Mercredi 6 décembre
Nous rendons visite au CIPO-RFM, Conseil indigène populaire d’Oaxaca Ricardo Flores Magón. Ils étaient intéressés par ce que nous faisions en Europe et nous, par leur mouvement à caractère libertaire, Flores Magón oblige. Nous décidons d’approfondir les contacts.
Vendredi 8 décembre
Rendez-vous est pris avec le CIPO pour un voyage dans la Mixteca, demain à 5 h 30 du matin.
Samedi 9 décembre
Départ pour Tlaxiaco, où doit se tenir une réunion du CIPO-RFM avec les indigènes mixtèques de la région dont ceux de Santiago Nuyoo qui allaient être nos hôtes.
Lever à 4 heures, il nous faut une heure de marche pour atteindre les locaux du CIPO où nous sommes attendus. Je serre les mains autour de moi, dont celle de R.G. que je reconnais dans la pénombre, étendu à même le sol, les « bureaux » des organisations indigènes sont en général des lieux de rencontre, d’hébergement, de discussion, de travail et de détente ; il nous rejoindra plus tard, nous dit-il, et il reste sous sa couverture.
Nous ne le reverrons pas, est-il parti pour l’Europe comme prévu ?
Avec Rey. et trois autre compagnons, nous traversons la ville, bien calme à cette heure, jusqu’à la gare des bus en direction de Tlaxiaco et Putla de Guerrero. En fait de bus, ce sont des combis tout à fait confortables.
Deux heures et demie de voyage environ : autopista en direction de Mexico, puis route régionale en direction de Huajuapan, ensuite, à gauche, en direction de Putla et arrivée à Tlaxiaco, il est encore tôt et ce gros bourg de montagne paraît tout engourdi dans le froid matinal. Un jeune couple, debout à l’abri d’une porte cochère, se tient enlacé et parfaitement immobile, emmitouflé dans une couverture.
Nous sommes conduits à la maison, ou, plutôt, à la cabane à courants d’air de R., qui se trouve sur les hauteurs qui dominent la ville, beau point de vue sur les montagnes environnantes. Nous sommes accueillis par le frère et la sœur qui nous invitent à un petit déjeuner à la mexicaine, thé sucré, bouillie de maïs dans une sauce tomate relevée et un peu grasse à mon goût et ce qui pourrait être de la viande de chevreuil bouillie. Autour de la table, il y a beaucoup de monde et les plaisanteries vont bon train.
La journée se passe à la dérive dans le labyrinthe du marché du samedi, qui se love autour de l’église, et nous nous préparons à passer la nuit dans la cabane à courants d’air quand on vient nous chercher... Un camion nous attend en bas, nous partons pour Santiago Nuyoo, commune mixtèque perdue dans la chaîne de montagnes bleues, qui se détache à l’horizon.
Le camion, en fait une bétaillère, est déjà rempli de tous ceux qui ont assisté à la réunion d’information du CIPO, les femmes nous attendent à la sortie de la ville avec une montagne de colis de toute nature, dont un taureau de fête couronné de pétards et de feux d’artifice... et le miracle, une fois de plus, s’accomplit, tout va tenir à l’arrière de la camionnette, hommes, femmes et provisions. Le taureau est alors placé triomphalement à l’avant comme une figure de proue.
En notre qualité d’hôtes, on nous réserve les places de l’avant avec le chauffeur, mais nous serons privés de pulque, boisson alcoolisée faite à partir du maguey, un bon moyen de se réchauffer, la nuit, sur ces pistes de montagne qui vont toucher les 3 000 mètres.
Le chauffeur, responsable du camion de la communauté de Zaragoza, est, comme la plupart des gens de cette région, très ouvert et se révèle un précieux informateur des usages et coutumes de sa communauté. Dernièrement, il a voulu voir la mer et il est parti avec son camion jusqu’à Salina Cruz en passant par Putla de Guerrero et Puerto Escondido, il est vite revenu, tant il s’ennuyait des siens et de sa communauté. Il nous « admire » de voyager si loin des nôtres, à nos risques et périls : « Vous pourriez avoir un accident et vous trouver ainsi isolés dans le malheur, loin des vôtres et de vos amis. »
La lune éclaire tendrement des précipices et le froid devient plus vif à mesure que l’on monte pour, finalement, atteindre le sommet d’une crête où se blottissent quelques chalets et plonger de l’autre côté dans un gouffre sans fond. Au bout de quelques instants on finit par apercevoir au fond du puits les petites lumières de Santiago Nuyoo.
