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Les symboles ne naissent pas, ils se construisent

vendredi 17 juillet 2020, par Tomás Ibáñez

Un mystère tenace

Pendant de nombreuses années l’origine du A cerclé fut enveloppée d’un épais mystère. Au début, personne ne se souciait d’où avait surgi ce signe particulier qui accompagnait parfois certains graffitis anarchistes. Cependant, au fur et à mesure que cette icône se consolidait jusqu’à devenir un symbole incontesté de l’anarchisme, l’intérêt pour ses origines se mit à croître et la totale ignorance de ses sources fit surgir de multiples spéculations et légendes sur son origine. C’est ainsi que prit corps la croyance selon laquelle le A cerclé avait accompagné l’anarchisme depuis toujours, tandis que fleurissaient des histoires qui étaient parfois aussi détaillées qu’elles étaient immanquablement fausses.

Certaines assuraient que l’on pouvait deviner un A cerclé peint sur le casque d’un milicien pendant la révolution espagnole, alors qu’il ne s’agissait que de la représentation d’une cible ; d’autres prirent pour un A cerclé ce qui n’était qu’une équerre et un fil à plomb qui figuraient vers 1870 sur le sceau du conseil fédéral de l’Association internationale des travailleurs d’Espagne ; d’autres encore le firent remonter à Proudhon et à son idée de l’anarchie (A) comme expression de l’ordre (O) ; certains crurent même voir un A cerclé dans ce qui n’était qu’un double « A » inscrit dans la lettre « O » pour représenter les initiales de l’Alliance ouvrière anarchiste. Peu importe, quand bien même ces pistes n’auraient pas fait fausse route tout cela n’avait rien à voir avec l’idée de proposer un A cerclé comme symbole de l’anarchisme.

Bien évidemment, l’opacité qui enveloppait l’origine du A cerclé encourageait la recherche d’indices et la floraison d’hypothèses jusqu’à ce qu’Amedeo Bertolo, historique militant anarchiste de Milan, et Marianne Enckell, animatrice depuis des lustres du Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) à Lausanne, écrivissent conjointement un article intitulé « La véritable histoire du A cerclé » [1] qui révélait, documents à l’appui, la véritable origine de ce symbole.

L’origine d’une proposition

Comme il fallait s’y attendre, le fait que ce symbole fût si récent surprit tout le monde, mais les preuves étaient là pour convaincre les plus incrédules. En effet, le numéro 48 du bulletin ronéoté Jeunes Libertaires, publié en avril 1964, présentait le dessin d’un A cerclé sur toute sa première page tandis qu’apparaissait dans les pages suivantes un appel à l’ensemble du mouvement libertaire pour qu’il adopte ce graphisme dans ses expressions publiques, et où étaient exposées les motivations de cette proposition et les raisons qui conseillaient de l’accepter. Peu de temps après dans le journal de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) Action libertaire, que nous éditions à Paris, le A cerclé apparaissait pour la première fois sous forme imprimée, c’était dans le titre de l’un de mes articles [2].

Il y a une dizaine d’années, répondant à la demande de quelques camarades, j’ai expliqué en détail dans la revue Polémica [3] les circonstances qui entourèrent cette proposition, et comme cela a été publié également en français je ne vais pas y revenir ici. Il est vrai que, quand, au début de 1964, j’ai lancé à Paris la proposition de créer un symbole susceptible d’unir toutes les sensibilités anarchistes par-dessus les tendances, les adjectifs et les particularismes, et lorsque nous avons créé à cet effet le A cerclé, mon espoir était, bien sûr, de voir les divers groupes et organisations anarchistes accueillir favorablement cette proposition et œuvrer pour que ce symbole se propage aussi rapidement et aussi largement que possible.

En 2014, juste cinquante ans après cette initiative, je peux dire sans la moindre exagération que la réalité a dépassé de très loin toutes les espérances que j’avais déposées dans son éventuel succès. D’innombrables A cerclés ont été tracés sur les surfaces scripturales les plus variées et sont apparus dans les parties les plus reculées du monde. Sans aucun doute, le A cerclé est devenu le symbole le plus répandu et le plus populaire de l’anarchisme, l’icône qui l’évoque le plus immédiatement et pour le plus grand nombre de personnes.

