« Miguel Kantun, de Lerma, est un ami de Canek.
Il lui écrit une lettre et lui envoie son fils pour qu’il en fasse un homme.
Canek lui répond en lui disant qu’il fera de son fils un Indien. »
Canek. Histoire et légende d’un héros maya
Ermilo Abreu Gómez
Ceci n’est pas un texte politique. C’est un texte sur les enfants zapatistes, sur ceux qui ont été, sur ceux qui sont et sur ceux qui viendront. C’est, par conséquent, un texte d’amour... et de guerre.
Les enfants peuvent produire guerres et amours, rencontres et ruptures. Magiciens imprévisibles et involontaires, les enfants jouent et créent le miroir que le monde des adultes évite et déteste. Ils ont le pouvoir de modifier leur environnement et de convertir, par exemple, un vieux hamac effiloché en un avion moderne, en une voiture pour aller à San Cristóbal de Las Casas. Un simple gribouillage tracé avec le stylo que la Mar leur donne à l’occasion leur fournit une rampe pour raconter une histoire compliquée où la « nuit dernière » recouvre des heures ou des mois, et le « au moment » peut vouloir dire « le siècle qui vient », où (qui en doute ?) eux et elles sont les héros et héroïnes. Et ils le sont, et pas seulement dans leurs histoires fictives, mais aussi et surtout parce qu’ils sont enfants indigènes dans les montagnes du Sud-Est mexicain.
Les cercles de l’Enfer de Dante sont au nombre de neuf. Neuf sont les prisons qui enferment les enfants indigènes au Mexique : la faim, l’ignorance, la maladie, le travail, les mauvais traitements, la pauvreté, la peur, l’oubli et la mort.
Dans les communautés indigènes du Chiapas, la dénutrition infantile atteint les quatre-vingts pour cent, soixante-douze pour cent des enfants n’arrivent même pas à terminer la première année de l’école primaire et dans tous les foyers indigènes les enfants, depuis l’âge de quatre ans, doivent couper et porter sur leur dos le bois pour pouvoir cuire leur repas. Pour rompre ces cercles, il faut beaucoup se battre, toujours, même depuis tout petit. Il faut lutter avec force. Parfois il faut faire une guerre, une guerre contre l’oubli.
J’ai dit que ceci est un texte sur les enfants qui ont été. Comme il en est des chevaux et des cavaliers qui disent « les dames d’abord », je commencerai par ce souvenir qui aspire à ne pas se répéter.
Il s’agit de la « Paticha ». J’ai déjà parlé d’elle auparavant et, à travers elle, de tous les enfants « non-nés » du Mexique souterrain.
On a beaucoup écrit, en bien ou en mal, sur les causes du soulèvement zapatiste. Je vais en profiter pour proposer ici un autre point de départ : les enfants « non-nés » zapatistes, c’est-à-dire une bonne partie des enfants zapatistes. Rare est la famille indigène au Mexique qui ne compte pas trois ou quatre enfants morts avant l’âge de cinq ans. Des milliers dans les montagnes du Sud-Est mexicain, des dizaines de milliers dans le débarras abandonné par la « modernité » gouvernante : les peuples indiens, les habitants originels de ces terres.
À moins de cinq ans, la Paticha mourut d’une fièvre. En quelques heures, la température brûla ses années et ses rêves.
Qui fut le responsable de sa mort ? Quelle conscience se fertilisa avec sa disparition ? Quel doute fut résolu ? Quelle peur fut vaincue ? Quel courage fleurit ? Quelle main s’arma ? Combien de morts comme celle de Paticha rendirent possible la guerre qui débuta en 1994 ?
Les questions sont importantes parce que la mort de la Paticha fut une mort obscure. J’ai dit auparavant qu’elle ne fut même pas considérée comme un décès car, pour le pouvoir, elle n’était jamais née. Mieux encore, l’enfant non-née appelée Paticha mourut dans l’obscurité de la nuit, dans l’oubli.
Cependant, des obscurités comme celle de sa mort sont celles qui ont illuminé la médiocre nuit de ce pays, en 1994...
I.
Et, en parlant d’obscurités fertiles, il doit y avoir une explication scientifique pour rendre compte du fait qu’un obscur nuage peut livrer passage à l’éclat puissant d’un éclair. Il y a beaucoup d’explications idéologiques, mais avant que l’homme ne rende compte, en cérémonies, livres et colloques, de la merveille d’une tourmente nocturne, l’obscur avait déjà produit de la clarté, la nuit avait déjà accouché du jour et le feu le plus féroce était devenu une haleine fraîche.