Sur les hauteurs, les cultures sont rares, on distingue pourtant quelques champs bien entretenus, la richesse principale est le bois, la coupe y est modérée, sans doute contrôlée par la communauté, il n’y a pas trace de déforestation. C’est là que l’on cultive le maguey qui sert à faire le pulque, c’est une espèce d’agave qui pousse dans les zones relativement froides, différente de l’agave qui est utilisé pour le mezcal, elle-même différente de celle utilisée pour la tequila (nom masculin en mexicain : un tequila, el tequila).
Nuyoo, qui signifie en mixtèque le visage de la lune (nu, visage, yoo, lune), se trouve à plus de mille mètres, tout en bas, et la descente est vertigineuse. Une partie de l’équipée nocturne s’arrête à Nuyoo, l’autre va poursuivre sa route jusqu’à Zaragoza. Nous descendons ici et suivons notre hôte, qui se nomme Mar., et qui nous conduit à sa cabane aux planches mal jointes. À l’intérieur se trouvent deux grands lits, une guitare et un fusil. Notre hôte est gêné par la présence de ce fusil, « que descansen en toda confianza » (reposez-vous en toute confiance).
Dans la nuit notre hôte sortira avec son fusil, il reviendra avec sa femme.
Dimanche 10 décembre
Nous nous réveillons de bonne heure, Mar. est levé depuis longtemps déjà, sa femme a disparu et le fusil est de retour près de la porte d’entrée.
Mar. est le père de Rey., pourtant il paraît « très » jeune, des yeux malicieux dans un visage sans rides, ou si peu, des cheveux noirs tirant sur le brun, il est petit et mince. C’est un homme tout en finesse aussi bien spirituelle que physique. Cette année, il est majordome de la communauté de Santiago et une fête se prépare à Zaragoza, il a beaucoup à faire, aussi nous confie-t-il à un jeune de l’équipe des jardins (huertos en espagnol ou jardins potagers, mais que nos amis nomment avec constance hortalizas, légumes, jardins de légumes).
L’idée est de trouver une alternative à la culture du café, la chute des cours (6 pesos, moins de 5 francs, le kilo de café organique) contraint les paysans à chercher d’autres solutions ou à émigrer aux États-Unis pour fournir une main-d’œuvre bon marché aux fermiers nord-américains. Heureusement, les gens de Santiago Nuyoo n’ont pas délaissé leurs milpas et leurs cultures traditionnelles si bien qu’ils ne sont pas totalement assujettis au marché et qu’ils gardent une certaine marge de manœœuvre et une certaine autonomie.
Des jeunes du coin se sont organisés pour expérimenter d’autres voies. Ils ont créé une association dans ce but, la JOSAN (Jeunes organisés de Santiago Nuyoo). Ils sont une vingtaine ici, à Santiago ; plus de soixante-dix à Zaragoza. Depuis peu cette organisation fait partie du CIPO-RFM.
En compagnie de quelques jeunes nous sommes donc allés visiter ces jardins collectifs pris sur d’anciennes cultures de café ou cafetales.
Les jardins sont parfaitement entretenus, les jeunes ont enlevé tous les cailloux, ajouté ce qu’ils appellent de l’abono, de la terre provenant de la décomposition des feuilles, qu’ils ont été cherchée dans la forêt ; ils pensent faire du compost, car ils n’ont pas l’intention d’utiliser des fertilisants et des insecticides. Ils m’ont donné l’impression d’avoir bien étudié la question et ils tentent de trouver entre les plantes et les insectes un certain équilibre biologique. Ils n’ont pas encore toutes les réponses à leurs questions, leur fait défaut l’expérience et peut être l’aide d’un agronome qualifié. Le jardin potager n’est pas une tradition indigène, c’est une expérience tout à fait nouvelle pour eux. Ils connaissent quelques difficultés avec les plants de tomates qui se dessèchent et sont attaqués par je ne sais quel parasite. L’intérêt est qu’il s’agit là d’un travail collectif et qu’ils réfléchissent tous ensemble pour résoudre leurs problèmes, comme celui de l’eau, par exemple. Je repère des oignons, de la coriandre, des radis, des tomates, du chile...
