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Les cultures afro-cubaines

mardi 3 juillet 2018, par Patrice Banchereau

Les cultures afro-cubaines, que l’on qualifie à Cuba de « folkloriques » et en Occident de « traditionnelles », furent jusqu’à la fin du XIXe siècle celles des esclaves, puis au XXe siècle celles de leurs descendants. Elles sont aujourd’hui celles de tous les Cubains qu’ils soient noirs, blancs ou métis. On peut les qualifier de « créoles » tant elles se sont transformées, séparées de la matrice africaine, et sont devenues rapidement spécifiquement cubaines. Le terme « afro-cubain » peut prêter à confusion, puisqu’aux États-Unis (et par la suite en Europe) on l’a utilisé — et on l’utilise encore de manière erronée — pour qualifier les musiques « blanches » de Cuba, son, charanga et toutes leurs déclinaisons qui donneront naissance dans les années 1970 à la « salsa » qui est de toute la Caraïbe et sans doute née à New York, elle aussi de mélanges. Dans la musique afro-cubaine point d’instruments à cordes ni à vent, ni guitares, ni pianos, ni cuivres, ni contrebasses :

de la percussion (principalement des tambours),
du chant
et de la danse.

Ces trois éléments sont indissociables et d’égale importance. Si on distingue dans la grande île de Cuba environ cent styles de musique populaire (« blanche »), on trouve autant de variantes des musiques afro-cubaines, et il serait vain de les citer toutes ici. Certaines ont disparu, d’autres sont en voie de disparition ou ne se maintiennent que dans certaines villes ou parties de l’île. D’autres sont très vivantes et ne cessent de se transformer, tant les musiciens inventent de nouvelles façons de jouer. Les plus pratiquées sont généralement associées à des pratiques religieuses venues d’Afrique, aujourd’hui très répandues, officielles et (enfin) prises au sérieux par les instances gouvernementales. Certaines religions mélangent plusieurs influences, dont certaines issues de la culture religieuse — sinon spirituelle — occidentale. On pratique encore plusieurs langues africaines dans les différentes religions afro-cubaines, parfois l’espagnol dans différentes proportions, et même de la langue créole haïtienne dans laquelle on reconnaîtra beaucoup de mots français.

Il n’est pas rare que les Cubains pratiquent plusieurs religions en même temps. Certains considèreront que « c’est comme pour la télévision : plus on a de chaînes, plus on a de moyens de communication (spirituelle) ».Comme dans les sociétés africaines, on s’occupe d’abord de son bien-être spirituel qui permet de mieux vivre et de mieux apprendre à vivre, en devenant un nouvel individu, plus accompli (et donc plus respectable, plus en harmonie avec la société et avec lui-même et les siens). Accéder à un statut élevé d’initié religieux — ou de musicien de rituels — peut même devenir une activité professionnelle, principale ou secondaire.

Si aux États-Unis on vante les origines africaines du blues et du jazz, alors que l’on n’y trouve ni instrument, ni tradition religieuse, ni aucun élément de langue africaine, c’est bien parce que la répression des traditions culturelles des esclaves était totale. Les instruments des esclaves aux États-Unis étaient… le violon et le banjo ! En fait, dans les colonies protestantes d’Amérique, la répression était beaucoup plus grande que dans les colonies catholiques. C’est pour cela que dans les Antilles espagnoles, françaises et au Brésil (colonie portugaise) on trouve encore des langues, des tambours et des cultes venus d’Afrique. Des structures associatives pour les esclaves furent très tôt créées, appelées à Cuba « cabildos » (fondé en 1568, le Cabildo Changó, un cabildo lucumí, aurait été le premier). Ces institutions d’entraide où les esclaves régissaient tout, et se regroupaient par « nations » n’ont pas toujours eu la vie facile, surtout à l’époque où les États-Unis gouvernaient Cuba en sous-main. Mais c’est en grande partie grâce à ces institutions coloniales espagnoles que les esclaves purent maintenir leurs cultes, et donc leurs langues, leur musique et leurs danses.

Les cultes yoruba

Le XIXe siècle vit l’arrivée à Cuba d’un nombre croissant d’esclaves yoruba, dans les quatre provinces de l’ouest de l’île, principalement dans celles de La Havane et de Matanzas. Cependant dès le recensement de 1789 les Yoruba étaient majoritaires parmi les esclaves de Cuba. Ils sont originaires du quart sud-ouest du Nigeria, voire de certaines parties du Bénin et même du Togo. Ils possédaient des traditions culturelles et artistiques parmi les plus fascinantes du continent africain.

Ils furent longtemps connus à Cuba sous le nom de Lukumí. Sur les anciennes cartes d’Afrique on trouve parfois le nom Ulkumi ou Ulkami. Selon certaines sources, l’expression « olukumi », signifierait « mon ami ».

Durant l’époque coloniale, la religion des Lukumí engendra, au contact du catholicisme, un culte appelé « Regla de Ocha » ou plus péjorativement « santería » (la « sainterie »), dans lequel certaines divinités originelles ont été associées à des saints catholiques, parfois de manière libre, parfois contraints et forcés par l’administration coloniale.

Le panthéon yoruba comporte jusqu’à une centaine de divinités appelés Orichas (ou « Ochas »), dont une vingtaine de divinités plus importantes. De nombreuses légendes de tradition orale relatent leur histoire, leurs passions et leurs exploits, tant ils sont semblables aux humains. Comme les dieux grecs de l’Olympe, on les distingue par leurs pouvoirs naturels ou surnaturels, leurs symboles ou « attributs », leur nourriture, leurs jours de la semaine ou de l’année (selon à la fois les calendriers africain et catholique), leurs couleurs, leur musique, leurs prières, leurs danses et leurs chants spécifiques.