Ainsi, celle-ci est une aube particulièrement obscure. Cependant, pour surprendre les plus brillants météorologistes (ou simplement pour les contredire), à l’horizon de l’orient se déchirent des rayons, des branches sèches de lumière tombant de l’arbre lumineux que la nuit cache derrière son sillage. La nuit est ainsi un miroir noir, une ombre s’illuminant de jaune et d’orange. Un miroir. Le cadre est formé par les quatre points cardinaux d’un horizon qui monte et descend, bordé d’arbres et gris obscur. Un miroir vu par le côté obscur du miroir. Le côté obscur d’un miroir, avertissant de ce qui se trame derrière, comme une promesse...
Toutes les histoires sont peuplées d’ombres. Dans l’histoire zapatiste, nombreuses sont celles qui ont tracé notre lumière. Nous sommes remplis des pas d’une marche silencieuse qui, cependant, rendent possible le cri. Ils et elles sont nombreux et nombreuses à rester immobiles pour que le mouvement avance. Beaucoup de visages diffus qui permettent d’éclairer d’autres visages. Quelqu’un a dit que le zapatisme avait du succès parce qu’il savait tisser des réseaux. Bien, alors derrière nous se trouvent beaucoup de tisserandes aux mains agiles, d’une grande ingéniosité, aux pas prudents. Et, tandis que sur chaque nœud du réseau rebelle des oubliés du monde se lève une lumière incandescente et brève, elles tissent encore dans l’ombre de nouveaux traits et accolades...
Et en parlant de tisserandes et d’accolades, je me suis détaché de la tiédeur et de la fraîcheur de la Mar dans le lit, et je sors faire à peine quelques pas, dans ce matin où février réitère son délire et annonce l’arrivée du lièvre de mars. Ici tout près, où la montagne est le territoire de la nuit d’en bas, quelques vers luisants s’agitent avec la chaleur humide qui annonce la tourmente.
Une petite ombre sanglote près du hamac. Je m’approche jusqu’à distinguer un petit homme, boulot, moustachu et d’âge suffisamment mûr et potelé. Deux ailes de carton rouge en piteux état, une paire de petites cornes et une queue terminée en pointe de flèche le font ressembler à un diable.
Oui, un diable. Un diable assez mal en point. Un pauvre diable...
— « Pauvre diable » ton grand-père ! marmonne la toute petite figure.
Je ne me laisse pas démonter. Bien que ma tête et mes jambes me disent de courir loin d’ici, je suis l’homme de la maison (bon, de la hutte, mais je crois que vous me comprenez) et je ne dois pas abandonner la Mar, qui est la femme de la maison. Et puis tant de films de Pedro Infante m’imposent de garder la maison et, à cause de Martin Corona et Ici vient Martin Corona, je dois réfréner mon envie de partir en courant. Bien, au moins pas sans avertir la Mar avant, car, comme je l’ai déjà dit auparavant, c’est la femme de la maison dont je suis l’homme.
Ainsi je ne tente aucun « repli stratégique » et, comme toujours lorsque la terreur s’empare de moi, j’allume ma pipe et je parle. Je fais quelques commentaires oiseux sur le climat instable et, voyant qu’il n’y a pas de réponse, je m’aventure...
— Ainsi tu écoutes ce que je pense...
— Comme si tu le criais, répond le petit homme.
— Et ne m’appelle pas petit homme ! braille-t-il...
— Luzbel, appelle-moi Luzbel, se dépêche-t-il de préciser pour interrompre ma pensée.
— « Luzbel » ? Ça me dit quelque chose, ça me dit quelque chose. N’est-ce pas l’ange qui se rebella par orgueil contre le Dieu chrétien et qu’ils envoyèrent en enfer pour le punir ? dis-je d’un trait.
— Celui-là même. Mais il n’en fut pas ainsi. L’histoire, malheureux mortel, est écrite par les vainqueurs, Dieu dans ce cas. En réalité, ce qui se passa fut un problème de salaires et de conditions de travail. Un syndicat, aussi angélique soit-il, ne faisait pas partie des plans divins et Dieu décida donc de nous appliquer la clause d’exclusion. Les scribes mercenaires se chargèrent donc d’avilir notre juste lutte et ainsi nous fûmes... dit Luzbel s’installant pour s’asseoir au pied d’un huapac.