Ils ont l’intention de vendre leurs légumes sur le marché local, puis sur le marché régional.
A. nous présente sa femme, C., et son fils de cinq mois, qu’il portera toute la journée suspendu dans un châle. Ils habitent tout en bas du village, pas très loin d’un torrent où nous nous sommes tous baignés en fin d’après-midi. C’est une cabane aux murs de bambous et au sol de terre battue arrangée avec soin, la cuisine est à part selon la coutume. Les parents d’A. vivent avec eux, ce qui est souvent le cas, encore que ce soit l’inverse, puisque se sont les jeunes qui viennent s’installer sur la terre des parents. A. cultive un petit jardin potager sur le côté de la maison, ce qui n’est pas courant, et élève deux cochons, ce qui est plus dans les mœurs. Milpas, cafetales et bananiers s’étendent sur la pente, assez abrupte, qui descend vers le fond de la vallée. L’ensemble est assez idyllique et évoque pour moi Rousseau et ses considérations sur les mœurs « naturelles »de l’homme. C., l’épouse, qui est de la région de la Costa de Veracruz, semble se plaire et s’épanouir dans cet environnement nouveau pour elle.
Nous parcourons le petit marché qui se tient tous les dimanches dans le village et qui est l’occasion pour les paysans d’alentour de se retrouver et d’échanger des produits, la plupart du temps sans passer par l’argent, plutôt par le jeu de la réciprocité. A. nous présente à l’« ancien » qui ne fait aucune difficulté pour nous raconter (en mixtèque, traduit par notre guide) les légendes très anciennes concernant deux lieux sacrés du village, « la casa de la luna » et « la casa de la lluvia » (« la maison de la lune » et « la maison de la pluie ») ; ce sont deux grottes qui se trouvent dans la montagne et qui étaient autrefois lieux d’un culte préhispanique de la part des habitants, elles le sont toujours, mais avec moins de vigueur.
La maison de la pluie est une grotte assez profonde, environ 50 mètres, au centre de laquelle tombe, quelque soit l’époque de l’année, une goutte d’eau. Tout au début, les gens de la région n’y ont pas trop prêté attention, ils se sont contentés de placer sur le sol de vieilles marmites pour les embellir des éclats de calcaire laissés par la goutte d’eau. Un jour, est arrivé dans la montagne un berger à la tête d’un vaste troupeau de moutons, plus de mille brebis, c’était un homme riche et puissant, un seigneur. Il s’est moqué de cette habitude, de ce jeu innocent qui consistait à mettre une marmite sous la goutte d’eau qui, régulièrement, tombait de la voûte de la caverne, et il a donné un vigoureux coup de pied dans le récipient. Aussitôt s’est déclenchée une épouvantable tempête, le ciel s’est soudain obscurci d’énormes nuages noirs et la foudre de l’orage s’est abattue sur la région. L’homme a perdu tout son troupeau. Les gens ont alors compris que c’était là la maison de la pluie. Depuis lors ils lui rendent un culte en lui apportant régulièrement des offrandes.
La légende de la maison de la lune, qui se trouve à proximité du village (d’où son nom, Nuyoo, visage de la lune) est plus brève. Une nuit, les habitants du village ont remarqué qu’il émanait de cette grotte une lumière blanchâtre, profonde et intense tout à la fois, comparable à celle de la pleine lune ; intrigués, ils se sont rendus à la grotte et ont pénétré à l’intérieur. Ils ont alors remarqué sur la paroi du fond, dessiné en relief, le visage de la lune, c’est de là que provenait la mystérieuse lumière.
Nous sommes allés pique-niquer dans la montagne au pied d’une cascade gigantesque... Ce fut réellement une journée dominicale, passée dans l’agréable compagnie d’A., de C., d’Ag. et de M., plus le bébé. M. est un indigène taciturne avec des pieds énormes, il s’anime quand la discussion l’intéresse, son visage s’éclaire alors et laisse entrevoir une intelligence éveillée et pénétrante, puis il se referme comme une huître dans la coquille de sa force brute.