Chaque initié, « fils » ou « fille » d’un Oricha bénéficie de sa protection et portera un ou des colliers (et bracelets) de perles lui correspondant. L’Oricha n’est pas choisi par l’initié mais par les instances religieuses habilitées à consulter les oracles. Une religion séparée — la Regla de Ifá — avec ses prêtres-devins est également fondamentale et régit en quelque sorte les marches à suivre, dictées par les Orichas eux-mêmes. Mais la Regla de Ocha possède également ses propres formes de divination, considérées comme moins importantes hiérarchiquement qu’Ifá.

Communiquant également par le biais de la transe de possession, que seuls les initiés peuvent atteindre, les Orichas dispensent messages, bienfaits ou punitions aux membres de la société religieuse ou à toute personne en contact avec celle-ci. Les adeptes de la religion yoruba ont également un ou des esprits individuels qui sont souvent ceux des ancêtres, ou des parents disparus.

Olofí ou Olodumare, dieu suprême, est le Créateur du monde, et les Orichas ou Santos servent d’intermédiaires entre lui et les hommes. Parmi ceux-ci :

Eleguá, divinité de la destinée, présent aux carrefours et sur les chemins. Il ouvre la voie aux humains et est parfois associé au Niño de Atocha (l’Enfant saint d’Antioche), à saint Antoine de Padoue ou à l’Anima Sola (l’Âme solitaire du Purgatoire) ;
Ogún, divinité des métaux, guerrier et forgeron, associé à saint Pierre, ou san Pablo, saint Jean Baptiste, l’archange saint Michel, ou l’archange saint Raphaël ;
Ochosi, divinité de la chasse associée à saint Norbert ;
Osun, messager d’Obatalá, divinité guerrière associée à saint Joseph ou san Ramón ;
Inle, dieu-pêcheur, doué aussi de pouvoirs de guérison, associé à l’archange saint Raphaël ;
Babalú Ayé, divinité des maladies associée à saint Lazare, il correspond également à Asoyí (divinité arará), à Kobayende (divinité conga) et à Yerbe (divinité ganga-mandingue) ;
Oricha Oko, agriculteur, associé à san Isidro Labrador ;
Osáin, herboriste et guérisseur, possède le secret des plantes. On l’associe généralement à saint Sylvestre. Ses prêtres, les osainistes, sont chargés de cueillir et préparer les plantes pour de nombreuses utilisations ;
les Ibeyi (Taebo et Kainde), jumeaux mythiques yoruba associés à saint Cosme et saint Damien ;
Agayú, le géant-volcan, père de Changó, associé à saint Christophe, patron de La Havane ;
Changó, divinité de la musique (et donc des tambours), de la foudre et de la virilité, associé à sainte Barbe, il correspond également au Hebbioso arará, au Siete Rayos congo et au Mamba mandingue ;
Obatalá, roi des Orichas et divinité de la paix, associé à la Virgen de las Mercedes ;
Oduduá, ancêtre des Yoruba, associé à san Manuel ;
Obba, une des épouses de Changó, incarnant la fidélité conjugale et associée à sainte Rita ;
Yeggüá est en relation avec les morts et est associée à Nuestra Señora de los Desamparados, ou à la Virgen de los Dolores ;
Oyá, qui est en Afrique le fleuve Niger, déesse des vents et des tempêtes, autre femme de Changó, associée à la Virgen de la Candelaria, ou à la Virgén del Carmén, ou encore à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ;
Yemayá, déesse de la maternité et de la mer, associée à la Virgen de Regla, mère de beaucoup d’Orichas ;
Ochún, Oricha des rivières et de l’amour, associé à la Vierge de la Caridad del Cobre, patronne métisse de Cuba ;
Orula, divinité de l’oracle, associé à saint François d’Assise.

Les adeptes possèdent chez eux des autels où leur Oricha est physiquement présent, dans un otán (pierre consacrée) placé dans un réceptacle (soupière, chaudron, coffret, plat en terre cuite, etc., selon les Orichas) et entouré d’autres objets rituels symboliques. On y dépose des offrandes de nourriture, boisson, bougie, tabac, etc.

Chaque adepte ayant atteint au bout de quelques années le grade de santero (au milieu de l’échelle des initiations) pourra permettre à son Oricha d’habiter son corps via la transe de possession dans les cérémonies publiques nommées « toque de Santo », « tambor » ou « fiesta de Ocha ».

Il existe plusieurs catégories de « toques » yoruba : de batá, de güiro, ou de bembé. Les toques de Santo sont généralement accompagnés par trois tambours batá, au départ dans les villes puis dans les campagnes, et aujourd’hui dans tout Cuba. Les toques de güiro sont accompagnés par un ou deux tambours (aujourd’hui des congas), une guataca (lame de houe) servant de cloche et deux ou trois chekerés (calebasses munies de filets de perles, secouées et frappées), d’abord à la campagne puis à la ville et aujourd’hui également dans tout Cuba. Les toques de bembé, avec de deux à quatre tambours spécifiques (de bembé), parfois frappés avec des baguettes, parfois à mains nues, et une cloche. Il existe différentes formes de güiro et de bembé selon les régions de l’île. De même, deux grands styles originels de jeu existent sur les tambours batá, celui de La Havane et celui de Matanzas, et les deux se sont répandus dans l’île.

Ces pratiques rituelles yoruba très populaires à Cuba, avec leurs musiques et danses, se sont également exportées hors de l’île, aux États-Unis, au Venezuela, au Mexique, à Porto Rico, voire au Brésil, en Europe, etc.

