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Les guerres d’Abensour

lundi 14 novembre 2016, par Freddy Gomez (Date de rédaction antérieure : 5 mai 2015).

Miguel Abensour
La Communauté politique des « tous uns »
Désir de liberté, désir d’utopie

Entretien avec Michel Enaudeau
Les Belles Lettres, Paris, 2014
402 pages

Vantons d’entrée la qualité du dialogue instauré par Michel Enaudeau dans cette conversation avec Miguel Abensour. Son questionnement restitue ce qui fait sans doute la principale singularité d’une pensée complexe toujours soucieuse de lier la critique sociale de la domination à la réévaluation d’une « tradition cachée » — l’expression est de Hannah Arendt —, celle d’une très ancienne perspective auto-émancipatrice que l’histoire a souvent vaincue mais qui porte encore, à travers l’écho de ses défaites, une irréductible part de rêve.

La nuit polaire

« Le temps de l’histoire n’est pas, pour Abensour, un matériau homogène et vide, il porte à tout jamais inscrit en lui, en dépit de l’oubli, les blessures du passé, les traces ineffaçables de la césure » (p. 372). Son histoire propre, celle qui le conduira à devenir philosophe, débute en 1939. Son enfance sera celle de beaucoup d’enfants juifs de sa génération. Il vivra caché à la campagne, dans les Pyrénées-Atlantiques. Il en parle peu, mais assez pour comprendre en quoi cette expérience des origines fut fondatrice. Il raconte aussi qu’à une étudiante d’origine algérienne qui lui demanda un jour pourquoi il était « toujours aussi critique, et parfois presque en guerre », Abensour ne sut quoi répondre quand, ajoute-t-il dans un même mouvement, il lui aurait suffi d’« invoquer [cette] enfance », ce temps de la « division entre “amis” et “ennemis” ».

C’est donc bien de là qu’il faut partir pour comprendre pourquoi Abensour s’attache avec une telle constance depuis qu’il philosophe à conjuguer désir de liberté et désir d’utopie. Et plus particulièrement, peut-être, d’un épisode précis qu’il révèle lui-même en fin d’ouvrage : la découverte, dans la bibliothèque paternelle, d’un livre de photos sur les camps nazis en même temps que les actes du procès de Nuremberg, où son père avait été interprète d’allemand. Le jeune Miguel a alors douze ans. « Ce livre, précise-t-il, m’a introduit soudain à un univers insoupçonné qui défiait toute pensée. Je me souviens des photos de déportés dont les regards m’interpellaient comme s’ils arrivaient d’une autre planète ; je me souviens de monceaux, de véritables tas de lunettes de plusieurs mètres de haut, images sensibles des massacres de masse. Ces images ne m’ont jamais quitté. Or, pour dire globalement les choses, je pense qu’un monde comme le nôtre où le capital domine tout, incapable par nature de se transformer et qui ne cesse de multiplier les “horizons indépassables”, l’économie, l’État, la finance, etc., un tel monde nous expose à des répétitions de la catastrophe » (p. 376).

La liaison est ainsi faite. Sans pathos. Elle précède de deux pages le rappel d’une époque qui se déclina sur le double mode de l’utopie émancipatrice et du plus grand malheur : « Chacun d’entre nous est marqué par l’état du monde qui a précédé sa naissance et par le monde où il naît, où il arrive. Je suis né en février 1939, six mois avant la déclaration de guerre et surtout au moment où les républicains espagnols vaincus par le fascisme franchissaient la frontière pour se réfugier en France où ils furent souvent enfermés dans des camps. Je me sens donc marqué par le désastre qui mit un terme à l’expérience révolutionnaire en Espagne, un désastre aggravé car la bureaucratie stalinienne, sous couvert d’aider le peuple espagnol, a tout fait pour liquider cette expérience tant Staline redoutait qu’une révolution puisse avoir lieu en Europe. Tel fut l’enjeu des journées de mai 1937 à Barcelone qui inaugurèrent la contre-révolution en Espagne. Bref, un monde crépusculaire allait s’enfoncer pour de longues années dans la nuit polaire » (p. 378). De cette nuit on ne saura rien de plus, mais on comprend qu’elle fut à l’origine de tout.