Le soir, nous assistons à la réunion de la jeune, et moins jeune, équipe de la JOSAN. Réunion bien huilée où chacun parle à l’aise et est écouté avec attention. Il y fut question de l’assemblée de Tlaxiaco, ceux qui y ont été rendant compte aux autres de ce qui y fut discuté. Loin d’être une organisation purement politique, le CIPO prend racine dans des activités d’échanges pratiques ; il fonctionne un peu à la manière des tontines africaines, l’argent des cotisations est prêté aux associations membres qui en font la demande afin de développer des activités collectives, comme les jardins, l’artisanat et autres projets ; l’intérêt, qui est de l’ordre de 2 à 5 %, est ensuite réparti équitablement entre toutes les organisations.
Cette base pratique donne incontestablement au CIPO une cohésion interne exceptionnelle : tous se sentent solidaires de l’échec ou de la réussite du projet des autres. Cette cohésion s’est manifestée le 20 novembre dernier, jour anniversaire de la révolution mexicaine, quand ils se sont opposés au défilé officiel pour rendre hommage à Ricardo Flores Magón et à son esprit libertaire. Né dans les montagnes de la Mazatéqua, Ricardo Flores Magón fut un théoricien libertaire inspiré par les mœurs communautaires. Il a joué un rôle important au moment de la révolution zapatiste au début du XXe siècle. Il fut emprisonné et assassiné par les autorités des États Unis.
Ils étaient 1 400 environ partagés en deux groupes de 700 (3 000 au moins, me disent-ils avec enthousiasme en me montrant des photos). Dans un premier temps, ils se sont affrontés violemment aux forces de l’ordre puis, quand ils ont compris, vu le déploiement de la police et la présence de l’armée, que le gouvernement les attendait et désirait l’affrontement, ils ont changé de tactique. « Il était clair que nous nous trouvions face à une provocation. » Ils décidèrent alors de rompre le barrage de flics qui les empêchait d’atteindre le défilé, mais avec des fleurs. Ils achetèrent beaucoup de marguerites blanches, que les femmes, les enfants et les anciens commencèrent à offrir aux soldats et aux flics. Les policiers restèrent stupéfaits : comment frapper ceux qui passent les haies métalliques pour nous offrir des fleurs ! Décidément, le nom même de Flores Magón inspire de belles réponses.
Il y avait autrefois à Oaxaca une statue de Flores Magón que les derniers gouverneurs ont fait enlever. Ils exigent qu’elle soit remise au centre d’une place portant son nom. « Si le gouvernement ne le fait pas, nous le ferons nous-mêmes par la pratique du tequio (travail collectif d’intérêt général). »
Il y fut aussi question de Lucio Cabañas (ancien instituteur qui fut à la tête d’un important mouvement armé paysan dans le Guerrero au cours des années 1970), « el luchador social », que certains opposent à l’EPR (Armée populaire révolutionnaire) actuelle. L’ancien gouverneur d’Oaxaca Carrasco a pris prétexte de l’apparition en 1996 de l’EPR pour organiser une véritable chasse aux sorcières des leaders sociaux et mener une répression féroce contre les organisations indigènes ou toute autre forme d’organisation sociale autonome, comme ce fut le cas à Loxicha. Carrasco y a gagné ses galons de ministre de l’intérieur du gouvernement de Zedillo. En effet le moment était crucial en 1996, il fallait frapper fort et vite afin d’éviter à tout prix que le mouvement zapatiste ne s’étende à d’autres États comme Oaxaca et Guerrero. « Il lui a été facile de payer largement des individus sans scrupule ou de faire intervenir des commandos, pour attaquer la police et l’armée à la Crucecita-Huatulco, ce qui lui a donné le prétexte qu’il cherchait. » Quoi qu’il en soit, l’EPR en défiant le pouvoir sur le terrain de l’État prête le flanc à ce genre de provocation, disons que Carrasco a réagi avec opportunité quand l’occasion qu’il attendait s’est présentée.
Au cours de cette réunion, les jeunes de la JOSAN ont décidé de se présenter ouvertement aux autorités traditionnelles et à la population. Ensuite il fut question de la fête de Zaragoza où ils comptent tenir un stand pour vendre des tacos. Sur ce, nous sommes allés nous coucher.