Les tambours, les chants et la danse honorent, invoquent et appellent les Orichas et favorisent la transe de possession, phénomène courant reconnu (mais non expliqué) par la science. On loue, on formule des demandes, on remercie (et parfois on provoque en les insultant) les Orichas, afin de résoudre un problème, pour des funérailles, pour les esprits des morts et lors de certaines processions catholiques.

Les batá sont les tambours de Changó, mais on les joue pour toutes les divinités. Bimembranophones (deux peaux de tailles différentes) et en forme de sablier, ils sont souvent en bois de cèdre avec des peaux de chevreau (ou parfois de cerf). Posés horizontalement sur les genoux, ils sont frappés avec les mains nues (parfois à Matanzas avec un morceau de cuir sur la petite peau). La peau la plus large est l’enú (la bouche), la plus petite le chachá. Ils consistent par ordre décroissant en :

iyá (« mère » en yoruba, qualifiée également de « Mayor »), qui régit les rythmes, et possède une grande liberté d’interprétation, d’enjolivement et d’appels ;
itótele (ou segundo) qui répond aux appels d’iyá, qui possède une moindre liberté de variations ;
onkónkolo (ou omelé ou kónkolo) est le gardien du tempo et possède lui aussi dans certains cas une liberté de varier.

Chacune des extrémités d’iyá porte une ceinture de grelots (chaworo et chawori) qui enrichissent sa sonorité. L’ensemble des trois batá produit huit sons de hauteurs différentes sur les trois peaux (dix sons dans le style de Matanzas qui se joue avec d’autres techniques). De plus, la fabrication et la consécration de ces instruments obéit à des rituels précis, et les musiciens subissent une initiation spéciale à Añá, la divinité qui réside en eux.

Les chants et les danses de la santería illustrent parfois d’innombrables légendes. Les danses, expressives, mimétiques, variées et codifiées, évoquent la personnalité des Orichas. Celles de Yemayá, par exemple, imitent le mouvement de la mer, vagues, houle, tempête ou tourbillons. Celles de Changó sont élégantes et viriles, et contiennent les symboliques de la foudre, de la guerre ou de la séduction, voire des attitudes sexuelles. Celles de Babalú Ayé illustrent sa malédiction, son agonie et sa résurrection. Dans celles d’Eleguá, les attitudes caractéristiques illustrent souvent son caractère facétieux. La plupart de ces danses comportent des ondulations partant du bassin et se transmettent au torse, aux bras... Les danseurs une fois en transe, sont revêtus de costumes de cérémonie et des différents attributs, et évoluent devant les tambours.

Depuis les années 1940 des revues ont repris sur scène les musiques et les danses yoruba, souvent de façon anarchique, et immédiatement après la révolution de 1959 des ensembles folkloriques ont été créés, utilisant parfois la danse contemporaine. Des chorégraphies collectives ont été créées, qui s’inspirent des danses traditionnelles en grande partie individuelles, ainsi que des arrangements musicaux. Certains éléments du domaine de la scène (de « lo artístíco ») ont été repris dans les rituels (a « lo religioso »).

La santería est sans aucun doute la religion la plus pratiquée à Cuba, et s’est vulgarisée aujourd’hui à un tel point que des excès sont parfois constatés, tant les étrangers s’y intéressent. Ces débordements, pour des raisons souvent économiques, donnent lieu à des phénomènes qu’on nomme « santurismo » ou « ochatour ». Les anciens critiquent souvent ces transformations qui dénaturent parfois l’authenticité et l’éthique de la religion yoruba sous ses diverses formes.

Le culte abakua

On désigne à Cuba sous le nom de Carabalí (déformation de « Calabar ») les esclaves originaires de l’extrême sud du Nigeria (le long de la frontière camerounaise), sur la côte, entre la ville d’Old Calabar et le mont Cameroun. Cette zone où le littoral est essentiellement constitué de mangrove comporte d’innombrables bras de rivières et le principal moyen de transport a longtemps été le canoë. S’il a existé à Cuba de nombreux cabildos carabalí, dont il subsiste des traditions dans certaines parties de l’île comme à Matanzas (dans le Bríkamo), à Trinidad (dans certains aspects de la Tonada Trinitaria) et en Oriente (dans les Comparsas Carabalí), la plus célèbre des manifestations de la culture de ces esclaves est une « société à masques » longtemps dite « secrète » (elle n’a plus rien de secret depuis longtemps) : la société abakuá, qualifiée péjorativement de « ñañiga ». Cette confrérie fondée en 1936, réservée aux hommes, comparables à la franc-maçonnerie, a été la première religion afro-cubaine à intégrer des Métis et des Blancs, dès 1857 (bien que certains ne considèrent pas tout à fait ses cultes comme une religion à part entière). Ce que l’on appelle à Cuba « abakuá » est en fait le prolongement des sociétés Ékpe et Ngbe du Calabar.

C’est à Regla, village portuaire à l’époque séparé de La Havane, de l’autre côté de la baie que fut créée la première « loge » (ou potencia, ou juego) abakuá par des membres du Cabildo Carabali Apapá Efik. Regla était un endroit où étaient débarqués les esclaves, loin des yeux des habitants de La Havane, et à Regla vivaient de nombreux esclaves impropres « au service » (malades ou impotents), dans des baraques en bois. Pour avoir des lois internes strictes prévalant sur les lois officielles (pour les membres de la confrérie) et pour accueillir plus tard en leur sein des bourgeois blancs indépendantistes, la « secte » abakuá, qui ne se superpose pas au cadre légal des cabildos, fut accusée de nombreux crimes, puis interdite et persécutée.

S’il y a bien eu des Carabalí dans de nombreuses régions de l’île, la confrérie abakuá n’a pu s’implanter qu’à La Havane, Matanzas et Cárdenas (elle aussi un port, de petite taille, situé à l’est de Matanzas, cela à cause de lois internes limitant sa propagation.