Une relative liberté

L’autre expérience marquante — des années de jeunesse, cette fois —, c’est la guerre d’Algérie que, sursitaire, Abensour ne fera pas, mais contre laquelle il se mobilisera activement. Il lui fallut attendre 1962, précise-t-il, pour qu’apparaisse le sentiment d’une « relative liberté ». Des Aurès à Budapest, la gauche a failli et le régime gaulliste, perçu comme variante de bonapartisme, a pris toute la place. En 1962, Abensour commence à enseigner la « science politique » à Dijon avec déjà cette volonté de porter une parole critique en enseignant à « penser par soi-même ». C’est le temps où il commence à s’interroger sur le social-historique comme « extériorité » de la philosophie et sur les questions que cette « extériorité » pose à la philosophie, mais aussi sur la démocratie comme « pouvoir avec les autres » et non « sur les autres ». L’époque, il est vrai, favorise, dans ses marges, une culture effervescente de la dissidence anticapitaliste et antibureaucratique. Abensour est un fidèle lecteur de Socialisme ou Barbarie. Il fonde — avec Hubert Tonka, Jean Baudrillard et René Lourau — la revue Utopie, commence à s’intéresser de près à Walter Benjamin et dépose un sujet de thèse sur la critique marxienne de l’utopie et le nouvel esprit utopique, que dirigera Gilles Deleuze.

Sur mai 68, Abensour reste aussi discret que possible puisqu’il n’en parle pas. Cette retenue peut étonner. L’événement est certes présent dans le récit des jours, mais toujours en creux, plutôt comme perspective ouverte sur de nouveaux possibles pour la pensée critique que comme césure. De l’année 1968 en revanche, on retient qu’Abensour a donné des cours, à l’été, à l’Université de Columbia de New York et qu’il y a approfondi la Théorie critique — École de Francfort —, dont il sera, quelques années plus tard, l’un des introducteurs en France, à travers la collection « Critique de la politique » (Payot) — dont il fut l’initiateur en 1974 et qui, faisant œuvre, a publié à ce jour quatre-vingt-six volumes indispensables. Derrière ce « titre marxien s’il en fut, il s’agissait, nous dit Abensour, de discerner et de dénoncer les formes de domination propres à notre siècle, d’autant plus pernicieuses et mystificatrices qu’elles se parent des apparences de la liberté et se donnent comme les voies de la libération » (p. 35). Universitaire — à Reims et Paris VII —, puis président du Collège de philosophie — qu’il qualifie d’« institution utopique » —, Abensour découvre, en ces fastes années de la pensée dissidente, Maximilien Rubel et Pierre Clastres. C’est aussi le temps où l’ancien lecteur de Socialisme ou Barbarie fréquente Lefort et Castoriadis « tout en étant complètement étranger à leurs querelles périodiques, toujours latentes » (p. 64). Avec eux, il participe à deux expériences éditoriales importantes : Textures (1972-1976) et Libre (1977-1980).