Lundi 11 décembre
Départ pour Zaragoza vers 9 heures, l’épouse a fait son apparition dans la cuisine, Mar. nous la présente, elle me paraît assez réservée, mais elle se détendra par la suite, il y a là sa mère qui s’acharne à faire des tortillas à longueur de matinée avant d’aller rejoindre son mari sur la milpa et la grand-mère qui vaque tranquillement à ses obsessions. Le fusil n’est plus dans la chambre.
En sa qualité de majordome, Mar. se charge de l’expédition pour Zaragoza. La banda de musica (le groupe musical) de Nuyoo va participer à la fête en l’honneur de la Vierge de Guadalupe patronne, avec saint Michel, de Zaragoza. Avoir deux patrons, la Virgen et San Miguel, c’était beaucoup pour une petite communauté, les habitants ont donc décidé de les unir et de les fêter en même temps, avec une petite préférence pour la Vierge, semble-t-il.
L’orchestre est chargé dans la bétaillère, le saxophoniste a déjà un coup dans le nez. Plus tard, dans la soirée, afin de se reposer un peu avant la cérémonie, il commettra l’erreur de coucher son saxophone à sa place, si bien que, l’heure venue de rendre hommage à la Vierge, son instrument de musique était frais et dispos, mais lui..., il était bien incapable d’en jouer. Son instrument lui fut gentiment confisqué par les autres musiciens et il est resté assis à leurs côtés sans jouer. À la fin de la cérémonie il eut droit ainsi que les autres musiciens et les « chanteurs » (los cantantes, ainsi sont désignés ceux et celles qui font les oraisons) à la distribution rituelle de nourriture comme si de rien n’était.
Une heure de piste à flanc de montagne pour atteindre après une descente abrupte et une montée tout aussi abrupte, Zaragoza. C’est un village sur un promontoire qui domine la vallée, l’endroit est magnifique, c’est une hauteur champêtre.
À notre arrivée nous sommes présentés à J., le cousin de Mar., il fait partie de l’équipe des jardins, c’est un jeune homme réservé mais curieux de notre langue et de nos mœurs, il s’applique à recopier dans un petit carnet, selon une phonétique toute personnelle, des mots français. Son père est un homme fier qui se tient droit, ce fut un des rares à être triste au moment du bal.
Nous sommes présentés au président de l’agence, Zaragoza est une agence de la commune de Nuyoo, qui est divisée en six agences municipales, chacune ayant une gestion relativement autonome. Nous sommes aussi présentés al agente (à l’agent) de la communauté, c’est une charge traditionnelle importante, l’agent s’occupe de l’entretien du village, des travaux d’intérêt collectif, des litiges, des procès-verbaux administratifs. Il est désigné pour un an par l’assemblée communautaire. C’est une charge lourde, pendant toute une année il se dévoue entièrement, et à ses frais, à la communauté ; durant ce laps de temps il ne peut se consacrer à sa milpa qui reste en friche, à moins que son père ou ses fils ne s’en occupent ; c’est donc quelqu’un de relativement aisé qui est choisi pour occuper cette charge ; le plus souvent, d’ailleurs, il est amené à emprunter de l’argent pour faire face à ses responsabilités. Ceux qui ne sont pas « riches » occupent des charges de moindres importances qui ne demandent pas un tel investissement en temps et en argent, comme celles de topiles ou ayudantes, ce sont eux qui apportent leur aide et leur appui à l’agent, quand le travail n’exige pas un effort collectif. Il y a deux autres charges importantes, celle du « comité » et celle du mayordomo. Celui qui est chargé du « comité » s’occupe de l’entretien de l’école et de toutes les affaires concernant les activités scolaires en relation avec la communauté. El mayordomo est responsable des fêtes religieuses. Nous lui rendons visite. Avec l’aide de toute sa famille, de sa femme et de ses filles surtout, il reçoit les invités à qui il offre le boire et le manger. Manu a eu la bonne idée d’acheter à Tlaxiaco des feux de Bengale en prévision de cette fête, nous les lui donnons. La coutume veut que chaque invité apporte quelque chose, plat cuisiné, fruit, caisse de soda, qu’il offre au majordome pour la fête. Celui-ci tient un compte rigoureux des contributions de chacun car, au cours des années qui vont suivre, il devra rendre peu à peu, mais scrupuleusement, ce qui lui a été apporté à cette occasion. C’est ce que nous précise le chauffeur de la communauté que nous retrouvons avec plaisir dans le village, sa caisse de soda sur les épaules.