Je me rends compte alors combien il est petit, mais je ne dis rien. Je suppose que mon silence l’invitera à continuer de parler, et c’est en effet le cas, car Luzbel commence à raconter une histoire d’horreur et de cruauté monumentales, comme il sied à un diable. Son récit semble tragédie, comédie, ou compte rendu d’une bataille...
II.
Luzbel resta un moment silencieux... outre les étoiles d’en haut et celles d’en bas (les vers luisants donc), plus personne ne troublait la nuit alentour. Je rallumais ma pipe, plus pour me servir de la lumière du briquet afin de regarder la figure du diablotin que par envie de fumer. Neuf cercles de fumée sortirent du foyer de la pipe. Lorsque le dernier s’évanouit, il parla.
L’histoire que me conta Luzbel peut blesser la susceptibilité des bonnes et chrétiennes consciences, chose peu recommandable, surtout en ces temps où le haut clergé s’efforce de faire revenir en arrière les pendules de l’histoire. Mais comme je ne suis pas en compétition pour des indulgences et que j’ai déjà connu l’enfer que le pouvoir impose aux pauvres, je ne dois pas m’en préoccuper. En tout cas, je tiens à prévenir les lecteurs et à leur rappeler que je transcris seulement ce que Luzbel m’a raconté, à savoir :
« Le Dieu des riches et des livres était très satisfait avec le Traité de libre-commerce, le passage au premier monde, la globalisation économique et toutes ces balivernes qui, plus que produits divins, ressembleraient à l’enfer — bien que nous, les diables, ne serions pas capables de telles horreurs.
Bon, le fait est que Dieu avait assigné, comme c’est son rôle, un ange gardien à chacun des enfants de la génération du Traité de libre-commerce. Les anges ne sont pas beaucoup et le travail d’ange gardien d’enfants est très mal payé. Mais un dénommé Gabriel, leader charro et archange pour être plus précis, força le tableau d’avancement pour accomplir la quote-part. Il y eut des protestations, mais peu. Ainsi, chaque enfant du TLC avait son ange gardien.
Mais il s’avéra que vous, les zapatistes, vous êtes soulevés en armes ce 1er janvier 1994 et que vous avez tout modifié, même la mémoire divine. Parce que, en fait, voilà que Dieu ne se souvenait pas des enfants indigènes. Ce n’est pas qu’il ne voulait pas les prendre en compte ou pensait à se défaire d’eux, il ignorait simplement qu’ils existaient.
Le Dieu des livres et des riches est un patron comme tous les patrons, mais très à l’ancienne. C’est pourquoi il considéra que, tandis que le néolibéralisme se chargeait d’expédier dans l’autre monde tous les enfants zapatistes, il se devait, lui, de remplir ses fonctions divines et d’attribuer à chaque enfant zapatiste un ange gardien.
Mais, comme il n’y avait plus d’ange gardien disponible, il réhabilita alors des diablotins. Pour y arriver, il nous força à signer un traité commercial humiliant et préjudiciable à la diabolique souveraineté de l’Enfer. L’Enfer avait des problèmes économiques et le dénommé saint Pierre s’était servi de nos ennuis pour nous attribuer un crédit financier qui contenait, comme vous pouvez l’imaginer, une clause diabolique.
Bon, le fait est que Dieu pouvait disposer de la force de travail infernale à des conditions léonines et sans que cela affecte les restrictions migratoires que nous les diables nous subissons si nous traversons la frontière céleste. Sans presque nous en rendre compte, nous nous sommes subitement retrouvés transformés en salariés de dernière catégorie, employés sous les ordres de celui qui nous avait expulsés. » Luzbel fit une pause qui ressemblait davantage à un sanglot. Après il continua...
« Ainsi, depuis l’extraterritorialité de son pouvoir financier, Dieu nous mit au travail comme “anges gardiens” de ceux que, dans son euphorie premier-mondiste, il avait oubliés, les enfants zapatistes. Et maintenant, au lieu d’inciter au péché les bonnes consciences, de pervertir des âmes innocentes, de parrainer des leaders d’entreprise, d’“inspirer” le gouverneur paniste du Querétaro, de conseiller l’évêque Onésimo Cepeda ou de concevoir la campagne postélectorale de Fox, maintenant nous devons surveiller, dans des conditions de travail misérables, les enfants du souterrain.