Le « furétisme » comme restauration

Les années 1980 furent funestes pour la pensée émancipatrice. Après la déferlante publicitaire de « nouveaux philosophes » jouant de l’effet Goulag pour vendre leur camelote conceptuelle — des « divertisseurs », dira d’eux Castoriadis — vient le temps de ce qu’Abensour appelle le « furétisme », une « variante de l’idéologie française qui sous la plume de François Furet trahit une résignation sans limites et une fatigue de la raison » (p. 25). « J’étais — et je suis toujours — très anti-Furet, insiste-t-il. À mes yeux, c’est le type même du thermidorien, c’est-à-dire de celui qui voit dans Thermidor l’entrée dans le règne de la liberté et qui ne veut pas ou ne peut pas y voir l’entrée dans le règne de l’affairisme et de la corruption qui contamineront la République tout au long de son histoire et jusqu’à nos jours » (pp. 25-26). Plus que le passé d’une illusion qui ne l’a jamais habitée et qui ne légitime donc, chez lui, aucun ralliement à l’ordre démocratique institué, c’est le présent d’une désillusion qu’éprouve Abensour. Celle qui naît de la constatation que, renonçant à « la perspective qui consiste à penser l’histoire en termes de classes et de luttes de classes », Claude Lefort va, nolens volens, glisser, vers l’idée « furétiste » que le 9-Thermidor aurait marqué « la résurgence de la liberté retrouvée, en un mot sa renaissance » (pp. 66-68). Dans le cas de Marcel Gauchet, autre participant de Textures et de Libre devenu « “furétiste” jusqu’en haut des oreilles » (p. 64), Abensour s’en montre visiblement moins marri. Comme si cette évolution était, pour le cas, prévisible. À ses yeux, Le problème reste Lefort. « Je n’ai jamais compris, déclare Abensour, comment quelqu’un qui avait dénoncé le mensonge et la mystification de l’URSS en tant que pays socialiste ait pu finir par désigner cette expérience historique par le nom de “communisme”. […] En l’occurrence, on aurait souhaité à Lefort un sens plus aigu de “la complication” » (p. 68) qui lui aurait peut-être évité d’opérer ce « passage dommageable » de Machiavel à Tocqueville et de résister, comme Castoriadis, à la montée en force d’une « philosophie de la restauration […] qui faisait allégrement son deuil de la question de l’émancipation ». Devenu idéologie dominante qui fera consensus de Luc Ferry à Claude Lefort, le « furétisme » sonne, pour Abensour, l’heure d’un double mouvement de déplacement de la philosophie politique vers l’insignifiance critique et d’adhésion de ses adeptes à l’esprit du temps, ce temps indistinctement démocratique où tout projet critique de caractère émancipateur finira par devenir suspect. Un temps qui est encore le nôtre, et probablement plus que jamais.

Le continent perdu de l’émancipation : fidélités

L’œuvre d’Abensour se caractérise par une indéfectible fidélité au projet qui fut le sien lors de la création, il y a plus de quarante ans, de la déjà citée collection « Critique de la politique ». Les ouvrages qu’elle publia inclurent longtemps une déclaration inaugurale signée de son nom, dont nous citerons cet extrait : « Outre son objet propre — la structure historique spécifique de la domination-esclavage —, la critique de la politique se définit : par le refus de la sociologie politique, en tant qu’instance de refoulement des questions critiques énoncées par la philosophie politique : prétendant édifier une science du politique, elle tend à faire de la politique une science ; par le choix d’un point de vue : écrire sur le politique du côté des dominés, de ceux d’en bas pour qui l’état d’exception est la règle ; par l’interrogation génialement formulée par La Boétie : pourquoi la majorité des opprimés ne se révolte-t-elle pas ? ». Malgré les très nombreux reculs de la pensée critique en ce presque demi-siècle, la réactivation du continent perdu de l’émancipation reste l’axe central de son travail philosophique. De La Boétie à Clastres, de Marx à William Morris, des auteurs de la Théorie critique à Arendt, de Benjamin à Levinas, Abensour cultive encore les fidélités, mais des fidélités qu’il croise, qu’il confronte en permanence — comme Horkheimer confrontait Marx à Schopenhauer, Adorno Marx à Nietzsche, Benjamin le matérialisme à la tradition juive. Pour trouver des passages, pour affiner les dispositifs critiques, pour pluraliser les approches autour de la question de l’émancipation.

