentivement, puis s’en va chercher une autre chaise, puis une autre et encore une autre et, en un rien de temps, cela ressemble à une causerie parce que d’autres rebelles (sic, avec minuscule) sont arrivés et commencent à couler café, tabac et la parole. Et c’est en cet instant précis, quand tous commencent à se sentir bien, que l’inquiétude les gagne, comme s’ils avaient des vers dans le derrière, et que, sans que l’on sache si c’est sous l’effet du café ou du tabac ou de la parole, tous se lèvent et poursuivent leur chemin. Il en est ainsi jusqu’à ce qu’ils trouvent une autre chaise quelconque et courante et que l’histoire se répète.
« Il n’y a qu’une seule variante : lorsque le rebelle tombe sur la chaise du Pouvoir (sic, avec majuscule) : il l’examine et l’analyse sous toutes les coutures mais, au lieu de s’asseoir, il s’empare d’une lime à ongles et, armé d’une patience héroïque, lui lime les pieds jusqu’à ce que, selon lui, elle soit si fragile qu’elle casse lorsque quelqu’un s’assoit, ce qui arrive presque immédiatement. Voilà.
- Comment voilà ? Mais, Durito...
- Durito rien du tout. Je sais que c’est assez aride et que la théorie doit être veloutée, mais mon truc, c’est la métathéorie. On me traitera peut-être d’anarchiste mais que l’on considère cet exposé comme mon humble hommage aux vieux anarchistes espagnols, qui taisent leur héroïsme et qui n’en continuent pas moins de briller. »
Sur ce, Durito s’en va, bien que je sois certain qu’il aurait préféré venir avec nous.
Bon, laissons de côté les calembours. Où en étais-je quand cet impertinent cuirassé m’a interrompu ?
Ah ! Au fait que l’Aguascalientes est une fête de la rébellion.
Et alors, mon cher Tchétchène, reste à définir ce qu’est la rébellion.
Il suffirait sans doute que tu observes tous ces hommes et toutes ces femmes qui se sont acharnés à monter cet Aguascalientes, et tous ceux qui assisteront à son inauguration (pas à la clôture car ça, c’est sûrement la police s’en chargera) pour en tirer tout seul une définition, mais comme ceci est une lettre, je dois essayer de le faire avec des paroles qui, pour très éloquentes qu’elles soient, ne seront jamais aussi convaincantes que ses propres yeux.
C’est ainsi qu’en cherchant un texte qui pourrait convenir, j’ai trouvé un livre que m’avait prêté Javier Elorriaga. Le livre se nomme Nueva Etiopía [Nouvelle Éthiopie], d’un poète basque qui s’appelle Bernardo Atxaga. On y trouve un poème intitulé « Reggae des papillons », qui parle des papillons qui volent vers le large et qui ne trouvent pas d’endroit où se poser car la mer ne possède ni îles ni rochers.
Bon, que Don Bernardo me pardonne si ma synthèse n’est pas aussi heureuse que son reggae, mais elle m’est utile pour ce que je veux te dire :
La rébellion est comme ce papillon qui dirige son vol vers cette mer sans île et sans rocher.
Elle sait qu’elle ne pourra pas se poser mais son vol n’est pas hésitant.
Et non, ni le papillon ni la rébellion ne sont idiots ou suicidaires. Ce qui se passe, c’est qu’ils savent qu’ils trouveront où se poser, qu’il y a par-là un îlot qu’aucun satellite n’a détecté.
Et cet îlot est une révolte sœur qui, à coup sûr, émergera des flots juste au moment où le papillon, c’est-à-dire la révolte, commencera à défaillir.
Alors, la révolte qui vole, c’est à dire le papillon marin, deviendra partie de cet îlot flottant, et sera ainsi le point d’appui pour un autre papillon qui a déjà entrepris son vol décidé en direction de la mer.
C’est un phénomène qui ne mériterait qu’une mention fugace dans les livres de biologie mais, comme a dit je ne sais plus qui, le battement d’aile d’un papillon est souvent à l’origine des grands ouragans.
Par son vol, la révolte qui vole, c’est-à-dire le papillon, dit : NON !
Non à la logique.
Non à la prudence.
Non à l’immobilisme.
Non au conformisme.
Et rien, absolument rien, ne sera aussi merveilleux que de voir l’audace de ce vol, d’apprécier le défi qu’il représente, de sentir le vent se lever et de voir comment, avec de tels courants d’air, ce ne sont pas les feuilles des arbres qui tremblent, mais les jambes des puissants qui pensaient jusqu’alors naïvement que les papillons mourraient en s’aventurant au large.