Aujourd’hui une association abakuá officielle réunit toutes les loges et est reconnue par l’État cubain, qui recense 153 potencias, réunissant vingt mille membres, soit environ trois pour cent de la population mâle de Cuba. De nombreux abakuá ont émigré aux États-Unis, qui organiseront à l’été 2009 une sorte de fête-congrès en Floride. Des contacts ont été récemment renoués, grâce à l’ethnomusicologue américain Ivor Miller, entre les sociétés abakuá et la société ékpe du Calabar.

Le mythe fondateur d’Abakuá, qui est au centre des cultes, dont il existe plusieurs variantes, relate la légende d’une femme nommée Sikán, originaire de la tribu Efor originelle, probablement située au Cameroun, près de la frontière nigériane, qui alla chercher de l’eau à la rivière sacrée Odán. Elle y recueillit involontairement Tanze, un poisson surnaturel, messager d’Abasí, le dieu suprême. Sikán était peut-être membre d’une société secrète de femmes et révéla l’existence de Tanze-Ngbe et ses secrets aux hommes de sa tribu, puis à la tribu rivale des Efiks. Son père, le roi Iyambá (dans d’autres versions c’est Mokongo) s’empara de Tanze, dont la voix s’affaiblit et qui finit par mourir. Nasakó le magicien-sorcier finit par réussir à construire un tambour sacré (Ékue) pour reproduire cette voix et lui restituer sa vigueur. Le sang de Sikán nourrit le tambour sacré. Cette idée d’un pouvoir féminin récupéré par les hommes persiste dans les confréries du Calabar. Les potencias cubaines excluent rigoureusement les femmes et les homosexuels.

Les initiés abakuá se réunissent dans un lieu réservé à eux, le cuarto fambá. Leurs rites sont accompagnés, outre Ékue (tambour à friction) par des percussions, des chants, des tambours symboliques muets à plumeaux et par les danses sacrées des Íremes masqués, incarnant les nombreux personnages originels de la première société en Afrique et certains esprits de la nature. On peut assister à une partie des manifestations abakuá en dehors du cuarto fambá, à l’intérieur de la cour fermée qui entoure celui-ci. Des processions abakuá traversent, lors d’occasions spéciales, les villes de La Havane, Matanzas et Cárdenas.

Il existe trois types de potencias ou « rame » : Efó, Efí et Orú, et un autre secondaire, Eforí, qui n’existe qu’à La Havane. Les sociétés sont hiérarchiquement organisées et chacune comporte de nombreux grades, qui tous ont un rôle et peuvent également revêtir un costume d’Íreme, pour incarner le temps d’une transe de possession l’ancêtre originel correspondant à leur grade, et rejouer leur rôle historique : Iyambá (chef des potencias efó), Mokongo (chef des potencias efí), Isué (chef Orú), Isunekué (chef Eforí), Empegó, Ekueñón, Enkríkamo, Mosongo, Abasongo, Enkóboro, Eribangando, Enkanima, Nasakó, Moruá Yuansá, Ekumbre, Abasí, Emboko, Embákara, Amañanguí, Aberisun et Aberiñán, Kundiabón, Ibiandí, Enkandemo, Koifán, Moní-fambá, Kofumbre, Moní-bonkó et Sikán.

La société abakuá a difficilement admis que des groupes folkloriques reprennent sur scène leur art, bien que certains de leurs chants aient été enregistrés dans la musique de son dès les années 1920. Les groupes de rumba, apparus dans les années 1950, ont très tôt intégré la musique abakuá à leur répertoire. Dès les années 1960 des spectacles folkloriques ont mis en scène les mythes abakuá, ce qui a parfois créé des émeutes.

Les cultes congo

On désigne à Cuba sous le nom de « Congos » divers peuples d’origine bantoue issus de divers pays : Congo Brazzaville, Congo Kinshasa et Angola. Parlant diverses langues, ils furent principalement répartis dans les zones sucrières de l’île. Les esclaves congos se livraient à des rites magiques, jetant des sorts à leurs tortionnaires blancs, et le dimanche dans les baraques des plantations où ils logeaient, ils se réunissaient pour chanter et danser au son de leurs tambours. Lydia Cabrera a recensé à Cuba plus de trente noms de nations congos différentes.

Si les Abakuá et les Yoruba ont longtemps maintenu leurs traditions sacrées pratiquement intactes, les Congos, se sont plus intégrés à la culture dominante. Leurs dialectes à Cuba contiennent de nombreux mots espagnols. Il faut savoir que les esclaves congos furent déportés en Amérique dès le XVIe siècle, à cause du monopole qu’avaient à l’époque les Portugais sur le trafic négrier et à leurs contacts dans ces régions.

Durant l’époque coloniale, les esclaves bantou se soulevèrent plusieurs fois et formèrent des palenques, communautés dissimulées dans des lieux inaccessibles, qui contribuèrent à la préservation de leurs coutumes. Il existe quatre grandes religions congos à Cuba, ou « Règles » :

la Regla de Palo-Monte ;
la Regla Mayombe ;
la Regla Briyumba ;
la Regla Kimbisa del Santo Cristo del Buen Viaje, fondée au début du XXe siècle par Andrés Petit, personnage légendaire, grand chef religieux catholique, abakuá, yoruba et congo. Il aurait fondé cette règle, incluant également des cultes yoruba, pour protéger ses adeptes, car c’est lui qui a permis aux Blancs de rejoindre la société secrète abakuá à la fin du XIXe siècle, ce qui engendra de nombreuses guerres internes au sein de cette dernière.

