Voilà déjà quelque temps qu’un livre ne m’avait pas charmé à ce point — j’emploie le mot « charme » à dessein, car l’auteur a su capter, me semble-t-il, l’esprit des techniques déployées par les chasseurs Gwich’in afin de séduire leurs proies : il faut savoir se transformer, se grimer à l’image de l’autre afin de le charmer, de l’attirer. Bien sûr, en tant que lecteur, je ne suis pas un gibier que l’on va mettre à mort puis manger. Mais je dois être appâté, en quelque sorte, par une façon singulière, une congruence entre l’objet et la manière de le travailler… J’avais déjà rencontré cela chez une autre anthropologue, Barbara Glowczewski, qui a écrit sur — et avec — les Aborigènes d’Australie [1]. J’avoue que par l’une de ces dispositions assez mystérieuses qui nous font tels que nous sommes, je suis plus attiré par les histoires des gens du Grand Nord que par celles des habitants de régions brûlées par le soleil. Lectures juvéniles de Jack London ? Allez savoir. Quoi qu’il en soit, la situation du récit [2] de Nastassja Martin ne pouvait que m’attirer : « Fort Yukon, Alaska. Gwichayaa zhee, en gwich’in. Treize kilomètres au nord du cercle arctique […] Un village qui ressemble à une île en ruine après la guerre dans un océan d’épineux. C’est un soir d’hiver glacial [3] lorsque j’y atterris pour la première fois. De part et d’autre de la piste, je vois des maisons de bois délabrées aux carreaux poussiéreux, opaques, brisés ; des chiens qui hurlent et s’agitent au bout de leurs chaînes rouillées, des niches renversées. Au milieu des arbres, quelques bulldozers et excavateurs s’érodent lentement. On entend en arrière-fond le bruit du générateur à pétrole qui alimente le village en électricité. C’est donc là que vivent ces gens, les Gwich’in, ces chasseurs que je me suis proposé d’étudier. » Pas plus que sa collègue en Australie avant elle, l’anthropologue ne s’est laissé rebuter par les premières images de déréliction perçues par l’étranger qui débarque : quoi, ce sont là ces « indigènes » que l’on avait imaginés sauvages, le regard fier sous leurs parures de plumes d’aigle ? « Bullshits pour down river Indians », dit un vieux Gwich’in à Nastassja. Il veut parler d’une certaine image folklorique projetée par les Blancs, afin de les neutraliser, sur « ceux d’en bas » (les Indiens de l’aval — le pays gwich’in étant situé sur de hautes terres), ou ceux des « Lower 48 » (les autres États américains). Il se montre injuste en mettant tous les autres Indiens dans le même sac (même s’il en est qui collaborent à leur propre neutralisation), d’autant plus que, ce faisant, il passe sous silence le fait que certains Gwich’in jouent aussi ce jeu-là… Décidément, il faut abandonner les clichés simplistes. Et cela nécessite un « démêlage », comme dit l’auteur : avant de plonger « En pays Gwich’in » (c’est le titre de la troisième partie du livre), il faudra donc en passer par un état des lieux aujourd’hui : « Incendies en Alaska. La nature en question » (première partie) puis une tentative d’explication historique de ce qui paraît à première vue un désastre : « Renouer le jadis » (deuxième partie).