La Boétie demeure, pour Abensour, celui qui a conçu « l’inconcevable » en faisant sienne, par inversion de la théorie alors classique de la domination, l’« inquiétante étrangeté » de la question politique. Contrairement à Machiavel admettant le désir de liberté du peuple ou à Spinoza définissant la servitude comme provenant d’une volonté extérieure au peuple, la « rupture laboétienne » relève d’un authentique défi au rationalisme. Opérant un retournement causal tout à fait inattendu, le Discours de la servitude volontaire émet une hypothèse — proprement scandaleuse en son temps et qui au fond le demeure — pouvant s’énoncer ainsi : en se soumettant d’eux-mêmes, volontairement, à leurs maîtres, les peuples ne sont pas abusés par eux ; ils s’abusent eux-mêmes. Admettre cette « complication » — le terme est d’Abensour —, ce n’est pas renoncer au désir de liberté, mais reconnaître sa fragilité, son possible dévoiement. Car la « servitude volontaire » — l’adhésion au « nom d’Un », le nom du maître, quel que soit le maître — peut s’insinuer dans tout processus d’émancipation par glissement du « tous uns » aux « tous un » Il suffit finalement que joue une fascination, ou un charme, ou une séduction, pour que le désir de liberté mute en désir de servitude. L’histoire est là pour le prouver, celle des révolutions en particulier.

Dans le Discours de la servitude volontaire, la « malencontre » — expression de l’ancien français signifiant « mauvaise rencontre » — est hissée au rang de concept. Il désigne ce moment de l’histoire où le peuple « quitte sa franchise et prend le joug », où l’homme — « seul né de vrai pour vivre franchement » — consent à l’assujettissement. Pour Pierre Clastres, qu’Abensour tient en très haute considération, cette « malencontre », c’est la naissance de l’État. Comme La Boétie en son temps, Clastres opère à son tour une « révolution copernicienne » (p. 71) en publiant La Société contre l’État. Quand la philosophie politique institutionnelle voit dans la naissance de l’État une manifestation de la rationalisation politico-sociale, un pas en avant vers la civilisation, Clastres y perçoit la preuve d’un effondrement de la « communauté des tous-uns ». C’est cette différence radicale de point de vue qui rend indispensable et « bouleversante » la lecture de Clastres, ne serait-ce que pour « entendre, nous dit Abensour, la bonne nouvelle que pendant des millénaires l’humanité a vécu dans des sociétés contre l’État, […] ou plutôt contre le surgissement d’un pouvoir politique séparé » (p. 76).

À La Boétie et Clastres, dont les œuvres constituent, par leurs effets de dévoilement, de puissantes machines de guerre conceptuelles contre Hobbes et son Léviathan, Abensour adjoint le phénoménologue Emmanuel Levinas pour avoir senti — mieux que tout autre peut-être, et en lien direct avec « une certaine tradition rabbinique » cultivant « la haine du pouvoir et de l’autorité » — « tous les effets de trouble et de dérangement » que porte en elle « l’intrigue an-archique ». Échappant à tout pouvoir, cette « an-archie » fonctionne comme un « au-delà de l’État » qui n’ouvrirait pas par nécessité sur sa disparition, mais plutôt sur la substitution du politique à l’étatique, de la communauté politique — la « vraie démocratie », selon Marx — au Léviathan hobbesien.

Là où Levinas parle d’« État de justice », Abensour préfère évoquer une « démocratie contre l’État » ou une « démocratie insurgeante », mais la filiation est claire. Car le principal, pour Abensour, c’est de faire en sorte « qu’il ne soit plus possible d’occulter la dimension antiétatique propre à la démocratie » (p. 136) en inscrivant cette « communauté politique des “tous uns” » dans sa généalogie : la Commune de Paris, la révolution allemande de 1918 à 1923, la révolution espagnole, l’opposition ouvrière en URSS, le mouvement des conseils de la révolution hongroise de 1956. « Il s’agit, note Abensour, d’une tradition en partie cachée, occultée, dont il reste à écrire l’histoire qui comprendrait un chapitre essentiel quant à l’ambivalence des révolutions. En effet, les révolutions peuvent contribuer à façonner et à renforcer l’État et, dans le même temps, elles suscitent la naissance d’une autre forme de communauté politique, radicalement opposée à l’État en tant que forme et pratiques, de ce qu’Oskar Anweiler appelle, dans Les Soviets en Russie, “la révolution communaliste” » (p. 147).