Les Congos ont à Cuba des traditions musicales très variées, dont les styles varient énormément d’un côté de l’île à l’autre. Le Kinfuiti, tambour à friction comparable à la cuica brésilienne subsiste encore dans la province de La Havane. La Yuka et ses tambours spécifiques taillés dans des troncs hauts et étroits est jouée à la campagne, elle existait dans quasiment toute l’île, mais subsiste seulement dans les provinces de Villa Clara et de Pinar del Río. La Makuta avec ses nombreuses variantes et ses nombreuses formes de tambours, présente originellement dans quatre provinces du Centre-Ouest, n’est plus jouée que dans les provinces de Villa Clara, Cienfuegos et Sancti Spiritus. Ce sont les tambours ngoma de la makuta qui donneront naissance à la conga ou tumbadora, tambour utilisé ensuite dans les carnavals, puis dans la musique populaire urbaine à partir des années 1940. Le Palo est le style le mieux implanté dans l’île, et il est joué dans douze provinces sur quinze.

Les divinités congas sont nombreuses, beaucoup ont des noms espagnols, ce qui prouve l’existence de cultes cubains à part entière, phénomène comparable au vaudou d’Haïti. Le dieu suprême est Nsambi, citons encore Tiembla Tierra (ou Mama Kengue dans la règle Mayombe), Lucero Mundo, Sarabanda, Siete Rayos (Munalongo en Mayombe, Nkita en Kimbisa), Madre Agua (ou Siete Sayas ou Baluande), Brazo Fuerte (ou Cabo de Guerra), Pandilanga (ou Mpungo), Chola (ou Chola Wengue ou Madre Chola, Mamá Chola ou Madre Agua), Tata Pansuá (ou Pata é Llaga, ou Tata Funde, ou Luleno), Centella Nodki (Yaya Kéngue en Mayombe), Lufo Kuyo, Bután Keye, Kimbisa (ou Mpungo, ou Kabanga), Mama Canata, Ntala y Nsamba (les jumeaux), María Batalla, Paso Fuerte, Buey Suelto, Mariata Congo, Ma Fortuna, Ma Rosario, Zapatico Malakó, Tengue Malo, Mariquilla, Infierno Mundo, Camposanto, Infierno Barre Escoba, Monte Oscuro, Palo Prieto, Tormenta Ndoki Virao, Saca Empeño, Rabo e Nube, Luna Nueva, etc.

Le culte arará

Moins nombreux à Cuba que les Yoruba ou les Congo, les Arará, tirent — pensent certains — leur nom de l’ancienne capitale d’Allada (ou Ardres) et sont originaires de l’ancien royaume du Dahomey, dans le sud de l’actuel Bénin. Un pacte religieux a été signé entre des chefs religieux yoruba, arará et egbado au XIXe siècle, permettant l’association de trois religions. Miguel W. Ramos nous dit que « entre les années 1890 et 1900, sur la demande des Orichas (via la divination, des adeptes lucumí commencèrent à partager leurs connaissances avec les Arará ; c’est Ma Monserrate González qui commença à leur apprendre le diloggún (divination d’Ifá), et, en retour, ils leurs apprirent les secrets de Babalú Ayé, Nanumé, Nana Burukú, et autres divinités arará ». Le culte arará lui-même a quasi disparu de La Havane, où ne subsistait qu’un seul jeu de tambours consacrés, sous la responsabilité d’Andrés Chacón, récemment décédé. Avec cet homme s’est éteinte la tradition arará havanaise, et depuis des années déjà pour les cérémonies on fait venir des musiciens et prêtres de Matanzas, où le culte est encore vivace, notamment dans la région de Jovellanos avec la célèbre famille Baró.

Lors des cérémonies, on utilise trois ou quatre tambours monomembranophones dont la peau est tendue avec des chevilles enfoncées dans le corps des tambours. Par ordre décroissant : la junga, jouée avec une seule baguette et la main nue, le junguede et le juncito qui sont joués avec deux baguettes de bois tendre. Le quatrième tambour, optionnel, est le jun. À ces tambours s’ajoute une cloche sans battant, l’oggán. À La Havane on utilisait plutôt les noms de Yonofó, Aplití, Wéwé et Bajo pour ces mêmes tambours. Les noms des divinités arará sont également différents à La Havane et à Matanzas, puisqu’on trouve :

Babalú Ayé, qui a de nombreux noms et de nombreuses variantes (et/ou qualificatifs), telles Obalúayé, Olúayé, Choponá, Sakpatá, Omolú, Obaligbó, Babaligbó, Olode, Af(r)imayé, Asoyí, Soyí, Ibaribá, Daluá, Agronika, Ananú, Esuneggue, Asasulenú, Asojanú, etc. ;
Nana Burukú, divinité des eaux stagnantes et des lagunes, connue également des Yoruba ;
Jebbioso, divinité du feu et de la foudre, à La Havane comme à Matanzas (équivalent de Changó) ;
Agüema ou Ferekete (à Matanzas) ou Afrekete (à La Havane), divinité de l’océan (équivalent de Yemayá) ;
Ajosí ou Oddán (à Matanzas) ou Awueyí (à La Havane), divinité équivalente à Obatalá ;
Mase Yoyowue ou Foddún Mase (à Matanzas) ou Mase (à La Havane), divinité équivalente à Ochún ;
Afrá à La Havane comme à Matanzas (équivalent d’Eleguá) ;

d’autres divinités à Matanzas et Jovellanos, telles :

Ojún Degara, Jurajó Tatuó, Argüe, Ajuangún, Kututó, Addanó, Dayí, etc.

Une grande partie du répertoire des chants arará a été reprise dans la religion yoruba, et certains toques de tambours batá ont été inventés pour accompagner les chants d’origine arará.