Une création collective

Depuis qu’Amedeo et Marianne ont publié leur article, je ne sais combien de fois quelqu’un m’a dit dans une conversation : « Donc, le “A” c’était toi... » Eh bien, non !!! Pas du tout, la réponse est aussi tranchante que cela. Toute attribution de paternité individuelle est aussi absurde que fausse. Elle est fausse, tout d’abord, parce que la gestation du A cerclé fut un processus éminemment collectif dès son début.

En effet, s’il est vrai que la proposition initiale, c’est-à-dire, l’idée de lancer un signe commun présentant certaines caractéristiques spécifiques — par exemple, qu’il fût rapide et facile à tracer — et visant à atteindre certains buts tout aussi spécifiques — tels qu’accroître la visibilité de l’anarchisme — porte effectivement nom et prénom ; en revanche, l’acceptation de cette proposition fut le résultat d’un processus de discussion et, par conséquent, d’une activité collective. En outre, trouver le graphisme le plus approprié et décider du choix final furent également des activités collectives. Et même s’il est vrai qu’une seule personne le dessina sur un stencil, tant la confection du bulletin soigneusement ronéotypé dans la piaule d’un camarade que sa diffusion constituèrent également des activités collectives.

Deuxièmement, en plus d’être fausse, cette attribution de paternité individuelle est absurde, car un symbole, quel qu’il soit, ne naît pas soudainement, il se construit dans le cadre d’un processus qui peut être plus ou moins dilaté dans le temps mais qui est toujours, toujours collectif. Dans ce cas particulier, ce furent les milliers de mains qui tracèrent partout des A cerclés qui finirent par transformer un simple dessin et une simple proposition en un puissant symbole. Ce fut le geste, mille fois répété de l’inscrire sur les murs, dans les revues, sur des bannières, des drapeaux, etc. qui finit par transformer le A cerclé en un symbole ou, plutôt, qui le créa littéralement en tant que symbole.

Il est donc évident qu’en avril 1964 nous n’avions pas du tout créé un symbole de l’anarchisme, pour la simple raison qu’un dessin, une proposition et la volonté de créer un symbole ne sont rien d’autre que cela : un dessin, une proposition et une volonté, et rien d’autre que cela. Détrompons-nous, aucun symbole ne prit forme ce jour-là. En effet, sans le geste innombrable qui multiplia sa présence, le A cerclé serait resté enfermé à jamais dans les pages d’un modeste bulletin comme le simple dessin qu’il était à ce moment-là, sans jamais devenir un « symbole » de quoi que ce soit.

Pourquoi rappeler ici l’origine du symbole qui s’est imposé aujourd’hui comme celui qui évoque le plus directement et le plus intensément l’anarchisme ? Le fait qu’un demi-siècle se soit écoulé depuis sa création pourrait constituer une bonne justification. Cependant, pour ceux qui se méfient des commémorations, cet événement offre plutôt l’occasion de réfléchir sur les particularités de ce symbole et sur son lien avec certaines caractéristiques de l’anarchisme contemporain.

Les motifs du succès

Les particularités de ce symbole et ce qui probablement assura son succès étaient déjà présents dans les idées fondatrices qui motivèrent son lancement. D’une part, il s’agissait, comme cela était rendu explicite dans l’appel initial, de faire en sorte que le symbole n’appartînt à personne afin qu’il puisse appartenir à tous et à toutes. La volonté de concevoir un symbole qui ne renvoyait à aucune organisation, sigle ou collectif anarchiste existant fut décisive pour que ce symbole pénètre et s’installe dans la sphère du commun. Ce fut précisément parce qu’il ne provenait de nulle part, parce qu’il n’était le patrimoine de personne, que le A cerclé devint le patrimoine de toutes les personnes qui se l’approprièrent.