L’équipe des jardins est importante ici et compte autour de 80 personnes, nous précise-t-on, hommes, femmes, jeunes et vieux, et c’est accompagnés d’un groupe imposant que nous nous rendons aux jardins. Ce sont des jardins en terrasse, la terre arable est retenue par une petite haie de bambous tressés les uns aux autres, qui s’ouvrent largement sur la vallée. Piments, oignons, coriandre, tomates, ail, persil, carottes, salades (dont ils lient les feuilles pour éviter qu’elles montent en graines), radis, navets... le jardin est plus varié et plus imposant que celui que nous avons visité à Santiago Nuyoo. Ils vont chercher l’eau, par un assemblage de tuyaux, jusqu’à 10 kilomètres, nous disent-ils ; mais cette eau risque de se tarir après quelques mois de sécheresse, ils auraient besoin d’une pompe pour faire monter l’eau de la rivière qui coule en contrebas. Un jeune me rebat les oreilles sur leurs besoins et nécessités comme s’il me prenait pour un fonctionnaire distributeur de prébende (nous en croiserons deux le lendemain à Nuyoo). Les autres sont beaucoup plus discrets, et fiers, semble-t-il, de ce qu’ils ont réalisé ensemble. Manu prend des photos de groupes. Nous déjeunons avec J. et un autre gars, quelques femmes qui se dédient à l’artisanat nous rejoignent, nous parlons du voyage en bateau, des rencontres et de l’exposition dont le press-book est consulté avec attention. Une « délégation » de femmes âgées avec à sa tête une grande femme osseuse, pantalons, couverture jetée sur les épaules, et sombrero, vient nous faire part de leur revendication : elles veulent entrer dans l’équipe de l’artisanat limitée aux moins de soixante-cinq ans, ce qui leur permettrait d’avoir une petite bourse de la part du gouvernement. Les autres femmes les soutiennent avec chaleur. Les copains du CIPO leur disent que la question a été réglée et qu’elles devraient pouvoir toucher leur bourse prochainement. Nous retrouverons cette grande femme avec son chapeau et sa couverture au milieu de la nuit exigeant de pouvoir entrer au bal sans payer, elle et ses copines ; elle a fini par avoir gain de cause, elle a pris sa première copine par la main et elles sont entrées sans demander leur reste. Avec leur chapeau sur la tête, les femmes de Nuyoo ne s’en laissent pas compter.
Compétition de basket entre les équipes venues des communautés alentour, danses traditionnelles exécutées par les élèves des écoles, quelques couacs dans la musique mais les danseurs jeunes ou très jeunes semblent habitués à ces contretemps fâcheux qui ne les bouleversent pas outre mesure, le « programme » s’avance peu à peu dans la nuit. C’est aussi dans la soirée qu’a lieu l’hommage à la Vierge de Guadalupe à l’intérieur de la maison du majordome qui en avait la garde jusqu’à présent. L’autel sur lequel se trouvent une petite statue de la Vierge ainsi que celle de saint Michel, toutes deux dans une cloche de verre, est décoré de fleurs et de palmes. Les femmes, pendant la soirée, ont confectionné tout un assemblage décoratif en piquant des fleurs roses et jaunes sur des baguettes de bois qui disparaissent sous la profusion de fleurs. Cette architecture florale, qu’elles apportent avec précaution sur une natte, accompagnera demain la pérégrination de la Vierge dans le village. À cette occasion, le majordome remettra solennellement les deux statues, dont il avait la charge, à son successeur.
Autour de l’autel, los cantantes prient et rendent hommage à la Vierge par des litanies en espagnol, ils sont accompagnés par le groupe musical qui se tient légèrement à l’écart, ensuite a lieu la distribution solennelle de nourriture dans des bols recouverts d’un empilement de grandes tortillas, cette nourriture est déposée au pied de chaque participant qui font cercle face à l’autel, comme une offrande à la divinité. La nuit est déjà bien avancée quand prend fin cette première partie de la fête, les habitants de la petite communauté de Zaragoza ayant contribué à sa réussite, sans affolement, chacun connaissant parfaitement le rôle qui lui était imparti.