Espiritismo

Il existe neuf formes d’Espiritismo (« spiritisme ») dans toute l’île de Cuba, mélangeant les théories spirites d’Alan Kardec, cultes des nombreux saints catholiques, cultes congos et, dans une moindre mesure des cultes yoruba. Ces pratiques religieuses s’accompagnent, dans les provinces de l’Ouest, avec des cajones (« cajón al muerto »). Sur ces cajones on joue des rythmes apparentés soit à la rumba, soit à la makuta des Congos. Dans les transes de possession, ce sont des morts qui viennent habiter les corps des adeptes et prodiguer leurs conseils ou régler des problèmes concrets de la société locale. Les révélations de ces esprits des morts sont toujours très spectaculaires.

En Oriente, certaines formes de spiritisme sont appelées « Lucumí Cruzado ». Dans d’autres formes ce sont des rondes s’accélérant progressivement qui provoquent les transes des adeptes qui martèlent le sol de leurs pieds.

Dans certaines familles de religion yoruba havanaises, il est nécessaire d’organiser une « messe spiritiste » pour « faire la paix avec ses morts » avant d’entamer une initiation à la santería. Un orchestre de quatre musiciens (deux cajones, un catá et une clave en alternance avec une guataca, généralement jouées par un chanteur) est suffisant pour réaliser un cajón al muerto.

La rumba

La rumba est une forme de musique profane très ancienne, pratiquée dans les quartiers urbains ou à la campagne (seule le style columbia est rural).Si de nombreuses formes de rumba ont disparu, trois styles persistent : le yambú, le guaguancó et la columbia. La rumba authentique est pratiquée spontanément dans les quartiers, mais depuis les années 1940 il existe des groupes de rumba se produisant dans des concerts de rumba.

Comme la musique de carnaval (la « conga » — le style musical — ou « comparsa » — mot qui désigne plutôt l’ensemble instrumental), la rumba se situe entre la musique afro-cubaine (« noire ») et la musique populaire (« blanche ») car elle emprunte aux deux mondes. Comme l’afro-cubain, la rumba comprend uniquement percussion, chant et danse. Encore une fois, le terme est mal employé aux États-Unis (où l’on trouve parfois l’orthographe « rhumba ») pour désigner le « son », et dans les danses « de salon », où on l’emploie pour le boléro. Si dans les premiers groupes de rumba on voit sur les photos des Métis ou des Blancs, il est rare de trouver des rumberos blancs. Car si on étudie attentivement les photos des groupes de musique populaire de l’époque que l’on considère comme l’âge d’or de la musique populaire cubaine (les années 1940 et 1950), on s’aperçoit qu’à cette époque les orchestres étaient constitués en grande majorité de musiciens blancs ou métis. De nombreux orchestres célèbres ne comportaient pas de musiciens noirs, et seuls quelques chanteurs, chefs d’orchestre ou percussionnistes aux talents incontestables étaient noirs : Arsenio Rodríguez, Silvestre Méndez, Carlos « Patato » Valdés. Les musiciens de seconde zone étaient presque tous blancs ou métis.

La rumba se jouait originellement avec deux cajones, une « cajita china » que l’on jouait avec deux cuillers (remplacées ensuite par un gros bambou) et une paire de claves. Un acheré (maraca yoruba en bois) puis un chekeré sont venus compléter l’ensemble. Des chorales de quartier, les coros de clave et les coros de guaguancó (qui ont toutes disparu dans les années 1930) ont joué un rôle important dans l’histoire de la rumba des premières décennies du XXe siècle — d’où le nom du premier groupe de rumba de Cuba, fondé dans les années 1940 : le Conjunto de Clave y Guaguancó. Jusque dans les années 1980 ce groupe aura défendu le style traditionnel de la rumba, avec cajones, canotiers, foulards, pantalons blancs et espadrilles à lacets. En 1956 le premier disque de rumba est enregistré, par Alberto Zayas et son Grupo Folklórico, comprenant certains membres de Luluyonkori, autre groupe de rumba des années 1950. Les Muñequitos de Matanzas (originellement « Conjunto Guaguancó Matancero ») deviendront sans doute le groupe de rumba le plus célèbre de Cuba, et le plus enregistré, tout en maintenant son style matancero particulier. Matanzas, comme pour les batá, le bembé, le güiro, l’abakuá, l’arará, possède son propre style de rumba, où même les noms des instruments peuvent varier. Les matanceros portent parfois aux poignets des bracelets contenant un petit récipient de sonnailles métalliques, le nkembi.

La columbia, née (suppose-t-on) à Sabanilla dans la province de Matanzas, très empreinte de bembé et de folklore congo se jouant plutôt avec trois congas (tumbador, tres-dos et quinto, on a ensuite remplacé les cajones par ces trois tambours. Dans les années 1980, une famille du quartier de San Miguel del Padrón, la famille López ou « Chinitos », a inventé une nouvelle forme de rumba, le guarapachangueo (le « capharnaüm »), dont beaucoup de groupes ont repris des éléments, pour créer ce qui deviendra la rumba actuelle. Remettant le cajón au goût du jour, avec une nouvelle forme trapézoïdale, les Chinitos influenceront la rumba actuelle et en changeront l’instrumentation : actuellement on joue en même temps cajones et congas. Dans la rumba moderne on joue trois cajones et non plus deux comme auparavant : il existe désormais un cajón tres-dos. Un grand joueur de tambours batá et de cajón, Pancho Quinto, a inventé sa propre forme de guarapachangueo, en jouant assis sur un cajón tumbador, avec dans sa main gauche une cuiller doublant le catá, et à sa main droite trois tambours batá posés les uns sur les autres, remplacés aujourd’hui par trois congas couchées et attachées ensemble : c’est le style du Grupo Yoruba Andabo, fondé au début des années 1980 avec des membres d’un ancien groupe appelé Guaguancó Maritimo Portuario. Sur les bases du groupe de Tata Güines — qui sera l’ossature d’un des meilleurs disques de rumba jamais enregistré, Rapsodia Rumbera, se fondera ensuite Rumberos de Cuba, l’un des meilleurs groupes actuels.