Par ailleurs, il s’agissait dans la proposition initiale de ne pas contribuer à masquer la pluralité de l’anarchisme, de ne pas homogénéiser sa diversité, de la respecter et de ne pas la fondre dans une structure unique tout en lui fournissant une référence commune. Il fallait veiller à ce que ce qui est commun à toutes les sensibilités anarchistes puisse se manifester sans qu’aucun principe centralisateur ne soit invoqué. Il fallait accepter la dispersion des formes d’organisation de l’anarchisme mais en introduisant en même temps, un principe de confluence qui rapprochait toutes ces formes. Le A cerclé fuyait toute tentation d’intégration : il ne s’agissait pas d’unifier l’anarchisme sous une même formule, mais de faire que sa diversité se reflète dans l’utilisation indifférenciée d’une icône qui appartenait par égal à chacun de ses courants.

Cette volonté de respecter la différence, en en faisant un élément positif plutôt qu’un signe de faiblesse, trouve sans doute une belle illustration dans la phrase que portait en exergue une revue qui m’était chère. En effet, cette revue, Archipielago, accompagnait son titre de la définition suivante : « ensemble d’îles unies par ce qui les sépare ». Le A cerclé voulait œuvrer pour que ce qui séparait les différents courants de l’anarchisme se transforme finalement en un lien entre eux. Quelque chose comme une confédération de singularités, si vous voulez. Ou bien en termes beaucoup plus poétiques mais non moins pertinents, nous pourrions dire que le A cerclé se présentait comme l’équivalent graphique de « cette étrange unité qui ne peut se dire que du multiple », comme Gilles Deleuze définira plus tard l’anarchie.

Un troisième élément qui marque l’originalité de ce symbole est son affinité avec des initiatives qui ont un caractère local, qui viennent d’« en bas », qui évoquent une certaine spontanéité et qui se montrent contraires au principe de la représentation. Quel que soit le support sur lequel est tracé un A cerclé, que ce soit un mur, du papier ou un morceau de tissu, celui-ci renvoie en principe à une inspiration anarchiste, mais ne « représente » pas l’anarchisme et ne peut prétendre le représenter. Contrairement à un cachet officiel, il s’agit d’une marque qui n’authentifie rien parce que personne n’est légitimé à l’autoriser. Le fait que n’importe qui puisse utiliser librement cette icône fait que son usage échappe à tout principe de représentation et ne renvoie qu’à la responsabilité de l’utilisateur. Cela explique peut-être que le graphisme de ce symbole se soit diversifié considérablement, exprimant ainsi la créativité individuelle, mais sans jamais perdre son pouvoir d’évocation de l’anarchisme.

Il est vrai que lorsque le A cerclé apparaît quelque part, on suppose que ceux qui l’ont tracé se revendiquent de l’anarchisme, mais ce signe ne nous autorise à supposer rien d’autre. Ceux qui signent ainsi un tract, une brochure ou une phrase sur un mur ne se représentent qu’eux-mêmes, ils n’impliquent pas l’ensemble de l’anarchisme. Ce qui se dessine ainsi c’est un simple « air de famille » entre tout ce qui est accompagné du A cerclé, ainsi qu’entre toutes les personnes qui l’utilisent.

Le rapport à l’anarchisme contemporain

Il est clair qu’en 1964 nul ne pouvait prévoir les formes que prendrait la sensibilité libertaire cinquante ans plus tard. N’oublions pas qu’en1964 rien, absolument rien, ne laissait présager que Mai 68 allait éclater avec l’immense énergie d’une tornade innovatrice. Cependant, quelque chose devait déjà flotter dans l’air, car il est surprenant de voir comment différents aspects qui font partie de la signification implicite du A cerclé se retrouvent très clairement dans ce que j’ai appelé ailleurs le « néo-anarchisme ». C’est-à-dire, avec la manière d’être des nouvelles générations d’anarchistes et avec les formes qu’adopte l’anarchisme latent, ou anarchisme extra-muros. Je ne donnerai ici que trois ou quatre exemples.