La politique contre la domination

Au paradigme de l’ordre, défini « comme une organisation de la domination qui entend se soustraire à l’épreuve du temps et du changement que celui-ci est susceptible d’apporter » (p. 94), Abensour substitue celui du lien, du lien politique. Dans un cas, celui de l’ordre, il s’agit « d’un pouvoir sur les hommes » ; dans l’autre, celui du lien, d’un « pouvoir entre et avec les hommes », d’une « puissance d’agir » pour parler comme Spinoza. Apparue dans la Grèce antique, la politique avait pour principale fonction de combattre les dominations séculaires. Depuis, elle est ce lieu de résistance par excellence à la domination. C’est donc à maintenir la différence fondamentale entre politique et domination qu’il faut s’employer, ne serait-ce que pour éviter des mésinterprétations historiques comme celle, fort répandue, qui voit dans le « totalitarisme » un « excès de politique » (confondue ici avec l’idéologie). « La domination totalitaire, précise avec force Abensour, se manifeste et se déploie comme une entreprise déterminée et terrifiante de destruction de la politique : destruction de la citoyenneté, destruction de l’espace public, destruction de l’espace politique et, à travers toutes ces destructions, destruction de ce que Hannah Arendt appelle la condition ontologique de la pluralité » (p. 374).

Abensour précise avec raison que la critique du totalitarisme d’Arendt, « d’ordre philosophique, […] plonge ses racines, non dans le libéralisme, mais dans la critique du bolchevisme telle qu’elle fut formulée très tôt par la gauche allemande » (p. 161) et que, ce faisant, nul ne saurait être autorisé à « rapprocher la critique arendtienne de celle de Raymond Aron ». À lire Abensour, palpable est l’admiration qu’il ressent pour l’œuvre d’Arendt. Elle constitua en tout cas, à ses yeux, l’un des plus solides points d’appui pour résister à l’esprit philosophique d’un temps saturé d’althussérisme, de fonctionnalisme et de poststructuralisme. Mais, au-delà de ces considérations, ce qui fonde cette admiration, c’est la découverte, en 1978, dans sa version anglaise, d’un texte d’Arendt de 1944 — « Zionism Reconsidered » [1] — qui, pour lui, reste exemplaire d’une pensée critique capable, sur un sujet aussi brûlant et explosif que la question palestinienne, de faire preuve tout à la fois de « réalisme » et de « don-quichottisme ». Résumée par ses soins, sa position éthique peut s’énoncer ainsi : « Le peuple juif exposé en permanence à la blessure de l’exil ne peut, au nom de la persévérance de son être, contribuer à créer une nouvelle catégorie d’exilés » (p. 164). Elle lui vaudra les foudres de Scholem et Blumenfeld, ses amis les plus proches, mais elle n’en variera pas. Esprit libre et indépendant, Arendt savait être « une dissidente indomptable et incontrôlable » (p. 165).

L’un des principaux mérites de la Théorie critique fut, pour Abensour, d’avoir pensé la domination dans des frontières beaucoup plus larges que celles tracées par le marxisme de son temps. « S’il est vrai, note-t-il, que l’exploitation peut découler de la domination d’une classe dominante, s’il est non moins vrai que tout phénomène d’exploitation contient une dimension de domination, il n’en existe pas moins des phénomènes de domination qui naissent à l’extérieur du champ économique et prennent leur origine dans un champ strictement politique, par exemple la domination d’un parti, d’une bureaucratie, ou d’une classe bureaucratique » (p. 214). En pensant les spécificités des phénomènes de domination et en les analysant de manière différenciée, les théoriciens de l’École de Francfort ont fécondé, « dans ses manifestations les plus diverses », une « critique de la modernité […] orientée à l’émancipation » (p. 244). Appliqué à « la naissance à l’Est d’une formation sociale originale, issue des révolutions ouvrières et paysannes », cette méthode critique a permis aux membres du cercle de Francfort d’en saisir très vite la « propre logique bureaucratique » (p. 229). On peut donc aisément rejoindre Abensour quand il dit que « la critique de la domination totale est née dans la gauche allemande, au cours des années 1930, et non pas au moment de la guerre froide, chez les libéraux » (p. 258).