Il en résulte que nous sommes “diables gardiens” !
Sérieusement ! Pour une paie lamentable, Dieu (qui, il ne faut pas l’oublier, est le Dieu de toute création, même de l’Enfer) nous oblige à garder les enfants zapatistes. Et penser qu’il y en a encore qui présume de la bonté divine !... »
III.
Luzbel se tut un instant et j’en profitais pour gribouiller quelques lettres. C’est que, si vous ne le croyez pas, moi aussi cela me surprit. Tellement qu’immédiatement j’écrivis à don Eduardo Galeano quelques lignes, pour qu’il raconte cela dans un de ses livres :
« Date : Débuts du troisième millénaire.
Don Galeano,
Dans le Mexique néolibéral du début du XXIe siècle, les enfants zapatistes sont si pauvres qu’ils n’obtiennent pas d’anges gardiens. À la place, ils emportent avec eux un diable, un diablotin gardien.
Dans les nuits de tourmente des montagnes du Sud-Est mexicain, les enfants prient : “Diablotin gardien, douce compagnie, ne m’abandonne pas, ni de nuit ni de jour”, et ainsi va...
Bien. Salutation et pas de maté.
Le Sup. »
(Fin de la lettre à Galeano.)
Bon, je ne perturberai pas davantage les chefs de rédaction avec plus de ponctuations de dialogue et je vais donc leur raconter d’une traite ce qui peinait ce « diable gardien ».
IV.
Il s’avéra que Luzbel fut nommé chef d’une escouade de « diables gardiens ». Je ne sais combien d’escouades sont nécessaires pour prendre soin de tous les enfants zapatistes (qui sont nombreux), mais Luzbel hérita d’un travail infernal, terrifiant, diabolique. Il devait prendre soin du Beto, de l’Heriberto, de l’Ismita, de l’Andulio, du Nabor, du Pedrito, de la Toñita, de la Eva, de la Chelita, de la Chagüa, de la Mariya, de la Regina, de la Yeniperr et, finalement, horreur des horreurs ! de l’Olivio et du Marcelo.
Lorsqu’il devint le « diable gardien » de Beto, Luzbel se désespéra. Et ce ne fut pas la vie agitée de cet enfant-soldat qui défiait de son lance-pierres aussi bien un véhicule blindé, type Hummer avec des lance-grenades, qu’un hélicoptère Black Hawk de la génération du TLC. Ce ne fut pas non plus la fatigue, due à la montée et à la descente des collines et des ravins, cherchant du bois pour le foyer de sa maison. Non, ce qui désespéra Luzbel (et lui fit demander son changement de poste) furent les questions du Beto.
Elle est si loin, la grande ville ? Est-elle plus grande qu’Ocosingo ? Combien mesure la mer ? À quoi sert tant d’eau ? Comment vivent les gens qui vivent dans la mer ? De quelle taille est le lance-pierres qui peut tuer un hélicoptère ? Si le soldat a sa maison et sa famille ailleurs, pourquoi vient-il nous prendre notre maison et nous persécuter jusqu’ici ? Si la mer est aussi grande que le ciel, pourquoi nous ne la retournons pas pour que les hélicoptères et les avions du gouvernement se noient ?
De telles questions furent celles qui motivèrent le changement de travail de Luzbel. Mais ce ne fut pas mieux, parce que alors ils l’assignèrent à la garde de l’Heriberto...
— Ce fut terrible, confessa Luzbel. Cet enfant hait l’école comme un secrétaire de l’éducation publique et les maîtres comme un leader syndical charro. Il préfère jouer et aller chasser des bonbons et des chocolats. Tu verrais comme il faut courir derrière lui lorsqu’il entend le bruit de l’emballage d’un bonbon !
De l’Heriberto, Luzbel passa à la surveillance de l’Ismita.