« Ce qui paraît à première vue », ai-je écrit. Un désastre, c’en est un, effectivement. Mais Nastassja Martin qui, manifestement, n’a pas froid aux yeux, n’a pas voulu s’en tenir à cette « première vue » — et son livre montre que les Gwich’in ne sont pas seulement un peuple en voie de disparition, dont les colonisateurs auraient complètement détruit le monde et l’arrière-monde…
Il est vrai cependant que leur monde est bouleversé — l’anthropologue convoque pour décrire ce qui se passe la notion de « brutalisation », mise en avant par l’historien George Mosse à propos de l’Europe de l’entre-deux-guerres [4]. Ainsi, ces dernières années, la débâcle printanière des fleuves et des rivières s’est produite plus tôt et plus brusquement qu’auparavant, probablement à cause du réchauffement climatique. Conjuguée avec la fonte du pergélisol [5] des berges, elle a emporté des maisons construites près des cours d’eau. Cette fonte du pergélisol a également provoqué l’assèchement des tourbières et des sols, transformant la forêt en une quasi-boîte d’allumettes. Des insectes xylophages, profitant d’hivers plus cléments, se sont multipliés et ont tué des centaines ou des milliers d’arbres, produisant ainsi du bois mort sur pied prêt à s’enflammer. « Au cours de cet été-là, celui de mon deuxième séjour, dit Nastassja Martin, les feux dans le nord de l’Alaska n’ont pas discontinué jusqu’à la fin août. Une épaisse fumée planait au-dessus de la forêt et, certains jours, il était même impossible de distinguer l’autre rive de la rivière Yukon. » Le réchauffement climatique entraîne aussi des modifications du comportement des animaux migrateurs chassés par les Gwich’in, jusqu’à la disparition de certaines espèces et l’apparition d’autres, inconnues jusque-là dans la région — ainsi par exemple des pumas, venant du sud, et des ours polaires fuyant la fonte de la banquise… Les saumons, désorientés par la grande quantité de minéraux charriés par les fleuves et les rivières suite, encore, à la fonte du pergélisol, ne remontent plus certains cours d’eau où ils avaient leurs habitudes — et cela, sans parler du fait qu’ils sont décimés par la pêche industrielle en mer de Béring, devant les embouchures de ces mêmes fleuves. Bientôt apparaîtront même de nouvelles créatures, puisque l’administration américaine vient d’autoriser la commercialisation de saumons transgéniques. Ils seront élevés en pisciculture, mais chacun sait que de telles exploitations, surdimensionnées, laissent toujours échapper des individus, lesquels ne tarderont pas à se croiser avec des saumons sauvages…
Ainsi s’absente un monde : « L’identification à certains éléments du monde devenant impossible, l’homme gwich’in en devient subséquemment incompréhensible pour lui-même, amputé des relations fondatrices qui l’habitaient auparavant. » L’anthropologue va jusqu’à dire que les Gwich’in se retrouvent « vides de monde ». On ne s’étonnera pas, ensuite, d’une certaine dépression qui se traduit, entre autres, par de très forts taux d’alcoolisme et de suicides.
Un des événements qui n’ont rien arrangé pour les Gwich’in et les autres peuples de la région fut la découverte de gisements pétroliers vers la fin des années 1960. Habilement, le gouvernement des États-Unis associa les indigènes à l’extraction en fondant des « corporations » dont ils sont actionnaires sur tous les territoires qu’ils occupent. D’autre part, ce productivisme s’accompagna d’une forte pression « conservationniste », l’Alaska étant fantasmé par les citadins américains comme leur plus vaste réserve de wilderness, c’est-à-dire de nature sauvage, inviolée, pure, authentique, etc. : le gouvernement fédéral est directement propriétaire en Alaska des plus grands parcs nationaux de l’Union. Les Gwich’in se sont ainsi retrouvés piégés entre deux aspects contradictoires de l’impérialisme blanc, d’un côté l’extractionnisme à tout prix, qui vise le profit immédiat, et auquel on a voulu associer les Indiens via les dividendes des corporations, de l’autre la « protection » d’une très grande partie des territoires qui étaient auparavant leurs propres territoires de chasse.