Eh oui, mon cher Moscovite, on sait bien que les papillons, comme la révolte, sont contagieux.
Et qu’il y a des papillons de toutes les couleurs, comme les révoltes.
Il y en a des bleues, qui se peignent ainsi pour que le ciel et la mer se les disputent.
Et il y en a des jaunes, pour que le soleil les épouse.
Il y en a des rouges, peints ainsi par le sang rebelle.
Il y en a des marrons, qui emportent ainsi dans les vagues la couleur de la terre.
Il y en a des verts, qui ont la couleur habituelle de l’espoir.
Et toutes sont peau, peau qui brille sans qu’importe la couleur dont elles sont peintes.
Et il y a des vols de toutes les couleurs.
Et, parfois, il y des papillons qui se rassemblent de toutes parts et forment un arc-en-ciel.
Et la tâche des papillons, c’est dans toute encyclopédie qui se respecte, est d’amener l’arc-en-ciel le plus bas possible pour que les enfants puissent apprendre à voler.
Et, en parlant de papillons et de révoltes, je pense que lorsque vous serez tous dans le cirque, c’est à dire au tribunal, face au clown Garzón, et qu’ils vous demandent ce que vous faisiez dans l’Aguascalientes, vous répondrez : « Nous volions. »
Et même s’ils te déportent par voie aérienne en Tchétchénie, on entendra rire jusque dans les montagnes du Sud-Est mexicain.
Et un rire, frère, est toujours le bienvenu, comme la musique.
En parlant de musique, d’après ce que je sais, la danse du crabe est à la mode dans les gouvernements du Mexique, d’Espagne, d’Italie et de France et consiste, grosso modo, à remuer bras et hanches dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Et en parlant de bras, si tu vois Manuel Vázquez Montalbán, serre-lui bien la main de notre part.
Dis-lui que j’ai appris que Fox lui avait demandé s’il savait pourquoi Marcos et les zapatistes restaient silencieux, et qu’il avait répondu : « Ils ne sont pas silencieux, c’est vous qui ne les entendez pas. »
Au passage, dis-lui que les saucisses ne sont pas comme les diamants, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas éternelles et que celles qu’il nous a envoyées, il y a un moment que nous les avons finies et que, s’il ne se porte pas comme il faut et qu’il ne nous en envoie pas, disons... 5 kilos, nous allons les prendre en otages, lui et Pepe Carvalho.
Réflexion faite, il vaut mieux pas. Il ne manquerait plus qu’on nous prenne pour des terroristes et que Bush, avec le soutien de l’ONU, nous balance une autre guerre « humanitaire ». Il vaut mieux qu’il nous envoie des saucisses et moi, en échange, je lui enverrai la recette du Marco’s Special. Ce n’est pas pour rien que le chef de sa majesté (ha !) me l’a demandé avec une inutile insistance.
Bon, je te laisse. N’oublie pas de me tenir informé de la prison où ils vont vous mettre, pour quand nous passerons par-là.
Non, détrompe-toi, ce ne sera pas pour vous libérer, mais pour nous assurer que vous êtes bien enfermés parce que vous êtes tous cinglés. Aller inaugurer un Aguascalientes à Madrid... Il ne manquerait plus que vous ayez l’idée de fonder une commune autonome dans la prison !
Au fait, nous ne pourrons certainement pas vous envoyer de cigarettes. Des toasts et du pozol, si, aussi dignes que vous.
Bon. Salut et, s’il s’agit de régner, que règne la révolte.
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, octobre 2002.
P-S : Eva me demande si dans l’État espagnol (c’est bien le mot qu’elle a employé) il y a des magnétoscopes, car elle veut emporter sa collection de films de Pedro Infante. Je lui dis que là-bas, ils ont un autre système. Sur quoi elle m’a demandé : « Est-ce qu’ils n’avaient pas un gouvernement néolibéral ? » Je ne lui ai pas répondu, mais maintenant je lui dis : « Commandante Eva, est-ce qu’ils avaient le choix ? »
Autre P-S : Ne crois pas que j’ignore que des rebelles d’Italie, de France, de Grèce, de Suisse, d’Allemagne, du Danemark, de Suède, d’Angleterre, d’Irlande, du Portugal, de Belgique, de Hollande, etc., iront également à l’Aguascalientes. Salue-les tous et dis leur que s’ils ne sont pas sages nous... allons aussi les envahir. Nous allons globaliser le toast moisi et le pozol rance. Voyons comment le nombre de globalophobes croît selon une progression géométrique.
Encore salut.
Le Sup, qui s’entraîne pour la traversée, c’est-à-dire « dégobillant » les chocolats aux noix moisis qu’Olivio a laissé tomber.