Luzbel me raconte qu’un jour el Ismita se mit en colère contre la Marikerr (ainsi se nomme la fillette, ne m’accusez pas) parce qu’il dit qu’elle avait rompu un rameau du nance (arbre fruitier) de l’Ismita. « Mais comment peut-elle le rompre, elle est si petite et l’arbre est si haut ? » Lui demanda Luzbel. « Elle s’y est pendue et lui a cassé une branche », dit l’Ismita en regardant avec réprobation la Marikerr qui s’était glissée subrepticement dans un assaut infantile de la boutique d’Aguascalientes. L’assaut fut organisé par Luzbel parce que, dit-il, « les enfants doivent se préparer à tout, même à être gouverneur ». Ismita doit aller sur ses dix ans, mais la dénutrition chronique lui a offert la stature d’un enfant de quatre ans. Ismita compense son manque de hauteur physique par sa grandeur morale. Non seulement il pardonna à Marikerr d’avoir rompu la branche de son nance, mais il l’invita aussi à partager le rafraîchissement et les galettes qu’il avait obtenus suite à l’assaut de la boutique. « C’est que personne ne l’invite », dit Ismita à Luzbel lorsque celui-ci le lui demanda.
La générosité ne provoque pas la passion de l’Enfer, c’est ainsi que Luzbel s’en fut protéger l’Andulio.
Après avoir beaucoup marché, Luzbel arriva à la maison de l’Andulio, celui au sourire qui brille. Nous avons connu l’Andulio en ces jours terribles de la persécution de 1995. Mai était un souffle chaud, brûlant jours et nuits, et l’Andulio commençait la journée en grimpant à un arbre, essayant d’imiter le chant du dindon. Il ne s’approchait pas beaucoup de nous, mais, un après-midi, nous avons découvert qu’il nous acceptait quand il demanda un magnétophone et, au rythme d’un corrido, se mit à danser. La Mar lui demanda alors, face à une affiche, où était le Sup. L’Andulio tituba et, une seconde après, se retourna et me désigna. Le Sup ne pouvait être sur l’affiche et dans l’encadrement de la porte au même moment, alors en me signalant en chair et en os, Andulio réitérait son matérialisme philosophique. J’ai oublié de dire que l’Andulio naquit sans mains, une malformation génétique lui laissa deux moignons au bout des bras.
— Cet enfant n’a pas de mains, mais un sourire trop angélique, dit Luzbel pour justifier son nouveau changement. Ainsi il partit vers le Nabor. Avec Nabor, ce ne fut pas mieux. Avec trois années sur le dos, le Nabor a une libido qui laisserait gêné Casanova. Luzbel ne faisait plus que rougir et s’en fut à une autre communauté. Il arriva ainsi à la communauté exilée de Guadalupe Tepeyac.
Dans cette communauté tojolabale, dont les membres avaient été dépossédés de leurs maisons par l’armée fédérale mexicaine, il devint « l’ange gardien », pardon, « le diable gardien » du Pedrito. Le Pedrito est un enfant guadalupano né en exil. Lorsque fut inaugurée la Première Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, sa mère le mit au jour. Avec trois années sur le dos, le Pedrito est l’ami de Lino, un autre enfant guadalupano. Lino est né le 9 février 1995 et avait à peine quelques heures de vie lorsqu’il fut expulsé de sa maison par les soldats.
Revenant au Pedrito, il s’avère qu’il ne veut pas aller à l’école. On l’a déjà menacé d’étudier son cas devant l’assemblée de la communauté, mais en vain. Je l’ai averti que s’il n’y allait pas j’allais le dénoncer dans un communiqué destiné au peuple du Mexique et aux peuples et gouvernements du monde. Le Pedrito est juste resté à me regarder, a rentré les épaules et a dit « envoyez-le, de toute façon je ne sais pas lire ». La Mar le défend en disant qu’il a à peine trois ans et Pedrito reste à la regarder et soupire amoureusement. Mais ceci est une autre histoire, nous sommes maintenant avec Luzbel surveillant le Pedrito.
Il s’avère qu’il arrive à Pedrito de jouer aux chevaux. Vous supposez bien si vous supposez qu’il advint à Luzbel d’être cheval. Et vous supposez bien si vous supposez que Luzbel renonça.
— C’est que cet enfant serre beaucoup la sangle, dit-il comme pour se justifier.
V.
Après Pedrito, Luzbel se décida à changer pour un genre plus paisible et décida de surveiller une fillette zapatiste : la Toñita.
La tendance de la Toñita à mépriser l’amour qui « pique beaucoup » ne préoccupait pas Luzbel (à mon grand scandale, il qualifia cette tendance de « salutaire »). Ni cela ni d’avoir été habilité comme poupée par une Toñita s’entêtant à lui couper les ailes.
