« Au cœur de l’Australie, sur les terres rouges et craquelantes, parsemées d’herbes jaunes et piquantes, de buissons décharnés et de cours d’eau à sec, des centaines de pistes invisibles s’entremêlent. L’une d’elles parcourt plus de mille kilomètres, balisée du nord au sud par quelques collines, rochers et arbres isolés, les sites sacrés de cet itinéraire que les Aborigènes du Centre appellent Rêve Homme Initié ou Rêve Étoiles. Toutes ces formes du paysage surgirent au passage d’un peuple ancestral qui, dans l’espace-temps du Rêve, traversa le désert avant de se transformer en étoiles.« Lorsque la terre était encore plate, un immense auvent flottait dans le ciel. Il se posa au sol et devint une longue colline de roches rouges qu’on appelle depuis Kulungalinpa. Au même moment, un corps sidéral qui n’était pas une étoile filante mais quelque chose de plus grand, plus lumineux et plus long, pareil à une comète, tomba du firmament. Sa chute en plein jour provoqua une nuit qui recouvrit toute la terre. De cette nuit émergea le peuple Homme Initié.
« Le soleil se leva à nouveau et les enfants des étoiles se mirent à danser, agitant leurs bras et frappant leurs cuisses. Alors des branches poussèrent à leurs pieds, formant des perches de plusieurs mètres qui bruissaient au-dessus de leurs têtes. Ils virent dans le ciel Orion et ses filles les Pléiades. Eux aussi avaient parcouru la terre, imprimant un itinéraire balisé de marques topographiques : le Rêve Invincible, nom d’Orion qui sur terre épousait ses filles à l’infini, leur ordonnant de tuer les fils qu’elles enfantaient de lui.
« Les hommes-arbres du Rêve Étoiles n’avaient ni filles ni épouses. Ils marchaient en chantant, et les mots qui racontaient leur épopée passée et à venir ensemençaient la terre. Ils semaient ainsi des Images qui se transformaient en eucalyptus ou en esprits-enfants.
« Ils campèrent au pied de la colline tombée du ciel et rêvèrent au voyage qu’ils allaient entreprendre vers les lointaines contrées du Sud. En songe ils rencontrèrent les femmes du Rêve Bâton à Fouir, le peuple célibataire de danseuses. Elles sillonnaient aussi la terre, semant des Images à esprits-enfants et faisant pousser des acacias partout où elles plantaient leurs bâtons.
« Un jour, ayant laissé les hommes du Rêve Étoiles pour aller chasser, elles trouvèrent en rentrant une corde et un bandeau faits de cheveux filés. Un héros du Rêve Varan les avait fabriqués en coupant les cheveux des hommes. Les femmes Bâton à Fouir, séduites par ces nouveaux objets, acceptèrent pour les posséder de dévoiler leur savoir. Elles firent l’amour avec eux, leur abandonnèrent les prérogatives de la chasse à la lance et des initiations.
« Il n’y avait pas de règles de mariage à l’époque, aussi se disputèrent-elles sur la manière dont elles se répartiraient les hommes. Certaines voulaient les mettre en commun, d’autres réussirent à imposer l’idée que chacune aurait le sien. Par couples donc, hommes et femmes firent un bout de chemin jusqu’à Janyingki, où elles accouchèrent de garçons et de filles. Alors dansant et tournant elles formèrent la grotte qui s’y trouve.
« Les enfants grandirent. Coiffées des bandeaux reçus de Varan, les mères dansèrent la cérémonie Bouclier pour que leurs fils deviennent des hommes et reçoivent des épouses. Puis elles tendirent les bras et en sautillant s’éloignèrent vers les contrées de l’Est. Ayant traversé de grandes plaines désertes, elles disparurent sous terre en chantant : “Le pouvoir de la Voix des Nuits, l’Ocre Jaune, le Bâton à Fouir a cessé de respirer, il s’est éteint à bout de souffle…”
« Sous terre ou au ciel, les êtres de l’espace-temps du Rêve continuent à rêver. Ils rêvent l’existence des hommes et des femmes à la peau noire qui depuis des millénaires parcourent le désert. En nommant les sites sacrés qu’ils avaient modelés, les ancêtres fabuleux léguèrent aux hommes une Loi faite de danses, de chants et de peintures. Depuis ce temps, les Aborigènes dansent, chantent et se peignent le corps avec les Images sacrées.