Malheureusement, toute une génération de rumberos nés autour de 1930, ayant connu à la fois les grandes rumbas hebdomadaires des quartiers « marginaux » (qui dégénéraient souvent en pugilats), la naissance des groupes de rumba, et un certain succès (les grands rumberos sont tous de modeste condition, la rumba n’étant pas très lucrative) avec les débuts de la révolution réhabilitant définitivement toutes les musiques de Cuba, est en train de disparaître et l’on s’aperçoit que sans eux, la qualité de la rumba baisse quelque peu. Il s’agit de Calixto Callava, El Tío Tom, Evaristo Aparicio, Pancho Quinto, Tata Güines, Jesús Alfonso, Florencio Calle, Ricardo Cané, Marquito Diaz, Chavalonga, Puntilla, Alberto Romero, El Chorí, Chacha Vega, pratiquement tous disparus dans la dernière décennie. La production discographique récente ne semble pas à la hauteur de ce que nous avons connu dans les années 1980 et 1990. Aucun rumbero n’aura accédé au statut de star mondialement connue, sauf peut-être le légendaire Chano Pozo.

La rumba reste une tradition vivace, une musique et une danse très difficile et qui évolue sans cesse, sans jamais atteindre une popularité réelle en dehors de Cuba, si ce n’est aux États-Unis.

Il faut encore préciser que la rumba est un moyen d’expression poétique populaire, qui emprunte énormément de chansons au répertoire populaire, essentiellement du son et de la música campesina. Cette tradition poétique permet aux humbles rumberos noirs de s’exprimer et/ou d’improviser en montrant qu’eux aussi peuvent maîtriser la langue espagnole et atteindre un niveau de culture littéraire que leur niveau dans l’échelle sociale ne leur permet pas de démontrer autrement que sous cette forme.

De nombreux refrains afro-cubains sont employés dans la rumba, qui sont souvent accolés à un texte qui n’a pas forcément de lien avec le refrain lui-même. Il existe plusieurs parties dans une rumba :

la diana (onomatopéique) qui permet de donner la tonalité de la chanson, et/ou de citer une phrase mélodique qui donnera au chœur des indications sur le choix de la rumba que l’on va chanter. Il faut préciser que, comme dans l’afro-cubain, il n’y a pas de chœur constitué dans la rumba spontanée (et non « de concert ») pour répondre au soliste, et que ce sont les gens présents, musiciens ou non, qui répondront au chanteur ou à la chanteuse ;
le thème de la chanson proprement dit, qui peut être improvisé ou non, être issu d’un autre style musical, et chanté à deux voix ou plus s’il est préparé à l’avance ;
la décima, improvisée ou non, qui encore une fois peut provenir d’un autre style musical, dans laquelle le chanteur atteint son plus haut degré d’expression. Elle utilise souvent une mélodie-type, différente dans le yambú, la columbia ou le guaguancó, et peut constituer la partie la plus longue de la chanson. Pendant tout le temps de la diana, du thème et de la décima la danse est absente et la percussion (en particulier le quinto) doit être assujetti au chanteur soliste ;
l’estribillo ou montuno (refrain) est la partie où s’expriment les danseurs, et cette fois c’est à ceux-ci que la percussion est assujettie. Un solo de quinto peut prendre place entre deux refrains, mais c’est une partie que l’on n’entend surtout que dans les disques, et qui de toute façon a tendance à disparaître.

Le guaguancó est le style le plus utilisé et son tempo s’est accéléré avec le temps. Dans la rumba moderne, la vitesse, la diversité et le nombre d’événement sonores produits par la percussion se sont considérablement accrus, ce qui fait dire à beaucoup de puristes que la rumba « ressemble de plus en plus à de la conga ».

La comparsa

La musique de carnaval de Cuba se situe — nous l’avons dit — entre la musique afro-cubaine et la musique populaire. Il existe de nombreux styles de comparsas selon la ville dont elle est originaire : on ne joue pas la conga de la même façon à La Havane, Santiago, Camagüey, Matanzas, Trinidad, etc. La comparsa est bien évidemment un style urbain.

Si le carnaval est une tradition française issue du « jour des fous » du Moyen Âge, puis du jour des Rois (6 janvier ou épiphanie), la tradition carnavalesque de Cuba vient de ce que, ce jour précis, les cabildos pouvaient sortie en procession et réclamer l’aguinaldo (une somme de monnaie) dans chaque maison riche, jusqu’à la capitainerie générale (palais du gouverneur colonial). Les fonds collectés, ajoutés à des cotisations entre membres d’un même cabildo, servaient de fonds d’entraide pour soigner les malades, ou racheter la liberté de certains esclaves importants pouvant ensuite se consacrer pleinement à leur tâche de chef religieux.