Tout d’abord, ce néo-anarchisme n’hésite pas à s’approprier le genre de démarche qu’évoque l’expression « marcher séparément, mais frapper ensemble », ce qui signifie que, comme le voulait la proposition du A cerclé, nous assumions en même temps notre différence et notre similitude avec d’autres collectifs libertaires.

Deuxièmement, l’activisme contemporain se manifeste dans une multiplicité apparemment désordonnée de luttes concrètes et situées au lieu de diriger ses efforts vers la construction d’un vaste, mais unique, front. Le A cerclé prétendait précisément montrer l’existence d’un fond commun entre ces luttes sans restreindre leur multiplicité.

Un troisième exemple réside dans le rejet de la représentation et, par conséquent, dans le privilège concédé aux actions décidées collectivement à la base, face à celles promues ou canalisées par un quelconque « appareil ».

Enfin, nous pouvons voir un dernier exemple dans cette fluidité sur laquelle mise le néo-anarchisme et qui est beaucoup mieux représentée par le libre usage du A cerclé que par l’encadrement dans des sigles appartenant à des organisations particulières.

La récupération mercantiliste d’un symbole

Bien entendu, la trajectoire du A cerclé n’est pas dénuée d’aspects négatifs. L’un des plus irritants est son absorption par la logique mercantiliste qui prévaut dans nos sociétés et le merchandising d’un symbole qui est pourtant radicalement opposé à la logique capitaliste. Blouses luxueuses qui exhibent un A cerclé, coûteuses bouteilles de vin portant des étiquettes avec un A cerclé, des dizaines d’objets hétéroclites qui commercialisent sans vergogne ce symbole subversif. Il faut dire que le A cerclé est loin d’être le seul à souffrir de ces pratiques : la célèbre photo de Che Guevara et d’autres icônes révolutionnaires ont subi le même sort. La seule mais bien pauvre consolation vient du fait que, si la logique mercantile s’est intéressée à ce symbole et l’a récupéré pour ses propres fins, c’est parce qu’il est socialement valorisé dans l’imaginaire de certains secteurs de la population. Il ne s’agit cependant que d’une triste consolation, car il est évident que cette pratique commerciale vide de contenu politique et de potentiel subversif le A cerclé en faisant de lui un simple objet de consommation.

Un autre aspect négatif est la croissante banalisation du A cerclé en raison précisément de l’ampleur et de la durée de sa présence sur la scène politique. Cette banalisation contribue, comme le fait la marchandisation, à éroder le potentiel subversif du symbole.

Enfin, il est vrai que la pratique militante consistant à utiliser le A cerclé tend à favoriser l’affirmation purement identitaire au détriment de contenus politiques de fond et de revendications concrètes, et tend à encapsuler l’activisme anarchiste dans l’espace, nécessairement réduit, de ceux et celles qui s’en revendiquent explicitement. En d’autres termes, l’utilisation du A cerclé tend à isoler et à séparer plutôt qu’à promouvoir des confluences subversives plus attentives aux pratiques concrètes qu’aux étiquettes identitaires.

Pour conclure, je ne cache pas que je me sens privilégié d’avoir pu assister à la lente formation et à l’énorme expansion de ce symbole, étant bien entendu qu’il s’agit d’un privilège partagé par toute une génération militante, celle qui naquit avant les années soixante.

Tomás Ibáñez

Traduit par l’auteur, ce texte a été publié en 2017
dans Nouveaux fragments épars pour un anarchisme sans dogmes
par les éditions Rue des Cascades à Paris.

Texte d’origine publié en 2015,
« Los símbolos no nacen, se hacen »,
Libre Pensamiento nº 81.

Notes

[1Bertolo, A. ; Enckel, M., « La véritable histoire du A cerclé », Bulletin du CIRA nº 58, Lausanne, 2002.

[2Ibáñez, T., « Perspectives anarchistes », Action libertaire nº 4, Paris, 1964.

[3Ibáñez, T., « Nacida en Paris y potenciada en Milán, miles de manos la crearon en las calles del mundo… », Polémica nº 85, Barcelona, 2005. Version française dans Ibáñez, T., Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Rue des Cascades, Paris, 2010.

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