« Les esprits-enfants semés par le Rêve Homme Initié, le Rêve Bâton à Fouir, le Rêve Varan, le Rêve Invincible et tous les autres Rêves, résident encore près des trous d’eau, des rochers ou des arbres. Ils attrapent les femmes qui s’approchent d’eux et, génération après génération, les pénètrent pour donner naissance aux filles et aux garçons gardiens de cette terre. Ainsi chaque Aborigène du désert incarne-t-il un nom et un chant de Rêve qui lui donnent la mémoire de la terre. »
(Prélude de Rêveurs.)
En 1979, une jeune anthropologue française d’origine polonaise, Barbara Glowczewski, débarque chez les Aborigènes australiens pour y « faire son terrain », comme on dit dans le jargon. Ce sera le début d’une longue histoire d’amitié, d’abord, d’amour ensuite, puisqu’elle s’est mariée avec Wayne Barker Jowandi, cinéaste et compositeur aborigène, après de nombreux séjours en Australie où elle habite désormais, en alternance avec la France. « En fait, dit-elle, certains [Aborigènes] m’ont perçue alors plus clairement que je ne m’en rendais compte moi-même : en quête d’une identité. Née à Varsovie, j’étais arrivée à Paris à cinq ans sans parler un mot de français. Ironie, à cause de la “guerre froide”, les enfants me traitèrent de sale Polack communiste. Passant des vacances en Pologne, on me traita de capitaliste ! À cette époque, mes parents envisagèrent d’émigrer une deuxième fois en Australie, mais ce projet qui m’excitait fut abandonné. Étudiante, alors que je m’apprêtais à faire un stage à l’école de cinéma de Lodz, mon père fut arrêté à Varsovie, et je décidai de partir chez les Aborigènes d’Australie. Pourquoi ce peuple du bout du monde ? À cause de notre émigration manquée ou de celle de ma mère qui, à la fin de la guerre qu’elle avait passée dans un camp de réfugiés en Algérie, hésita entre partir en Australie ou rentrer en Pologne ? Je ne sais pas : les Aborigènes m’apparaissaient étrangement familiers. Leur rapport à l’espace et au temps m’évoquaient des dérives imaginaires qui m’habitaient. » (Rêveurs, p. 70.)
« Étrange retour aux sources, dit-elle encore. Élevée en bonne catholique polonaise, j’en étais venue à faire de l’ethnologie précisément parce que je n’étais pas satisfaite de cette religion. Discutant à quinze ans avec un aumônier, j’avais réalisé que mon goût du sacré n’avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Je commençai dès lors à dévorer tout ce que je pouvais trouver sur les croyances des autres peuples. Tombant sur les Aborigènes, je fus aussitôt séduite. Leur religion ne séparait pas l’homme du reste du monde, chaque homme, chaque femme était lié·e au cosmos par une légende, un peuple d’ancêtres fantastiques, un Rêve. En vivant, par la suite, à Lajamanu, j’observai que toute la vie des Warlpiri était imprégnée de sacré car tout ce qui constituait leur environnement était signe de Rêve. Leurs peintures, leurs chants et leurs danses les plongeaient dans une dimension parallèle. » (Rêveurs, p. 138-139.)
Les premiers séjours (qui se sont étalés sur une bonne dizaine d’années) de Barbara Glowczewski en Australie se sont déroulés essentiellement chez les Warlpiri, un peuple du désert (quelque part au centre de l’Australie, plutôt vers le nord-ouest, la grande ville la plus « proche », soit à des centaines de kilomètres au sud, étant Alice Springs).
Elle y a été cooptée par les femmes, vivant avec elles leur vie quotidienne, y compris la part rituelle de celle-ci — le business, comme on dit là-bas : soit les cérémonies qui marquent par exemple des initiations de jeunes hommes, des deuils, des naissances, ou des « actualisations » de parcours traditionnels jalonnés de lieux sacrés. C’est ainsi qu’elle découvre ce qu’elle rapporte dans ces deux livres, c’est-à-dire un système social tramé d’une mythologie, d’une cosmologie et d’une géographie aussi complexes que poétiques.