— Tu n’aurais pas été le seul à qui on les aurait coupées, dis-je avec rancœur.
Le « diable gardien » supporta tout cela, mais ne put supporter de continuellement casser et recoller la petite tasse de thé qui est la vie des fillettes zapatistes...
C’est ainsi que le « diable gardien » de la Toñita renonça et s’en fut surveiller la Eva. Cela dura peu. À la dixième-quinzième fois qu’il vit L’École des vagabonds, avec Pedro Infante et Miroslava, il s’endormit et la Eva en profita pour lui broder quelques fleurs et un « Vive l’EZLN » sur les ailes. La honte fit émigrer Luzbel.
Après la Eva, suivit la Chelita. Une enfant brune de six ou sept ans et des yeux noirs comme des étoiles. Il arriva à Luzbel ce qui arrive à tous, lorsque la Chelita le vit, elle le laissa gelé (température peu adéquate pour un diable), le fit voler par les cieux (direction peu recommandable à cause de l’expulsion et cetera) et lui lança un « Ave Maria purissime ! » qui fut, cela oui, de trop. Ce fut comme si on lui arrachait l’âme, pardon, les ailes, lorsqu’ils lui retirèrent la surveillance de la Chelita et l’envoyèrent avec la Chagüa.
La Chagüa, comme son nom l’indique, ne s’appelle pas « Chagüa » mais Rosaura, mais jamais personne ne l’appelle par son nom. Elle doit avoir à peu près huit ans. Elle fait partie d’une petite bande d’enfants belliqueux dont le chef n’est pas un garçon, mais une fille, elle-même la Chagüa. Elle est la première et la plus rapide à grimper aux arbres pour attraper les cigales, elle est la plus féroce et précise dans les combats à coups de pierres et de boue, elle est la première à se lancer dans la bagarre et, jusqu’à maintenant, personne ne l’a entendue demander quartier. Cependant, lorsqu’elle s’approche de nous, quelque chose d’étrange se produit : la Chagüa est une enfant tendre et douce qui prend la Mar dans ses bras et lui demande de lui raconter un conte ou de la peigner ou rien de plus que de se blottir dans ses bras et de rester là silencieuse, soupirant de temps en temps.
Luzbel ne renonça pas à cause de la confusion que la « tendre furie » de la Chagüa lui créait, mais parce que dans une bagarre une grêle de pierres le toucha et que la bosse qui s’ensuivit lui laissa une troisième corne qui ne l’avantageait en rien. C’est ainsi que Luzbel partit surveiller une autre enfant, la Mariya.
La Mariya doit avoir environ sept ans et c’est elle qui a la plus grande adresse au lance-pierres dans son village. C’est ce que nous avons découvert, nous et le village, lors d’un de nos passages par ces terres.
Après avoir marché de nombreuses heures, la Mar et moi nous nous étions effondrés sur le linteau d’une hutte. Nous n’avions pas encore récupéré notre souffle, lorsque arrivèrent el Húber, el Saúl, el Pichito et un nombre indéterminé d’enfants aux noms également indéterminés. Tous portaient un lance-pierres et cherchaient quelqu’un de compétent pour juger qui avait la plus grande adresse. La Mariya était assise à côté de la Mar et ne disait rien. Sans me lever, j’organisais les tournois et je demandais de viser une boîte à dix pas de distance. Passèrent tous et chacun d’eux et la boîte était toujours à sa place.
Lorsque je demandais si tout le monde était passé, la Mar dit : « Il manque la Mariya. »
Au grand scandale de tous, la Mariya s’intégra au groupe et emprunta un lance-pierres.
Un murmure de désapprobation vibra dans le groupe de garçons (je n’étais pas parmi eux, non par féminisme, mais parce que je n’avais pas la force de me lever et de porter assistance à mon genre).
La Mariya dédia un rapide regard de mépris aux enfants et cela suffit pour les faire taire. Il régnait un silence qui tenait un peu de la moquerie et beaucoup de l’expectative...
La Mariya tendit le lance-pierres, ferma un œil à la façon dont l’enseignent les manuels de lance-pierres, tira et la boîte sauta dans un fracas métallique.