Désir d’utopie, éloge des guetteurs

La principale critique que Marx adressa à l’utopie — ou aux courants utopiques du socialisme de son temps — tenait, précise Abensour, à son « défaut d’historicité ». Le même Marx, ajoute-t-il, définissait sa pensée comme relevant du « communisme critique » — et non du « socialisme scientifique », cercle vertueux dans lequel, post mortem, l’enfermera Engels. Pour Marx, le scientisme (la « science sociale ») se situait, au contraire, du côté de l’utopie de son temps. À la même échelle que son « refus de l’histoire ». Toutes choses, rappelle Abensour, que Debord comprit sans doute mieux que d’autres interprètes de la pensée marxienne lorsqu’il écrivit, dans La Société du spectacle : « Les courants utopiques du socialisme, quoique fondés eux-mêmes historiquement dans la critique de l’organisation sociale existante, peuvent être justement qualifiés d’utopistes dans la mesure où ils refusent l’histoire — c’est-à-dire la lutte réelle en cours, aussi bien que le mouvement du temps au-delà de la perfection immuable de leur image de la société heureuse — mais non parce qu’ils refuseraient la science. Les penseurs utopistes sont au contraire entièrement dominés par la pensée scientifique, telle qu’elle s’était imposée dans les siècles précédents… [2] »

Pour Abensour, William Morris (1834-1896), socialiste inclassable et homme de fort tempérament, se situe indéniablement dans la perspective marxienne d’une utopie positive, inventive, mais relevant du mouvement général de l’émancipation. L’imagination dont il fait preuve dans Nouvelles de nulle part participe, à la fois et dans un même temps, d’un mouvement de l’histoire, et non hors de l’histoire, et d’une « poésie de l’avenir » pour reprendre les mots de Marx. C’est ce double mouvement qu’Ernst Bloch définit si bien dans Le Principe Espérance quand il écrit : « Il ne faut pas que le rêve stagne, cela ne mène à rien de bon. Dès qu’il se tourne vers l’avant, il est d’une tout autre trempe. » La grande originalité de Morris fut sans doute, note Abensour, de porter atteinte à la « doctrine du progrès » en jouant, « en mode romantique », du « merveilleux contre la clôture du modèle juridico-politique » (p. 317). Au grand scandale des progressistes de son temps — les Fabiens, convaincus de nager dans le sens de l’histoire —, Morris se situe, avec son « ère du repos », dans « la sphère vaporeuse de la non-histoire », pour reprendre la phraséologie de Nietzsche. « Avec “l’ère du repos”, écrit Abensour, on ne passe pas à un stade supérieur, on n’hérite pas, on ne travaille plus à se défaire des stigmates de la société capitaliste, on oublie, on émigre ailleurs. Bref, on sort de l’histoire, on met un terme à ce qui en constitue la trame. On refait un nouveau corps, une nouvelle sensibilité, un nouvel entendement » (p. 317). Rien de pastoral, pourtant, dans cette perspective utopique résolument anti-progressiste, rien à voir avoir l’utopie close à la Cabet du Voyage en Icarie. Car Morris sait bien que cette « ère du repos » ne pourra « prendre son envol que sur le terrain d’une société communiste, ou d’une société ayant déjà atteint un état de satisfaction de l’ensemble des besoins fondamentaux » (p. 317). Inauguré par Morris, ce « nouvel esprit utopique » ne prétend pas « assigner des buts “vrais” ou “justes” » au désir d’utopie ; il tend à l’« éduquer » pour « lui ouvrir une voie ». Les mots d’Abensour le situent trop bien pour en chercher d’autres : « Il faut enseigner au désir à désirer, à désirer mieux, surtout à désirer autrement. Briser la chape de plomb, remédier à la faiblesse d’appétence, libérer les oiseaux de feu du désir, laisser libre cours au sentiment de l’aventure. “L’ère du repos” vaut comme initiation à une conversion du désir, à sa transfiguration qualitative, comme si, au-delà de l’abandon du principe de renoncement, l’ère du repos permettait au désir de se libérer de sa tendance à l’avidité, de tout modèle de plénitude qui reste dans la dépendance de l’attitude prédatrice, telle qu’elle transparaît dans le concept bourgeois de nature » (p. 322).