« J’adorais, dit-elle, ces étranges histoires de Rêve qui constituent pour les Warlpiri et [les autres Aborigènes] à la fois une religion et une Loi, un mode de connaissance les attachant émotionnellement et charnellement au cosmos, et des règles régissant leur société. Certes, aujourd’hui, ils vivent avec tous les acquis de notre technologie, mais ils continuent à célébrer par leurs rites ces fameux Rêves qui les habitent et nourrissent leur sommeil. Tout phénomène naturel ou culturel est d’une manière ou d’une autre rapporté à un Rêve. Les Warlpiri disent que leur tribu n’existerait pas si les héros des Rêves n’avaient pas rêvé la langue warlpiri, et l’eau ne serait pas s’il n’y avait pas le Rêve Pluie. Les itinéraires de ce Rêve suivent tout particulièrement les drainages souterrains. » (Rêveurs, p. 29.) Ou, autrement formulé : « L’interprétation dynamique de traces visuelles et la projection de savoirs spéculatifs dans l’espace sont la clef de la pensée aborigène. Ce système cognitif spatialisé repose sur une vision de l’univers qui pourrait être qualifiée de “connexionniste”, car tout y est virtuellement connectable et interdépendant : toute connexion entre deux éléments a des effets sur d’autres éléments de ce réseau. Que ce soit les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l’infiniment petit et l’infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement, lien qu’on a coutume en anthropologie de qualifier de “totémique”. » (Rêves, p. 49-50.) Le terme de réseau est employé ici à dessein, car on ne peut pas parler non plus d’une sorte de Panthéon onirique, avec sa hiérarchie de créatures divines, comme on en connaît dans les cultures de l’Antiquité européenne et proche-orientale : « En effet, la plupart des récits de Rêve sont autoréférentiels. Les héros mythiques et tout ce qui existe sont issus de leurs noms respectifs, eux-mêmes issus des Rêves de ces noms. Pas d’origine ou de finalité. Pas de Rêve générateur de tous les autres. Chaque être ancestral et éternel se génère lui-même. En outre, par les liens de parenté qui le lient aux autres Rêves, chacun peut être vu comme le générateur des autres. » (Rêveurs, p. 295-296.)
Cette notion de Rêve est difficile à appréhender pour qui a grandi en Occident. Selon Héraclite d’Éphèse, « les hommes éveillés ont un monde unique et commun, mais chaque dormeur se détourne dans son monde particulier » (fragment Diels 89, trad. Kostas Axelos) ; ce qui fonde l’opposition, dans laquelle nous vivons, entre veille et sommeil comme entre lucidité, raison, réalité et rêve, irrationnel, chimères. Chez les Aborigènes, par contre, la « réalité » est celle des Rêves, mais il ne faudrait pas croire qu’elle serait immuable — un grand récit mythique donné une fois pour toutes. En effet, Barbara Glowczewski donne à plusieurs reprises des exemples de « nouveaux » récits, qui intègrent en général des événements historiques comme l’arrivée des pêcheurs de Macassar (Indonésie) sur la côte nord de l’Australie et leur rencontre, puis leur alliance, avec les Aborigènes de la région. Je mets « nouveaux » entre guillemets, car, selon les Aborigènes, les innovations dans les récits mythiques, qui se traduisent par de nouveaux rituels généralement révélés… en rêve à des personnes d’expérience, ne sont rien d’autre que des « remémorations » d’histoires qui avaient toujours été déjà présentes dans le temps du Rêve, mais qui avaient été oubliées, ou simplement insues des hommes et des femmes aborigènes. Au passage, notons que les femmes, au même titre que les hommes, possèdent leurs propres rituels, leurs propres cérémonies interdites aux hommes. « L’extrême complexité des rituels […] et leur circulation nomade les érigent comme de véritables machines à penser consistant à retravailler sans cesse l’ancestralité fondatrice des groupes qui s’allient en réseaux. » (Rêves, p. 136. C’est moi qui souligne.) Machines à penser ou machines de pensée, c’est encore ce que suggèrent les systèmes de parenté et d’alliances très codifiés, mais qui n’en sont pas moins souvent transgressés, ou encore les tabous qui frappent le nom des personnes récemment décédées : « Bien que