La Mariya et la Mar éclatèrent en un cri de joie : « Les femmes ont gagné ! »
Nous les garçons sommes restés stupéfaits, contrits et sur le flanc. « Ne vous inquiétez pas, leur dis-je pour les consoler, la prochaine fois faisons le concours sans la Mariya. » Je crois que je n’ai convaincu personne.
Luzbel était éduqué « à l’ancienne », c’est-à-dire : les lance-pierres ne sont pas pour les femmes. Ainsi il avait une, disons, « crise de conscience machiste » qui finit par crever lorsque la Mariya le battit au rude et (ex) viril sport de tirer les boîtes avec le lance-pierres. C’est ainsi que Luzbel s’en fut en un autre lieu.
Dans d’autres communautés, Luzbel surveilla Regina, une enfant de neuf ou dix ans qui se comporte comme si elle en avait trente. Mûre et responsable, Regina est sœur et mère de ses petits frères, garde du corps des insurgés, la meilleure tortillera du quartier et un soleil lorsqu’elle sourit. Malgré son expérience en brûlures infernales, Luzbel renonça quand il ne put plus supporter la brûlure des doigts en retournant les tortillas dans le comal.
— Ce n’était pas les brûlures, me déclara Luzbel, mais il fallait se lever à quatre heures du matin pour faire le feu, moudre le maïs et faire les tortillas. Et cela n’était que le début de la journée...
Ne pouvant dormir et avec les doigts brûlés, Luzbel partit surveiller la Yeniperr.
La Yeniperr est un excellent exemple de la victoire de l’oiseau sur la machine. Lorsque les hélicoptères survolent sa communauté, la Yeniperr leur galope après en les bombardant de questions. Devant des projectiles si fiers, les appareils belliqueux se retirent et la Yeniperr continue de voleter entre les tortolitas et les colibris. Lorsque la Yeniperr vole, elle s’égare, et elle n’a rien à craindre, à moins que les terribles Capirucho et Capirote ne soient dans les parages.
Avec la Yeniperr, Luzbel tint à peine quelques jours. Selon ce qu’il me raconta, ce ne fut pas la peur des hélicoptères et des avions gouvernementaux qui lui fit demander son changement de travail.
— C’est que jamais ça ne m’a trop réussi, de voler. C’est pour quelque chose je suis un ange tombé... dit Luzbel en se massant les fesses.
Jamais il n’aurait dû le faire, car ils lui assignèrent, à cause du manque de personnel, la tâche de surveiller deux enfants : l’Olivio et le Marcelo, c’est-à-dire, Capirucho et Capirote.
VI.
Olivio, ou l’autodénommé « sergent Capirucho », m’a confessé que, lorsqu’il sera grand, il sera « Sup ». « Et toi Sup, qu’est-ce que tu vas être ? » me demanda-t-il en sachant que l’accomplissement de son aspiration me laisserait sans emploi. « Moi ? dis-je pour gagner du temps, je vais être un cheval, un enfant cheval, et je vais m’en aller jusque là-bas, bien loin... » en lui montrant un point indéfini à l’horizon. « Tu peux être sergent », me consola Olivio tandis qu’il découvrait une petite tourterelle qui voletait ignorant les aspirations hiérarchiques du, aujourd’hui, Capirucho et le terrible lance-pierres qu’il portait à son cou.
« Caporal Capirote », répond Marcelo quand on lui demande comment il s’appelle. Sans aucune peine et peut-être en faisant usage du privilège militaire de son « grade », il entre où il veut et commence à chercher des bonbons, des chocolats, à raconter des histoires incroyables ou se met à épier les femmes quand elles se baignent.
L’Olivio et le Marcelo, Capirucho et Capirote. Ces deux enfants jouent à se surprendre mutuellement lorsqu’ils se mettent à dire des poésies. Quatre poèmes forment leur répertoire, et toujours ils s’arrangent pour les mélanger les uns avec les autres. Le résultat ? Peu importe si, à la fin, ils obtiennent une sucette ou un chocolat, s’ils peuvent dessiner des billes ou partir chasser, toujours infructueusement, des oiseaux quiscales. Capirucho et Capirote pensent qu’il n’y a pas de meilleur remède au manque d’affection qu’un bon quiscale à manger ensemble.