Le « nouvel esprit utopique » doit donc être conçu, nous dit Abensour, « comme nouant un rapport critique à la dialectique de l’émancipation, c’est-à-dire au mouvement paradoxal par lequel l’émancipation moderne se renverse en son contraire et donne naissance à de nouvelles formes de domination et d’oppression, en dépit de son intentionnalité émancipatrice de départ » (p. 330). Si la Théorie critique joua un rôle essentiel sur ce terrain, notamment Adorno et Horkheimer avec leur Dialectique de la raison, Abensour accorde une place particulière à Walter Benjamin pour avoir élaboré « la pensée la plus aiguë d’une dialectique de l’émancipation rapportée aux utopies ». Pour Abensour, Benjamin demeure « “un guetteur de rêves”, celui qui, loin de se laisser éblouir par l’envol imaginatif des grandes utopies, reste aux aguets et veille à ce que le nouveau de l’utopie ne vienne pas nourrir le retour du même ». Car il s’agit toujours pour lui de « séparer l’utopie du mythe » (p. 333). Dans Sur le concept d’histoire, son dernier texte, Benjamin se livre à un « véritable exercice spirituel au seuil de l’abîme », en luttant « sur plusieurs fronts à la fois : pour un nouveau concept d’histoire, pour un nouveau projet d’émancipation, pour une autre pensée de l’utopie » (p. 334).

Au terme de la lecture de ces entretiens, on se dit qu’on vient de traverser un temps de la pensée vivante, subtile, créatrice, un temps très éloigné de ce présent sans présence d’une impensée post-moderne aussi galopante qu’indifférente aux mouvements de l’histoire. Miguel Abensour a sans doute le culte des affinités électives. Il préfère, à l’évidence, la compagnie de ses grands absents à celle de la contemporanéité philosophique, ce en quoi il a bien raison. C’est précisément parce que le temps travaille en défaveur de la pensée émancipatrice — ce que tout semble indiquer — qu’il ne faut pas perdre de vue l’invisible, cette « tradition cachée » si chère à Hannah Arendt — qui fut elle-même favorable, comme le rappelle opportunément l’auteur de ces entretiens, à une république des conseils. Dans cette basse époque où les hommes peinent chaque jour un peu plus à reconnaître et à nommer leur propre misère, la mélancolie historique reste sans doute la seule façon, non pas de porter le deuil de l’émancipation, mais de ne pas désarmer. C’est déjà ce que laissait entendre le génial William Morris, quand il écrivait, en un XIXe siècle finissant : « Je dois nécessairement me tourner vers les temps passés, et même les temps passés depuis très longtemps ; et croyez bien que je le fais avec l’objectif précis de vous montrer où se trouve l’espoir pour l’avenir, et non par simple et vain regret des jours qui ne peuvent plus revenir. » Les guerres d’Abensour, qui sont aussi les nôtres, continuent.

Freddy Gomez
À contretemps,
mai 2015.

Notes

[1Hannah Arendt, « Zionism Reconsidered », Menoreh Journal, octobre 1944, pp. 161-196. Texte repris in : Feldman, Ron H., The Jew as Paria : Jewish Identity and Politics in the Modern Age, New York, Grove Press, 1978. Première publication en français dans une traduction de S. Courtine-Denamy in : Auschwitz et Jérusalem ?, Paris, Deuxtemps Tierce, 1991.

[2Guy Debord, La Société du spectacle, thèse n° 83, Paris, Gallimard, Folio, 1992, p. 76.

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