À La Havane on joue la comparsa avec des bombos (tambours fabriqués sur le modèle des grosses caisses militaires), des congas (mambisa ou conga, tumbadora, tres-dos, salidor, quinto) en grand nombre (certains tambours étaient doublés ou triplés), des cloches simples ou doubles (campanas jimaguas ou « San Martín »), des sartenes (poêles à frire) et parfois des caisses claires (autres tambours militaires). Les mélodies étaient autrefois chantées par des clarinas (chanteuses aux voix claires et puissantes), auxquelles répondaient un chœur. Ces chanteuses ont ensuite été remplacées par des trompettes, voire des ensembles de cuivres. Chaque comparsa, correspondant à chaque quartier, défilait avec en tête ses emblèmes, ses personnages principaux, des ensembles de danseurs, puis l’orchestre. Aujourd’hui, on utilise des chars pour y placer l’orchestre, qui n’a plus à se déplacer en marchant. On peut donc ajouter des instruments intransportables. Chaque corporation ou corps de métier a, depuis la révolution de 1959 sa propre comparsa, dont la célèbre FEU (comparsa universitaire). Les grandes comparsas havanaises existent encore toutes pour la plupart, et des compositeurs sont utilisés pour enrichir le répertoire. Citons Las Jardineras, Las Bolleras, Los Marqueses, Los Dandies, Los Componedores de Batea, El Alacrán, Los Guaracheros de Regla, etc. De nombreuses farolas (« lampadaires » richement décorés) portées sur des mâts et qu’on faisait tournoyer étaient portées pendant tout le temps du défilé.

À Santiago de Cuba les instruments sont différents, et le relief accidenté de la ville rend le défilé plus difficile… Les bombos se nomment galletas, les tambours sont des bokú, tambours coniques de diamètre moindre que les congas havanaises, les cloches sont souvent remplacés par des llantas (littéralement des « jantes », mais en fait les pièces en forme de couronne recouvrant les freins à tambours sur les anciens modèles de camion ou de — grosses — voitures) ; le seul instrument à vent est la corneta china, instrument asiatique qui, malgré son tempérament non occidental joue des mélodies « normalement » tempérées, ce qui fait qu’il est « faux » en quasi-permanence. C’est à lui que répond le chœur.

À Camagüey on utilise de petits tambours carrés et de gros bombos, de petit diamètre mais très épais. On utilise également des llantas comme à Santiago. Parmi les comparsas célèbres on trouve La Conga de Los Hoyos, la Conga de San Agustín, El Paso Franco, La Conga de San Pedrito, La Quimona (dont le nom vient des kimonos japonais), etc.

À Trinidad l’instrumentation est la même qu’à La Havane, mais on joue sur les deux peaux des bombos.

Chaque polyrythmie dans chaque style de chaque ville est complexe et peut se jouer sur un tempo très rapide. De plus, il faut savoir jouer en marchant. Rares sont les ensembles en dehors de Cuba qui parviennent à jouer ce style correctement.

Les comparsas ont été utilisées à certaines époques pour faire de la propagande électorale, ou de la publicité pour certaines grandes firmes, telle Bacardi, grande marque de rhum, qui a ensuite immigré en République dominicaine.

Folklores d’Oriente

On appelle Oriente la partie de l’île comprenant les cinq provinces de l’est de Cuba : Las Tunas, Holguín, Granma, Santiago et Guantánamo. Si ces provinces possède des esclaves depuis longtemps (Santiago est l’ancienne capitale), les choses ont considérablement changé après la révolution haïtienne, au début du XIXe siècle (Haïti fut le second pays indépendant du continent américain), car les colons français qui n’ont pas pu gagner la Louisiane ou les Antilles françaises très éloignées au sud-est ont gagné Cuba, et ont amené avec eux des centaines d’esclaves qui pratiquaient déjà le vaudou, culte synthétisant plusieurs cultures venant d’Afrique, puisqu’en Haïti aussi il y avait des Yoruba, des Congos, des Carabalí, etc. Longtemps les traditions « orientales » ont été mal considérées par les instances culturelles de la capitale car considérées comme « non cubaines ». Il existe encore des préjugés sur les Noirs d’Oriente considérés comme incultes et stupides.

Les traditions afro-cubaines d’Oriente (que l’on nomme parfois « haïtiano-cubaines ») sont très nombreuses, et encore une fois on dénombre des variantes régionales. Citons : la Tumba Francesa, la Comparsa Carabalí, le Vodú, le Gagá, la Tajona, l’Ilancé, le Bembé oriental, le Bembé de Sao, le Bembé de Güiro, le Cunyai, le Masú, le Congo Layé, l’Ibbo, le Merengue haitiano-cubano, le Nagó, le Lucumí Cruzado, etc. sans compter les styles existant dans les autres parties de l’île : Palo, Makuta, Espritismo, etc.

Beaucoup de styles haïtiano-cubains se défilent, sans être pour autant de la musique de carnaval, particulièrement lors de la Semana Santa (la Semaine sainte).

Chaque région conserve son style, et aucun musicien ne maîtrise tous les styles de l’île : il faudrait au moins deux vies pour apprendre tous les styles afro-cubains. Il faut chercher les meilleurs spécialistes de chaque style dans chaque région, et il serait vain d’espérer apprendre les tambours batá en Oriente, ou l’abakuá à Camagüey, ou encore l’arará à Guantánamo, la tumba francesa à La Havane ou le gagá à Matanzas. Même si l’on peut aujourd’hui trouver d’excellents musiciens dans divers styles un peu partout, il vaut mieux toujours aller là où existe la source d’une musique — car chaque style est légèrement transformé quand il est joué ailleurs que dans sa région d’origine. La diffusion des enregistrements, des livres et même des instruments d’un côté de l’île à l’autre est difficile — surtout depuis que Cuba est en crise (depuis la fin des années 1980), et il est parfois important de prendre conscience que nous — Européens et Occidentaux — qui avons accès à tout grâce à nos moyens financiers considérables et à Internet, pouvons aider à la diffusion de la musique traditionnelle cubaine à l’intérieur même de Cuba.

Patrice Banchereau

À lire : El Monte (1954, en espagnol),
La Forêt et les dieux (traduction française,
Nouvelles Éditions Place, « Les Cahiers de Gradhiva », 2003),
par Lydia Cabrera.

Salut et merci à l’excellent site Polémica cubana
pour nous avoir permis de découvrir cette approche encyclopédique
des cultures afro-cubaines.

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