Ces deux nains, pardon, enfants, ont la batterie surchargée. Ils ont à peu près sept ans et étendent chaque jour leur rayon d’action. Entre épines et acahuales ils poursuivent l’erello (une espèce de salamandre de près d’un mètre de long), mais ne s’en approchent pas trop. Ils ont traîné Luzbel absolument partout, il a les ailes pleines d’épines et d’écorchures, ils lui ont rempli les poches de cailloux (pour le lance-pierres) et l’ont soûlé avec leur « blabla » constant. Les nuits ne lui suffisaient plus pour récupérer et, très tôt, il devait aller avec eux pêcher des coquillages, des crabes et des « crevettes », aller à la caféière, était piqué par des fourmis, des abeilles ou par quelque animal « sauvage » de la communauté, devait donner un coup de pied à un ballon dégonflé, manger tout ce qu’ils trouvaient à portée de main et à leur hauteur, et les écouter raconter des exploits qui ne leur étaient jamais arrivés. Mais ce qui déprimait le plus Luzbel est qu’ils le prenaient comme cible pour s’entraîner avec le lance-pierres.
Luzbel est déjà vieux, son âge remonte à la nuit des temps. Je ne dis pas cela pour vous tirer des larmes mais pour que vous compreniez. Je connais Capirucho et Capirote et je suis sûr que le travail de les surveiller laisserait Dieu lui-même épuisé (soit dit en passant, Il n’est plus jeune non plus !).
C’est pourquoi je ne fus pas surpris lorsque Luzbel me dit qu’il renonçait définitivement à surveiller les enfants zapatistes.
— Je préfère aller au Kosovo ou au Rwanda ou dans n’importe quel autre endroit où l’ONU accomplit sa mission de promouvoir des guerres, dit Luzbel en se redressant. Je suis sûr que là-bas il y a davantage de tranquillité.
Et, déjà en s’éloignant, il ajouta :
— Ou au diocèse d’Ecatepec ou à la chambre patronale mexicaine, ce qui revient au même. Là-bas, il y a de la corruption, des mensonges, des outrages, des vols et toutes ces méchancetés plus appropriées aux diables orthodoxes comme moi.
Je comprends le désespoir et la douleur de Luzbel. Je suis sûr qu’il aurait préféré ne jamais essayer d’organiser un syndicat angélique s’il avait su que, à un détour du temps, il allait devoir courir après ces enfants.
À la lumière d’un ver luisant, j’ajoutais un P-S à la lettre pour Eduardo Galeano :
« P-S QUI APPORTE PLUS DE RENSEIGNEMENTS.
Don Eduardo,
Dans les montagnes indigènes du Mexique, Dieu ne vit pas. Ni le Diable, même si on le paie... »
Il faisait presque jour, et c’est ainsi que je me séparais de Luzbel et revins avec la Mar.
VII.
La majorité des enfants zapatistes en exil de Guadalupe Tepeyac sont nés et ont grandi loin de leurs foyers. À la tête du gouvernement mexicain se trouve maintenant un autre parti politique et ces enfants continuent d’être pris en otages (maintenant par ceux qui s’autodénomment « promoteurs du changement ») pour nous imposer de nous rendre. Qu’est-ce qui a changé pour ces enfants ? L’histoire de leur village d’origine leur semble un conte, si loin dans le temps et dans l’espace qu’y revenir leur semble un voyage très long. Ce sont les mêmes calculs politiques mesquins et le même orgueil stupide qui les ont expulsés de leurs villages qui se refusent aujourd’hui à leur rendre ce qui leur appartient.
Non seulement dans ce village errant mais dans toutes les communautés zapatistes les enfants grandissent et deviennent des jeunes et des adultes au milieu d’une guerre. Mais, contrairement à ce que l’on peut penser, les enseignements qu’ils reçoivent de leurs peuples ne sont pas de haine et de vengeance et encore moins de désespérance et de tristesse. Non, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, les enfants grandissent en apprenant qu’« espérance » est une parole qui se prononce collectivement et apprennent à vivre la dignité et le respect des différences. Peut-être qu’une des différences de ces enfants avec ceux d’ailleurs est que ceux-ci apprennent depuis qu’ils sont petits à voir le lendemain.
Plus et encore plus d’enfants continueront de naître dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Ils seront zapatistes et, comme tels, n’arriveront pas à avoir un ange gardien. Nous, « pauvres diables », devront les protéger jusqu’à ce qu’ils soient grands. Grands comme nous, les zapatistes, les plus petits...
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, février 2001.