Nous passons maintenant à la dernière phase, le bal. Cette partie m’a paru un peu surajoutée, comme l’irruption soudaine de la modernité dans la tradition. Un orchestre moderne gonflé de toute sa « sono » est érigé sur la cancha (terrain de basket qui est aussi la place du village) pendant qu’une équipe s’affaire à fermer la place par des tôles ondulées et des grillages, ne laissant plus qu’un étroit passage, le bal ne sera pas gratuit. C’est qu’il faut payer l’orchestre et la communauté n’en a pas les moyens, que ceux qui veulent danser paient, 20 pesos par adulte, 10 pesos par enfant. Nous nous trouvons tous rejetés à l’extérieur de la place dans l’étroitesse obscure des chemins qui la cernent.
Au début, les gens sont entrés au compte-gouttes, puis il y eut une vague de resquilleurs, finalement beaucoup n’ont pu résister au plaisir de danser et la cancha a fini par se remplir de danseurs impénitents et obstinés.
Quelques borrachos, ivres de nostalgie, errent et tournent en rond comme des âmes en peine dans la demi-obscurité qui nous sépare du lieu de l’allégresse, nous avons l’art, en notre qualité d’étrangers, de les attirer, nous écoutons avec la patience de celui qui est invité leur silence plein de mots trop lourds pour être prononcés. Nous partons à la fin du bal avec les amis de Santiago. À l’arrière de la bétaillère nous tanguons doucement entre lune et terre jusqu’à Nuyoo.
Mardi 12 décembre
Réunion avec les femmes de l’artisanat, nous nous présentons, le but de la JOSAN est de tenter de les impressionner par la multiplicité des liens qu’ils ont à travers le monde afin qu’elles s’engagent dans la bataille, c’est qu’elles sont nombreuses et vaillantes ! Elles jouent le jeu, mais se laissent-elles vraiment impressionner ? c’est une autre affaire.
Nous rendons visite au directeur du collège que nous avons rencontré à la fête, il parle français, ce qui est rare. À la fin du cycle, un tiers des élèves va à ce qui correspond à notre lycée, un autre tiers reste dans les communautés et le dernier tiers émigre, principalement aux États-Unis. Il est assez embarrassé au sujet de ses objectifs : doit-il orienter son enseignement afin d’appuyer ceux qui restent ou aider ceux qui émigrent ? Il est assez partagé sur la question, encore qu’il aimerait bien freiner le dépeuplement de la région. Les bâtiments sont répartis sur une esplanade en bas du village. Il y a un dortoir pour les garçons, un dortoir pour les filles, une cantine à 1 peso le repas et pas de pions.
Nous parlons à un groupe d’élèves de l’émigration en Europe, du voyage d’un bateau pour le Chiapas, et de notre projet d’échange.
À 1 heure, nous prenons congé de nos hôtes, nous reviendrons en janvier pour un atelier de dessin et de peinture avec tous ceux qui sont intéressés, petits et grands.
Nous arrivons à Oaxaca vers 7 heures du soir.
Mercredi 13 décembre
Nous retrouvons Oaxaca en pleine effervescence, une loi d’amnistie concernant les prisonniers de Loxicha vient d’être votée à la va-vite par le congrès de l’État d’Oaxaca, elle a surtout pour but de préserver l’impunité des tueurs et des bourreaux. Les prisonniers doivent reconnaître leur appartenance à l’EPR, ce qui signifie qu’ils ne peuvent plus porter plainte contre ceux qui les ont séquestrés et torturés. Bien qu’ils clament leur innocence, les prisonniers vont signer l’acte d’amnistie, car ils ont hâte de recouvrer la liberté. Il y a cependant des distinctions subtiles entre les différents chefs d’accusation, espérons qu’il n’y ait pas de chausse-trappes qui les attendent au détour de la loi.
Oaxaca, le 13 décembre 2000.
À Yves et à ses jardins,
Georges et Manu