l’origine en soit souvent perdue, il est dit que les prénoms warlpiri correspondent à des vers de chant condensés, forme sous laquelle les héros des Rêves auraient semé les “esprits-enfants” qui s’incarnent dans les hommes. Traditionnellement, chacun personnifiait des mots chantés générés par un nom de Rêve, son totem de conception. Les vers symboliquement ou homophoniquement liés aux défunts devenaient donc également tabous. Souvent, j’allais observer les femmes s’interrompre au cours d’un chant et, par quelques signes du langage gestuel, signaler ce qu’il fallait sauter pour reprendre le cycle de l’itinéraire du Rêve. Merveilleux travail du deuil qui inscrit les morts dans la mémoire par des trous dans le langage parlé et chanté. » (Rêveurs, p. 113.) Le tabou s’applique d’ailleurs aussi dans l’espace, puisque les lieux habités par le défunt doivent être absolument évités durant la période de deuil. Et, ainsi que l’a découvert Barbara Glowczewski à ses dépens, lorsqu’elle présenta aux Warlpiri les premières images qu’elle avait tournées chez eux, toute représentation visuelle du défunt est également interdite. C’est ainsi qu’elle a « dû trouver un moyen de respecter ce tabou […] dans le nouveau contexte d’un programme multimédia de restitution des images que j’avais collectées […]. Afin que le programme puisse être utilisé par les enfants et les adultes à l’école de Lajamanu, il a fallu imaginer un outil informatique permettant de masquer temporairement l’image des morts. Ces images sont ainsi remplacées par une icône, en l’occurrence un petit drapeau aborigène, qui indique que la photo est cachée. Ainsi, de la même manière que la langue est trouée par l’expression kumanjayi [désignant ce “qui n’a pas de nom”, adjectif qualificatif des noms ou mots “de remplacement” des noms (ou des mots homophones) des morts récents], ces icônes rappellent qu’il y a un deuil dans tel ou tel sujet traité sur le CD-Rom Dream Trackers. » (Rêves, p. 377.)
Bien sûr, toutes ces traditions ont été heurtées de plein fouet par l’avancée de la civilisation. Les Blancs ont conduit, là comme ailleurs, un véritable ethnocide — dont l’un des moyens principaux a été de parquer les Aborigènes dans des réserves étriquées, eux qui avaient toujours parcouru le désert sur des centaines de kilomètres, y trouvant leur subsistance, mais aussi, suivant les itinéraires du Rêve, leurs noms, leurs alliances, leur pensée du monde. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur les récits hérités de la tradition qu’ils ont pu, depuis quelques décennies, commencer à récupérer de vastes portions de ce que furent, non leurs territoires, au sens d’une surface de terrain délimitée par des frontières, mais leurs aires de parcours — et les lieux sacrés qui les jalonnent. Après ces premières victoires, acquises grâce au recul de la violence nue de l’ère coloniale, ils ont eu affaire, comme nous tous, à la « mondialisation », c’est-à-dire à l’avancée de la « pensée du marchand », comme dit Georges Lapierre. Les Blancs tentent de les diviser, et y réussissent parfois, en offrant à certains beaucoup d’argent afin d’ouvrir des mines sur des sites sacrés. Les deux ouvrages dont nous avons traité ici, en montrant qu’il existe d’autres façons d’être au monde et de le penser, représentent dans ce contexte une contribution très importante à la résistance des Aborigènes et donc aussi à la contestation du capitalisme. J’ajouterai pour conclure que l’on peut lire l’un ou l’autre indépendamment, sachant que le premier (Rêveurs), plus qu’un « simple » travail d’anthropologue (si tant est que ce travail puisse être simple), est de plus en quelque sorte un roman d’apprentissage de la chercheuse elle-même, et qu’en cela il est aussi très touchant. Quant au second, on sent qu’il est le fait d’une femme plus expérimentée, désormais enracinée chez les Aborigènes, et qui n’a plus besoin de « faire ses preuves » académiques. Celui-là prend la forme d’un exposé plus systématique — et n’en n’est pas moins intéressant, bien au contraire.
Source : Antiopées
22 octobre 2015.
Le rêve des sept sœurs Napaljarri
expliqué (sous-titrage en anglais) par Alma Nungurrayi