Dans la deuxième partie de son livre, consacrée à un rappel historique du procès de colonisation de la région subarctique, Nastassja Martin montre très bien comment s’est nouée cette crise depuis la fin du XIXe siècle. Comme dans la plupart des procès de colonisation partout dans le monde, un corps d’avant-garde a précédé l’arrivée massive des Blancs : celui des missionnaires. Ils se sont évertués à convertir les Indiens, en commençant la plupart du temps par les chamans, qu’ils transformaient en pasteurs, à la faveur de circonstances aussi extraordinaires qu’effrayantes : celles des épidémies qui les suivaient comme leur ombre. En effet, ici comme dans bien d’autres régions du monde, les premiers contacts avec les Blancs entraînèrent la contamination des autochtones par des virus jusque-là absents de ces contrées, et contre lesquels leurs corps n’avaient pu développer aucune défense immunitaire. On estime que la moitié d’entre eux en moururent (la moitié ! Il faudrait probablement s’arrêter, marquer une pause, tenter, même si c’est impossible, de réaliser ce que signifient ces deux petits mots anodins : « la moitié »). Les chamans, qui détenaient traditionnellement le pouvoir de guérir, étaient impuissants. Les seuls qui pouvaient — parfois — faire quelque chose étaient les pasteurs, qui avaient apporté à la fois la rougeole, la grippe, les oreillons, la rubéole et la variole et leurs remèdes, quand il y en avait. Les premiers bâtiments qu’ils construisirent, à part des temples et des églises, furent d’ailleurs des dispensaires et des hospices. Ils recrutèrent aussi de nombreux orphelins pour en faire des ministres de la foi.
Imposer leur religion supposait aussi que les pasteurs anéantissent — ou s’efforçassent d’anéantir jusqu’au souvenir de toute culture indigène. Les Gwich’in s’étaient donné jusque-là des noms qui parlaient de relations au milieu, de manières d’être singulières, comme : Deerya’Ch’oo’aa, « Laissez le corbeau manger », Eejiighwaa, « Où est la meute [de loups] ? » ou Neezhuu, « Poisson qui a déjà pondu ses œufs ». De plus, ces noms changeaient plusieurs fois au cours d’une vie selon les circonstances, les événements ou tel ou tel comportement d’une personne. Les pasteurs les baptisèrent de noms bibliques, solides et immuables — Paul, Simon, Marie ou Joseph. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il s’agissait d’« humaniser » les Indiens, en les dotant d’identités stables, en les « sauvant » du monde fluctuant habité par les esprits auquel les avaient habitués leurs déplorables mœurs de chasseurs-cueilleurs semi-nomades…
Aujourd’hui encore se font sentir ces efforts de « stabilisation », de « rationalisation » (on parle de « développement durable », ou « soutenable »), menés par des Américains (plutôt blancs et citadins) débordant de bonne volonté afin d’assurer un meilleur niveau de vie aux Gwich’in, lesquels, il faut bien le reconnaître, n’ont guère profité du « développement » économique de l’Alaska (cela étant évidemment un euphémisme : non seulement ils n’en ont pas profité, mais il s’est fait contre eux et leur monde, comme l’arrivée des Blancs s’était traduite par la mort de la moitié d’entre eux…) Ce qui donne lieu, parfois, à des scènes plutôt cocasses — ou consternantes, c’est selon : ainsi, Nastassja Martin a-t-elle assisté dans les locaux du conseil tribal à une réunion durant laquelle « une biologiste généticienne spécialisée dans la culture de pommes de terre en milieux hostiles, accompagnée d’un anthropologue travaillant sur l’évolution des systèmes d’alimentation dans tout le subarctique alaskien […] étaient venus […] dans le but de promouvoir l’agriculture à Fort Yukon, et plus particulièrement la culture de pommes de terre […] ». Ce qui partait d’un bon sentiment : assurer une autosuffisance alimentaire aux villageois, y compris pendant les quatre mois d’hiver durant lesquels les Gwich’in, qui se nourrissent principalement des produits de la chasse et de la pêche, sont victimes de la disette… « Pourtant, ce jour-là, les membres du conseil tribal affichent des regards navrés en contemplant les tubercules aux formes et aux couleurs variées étalés devant eux. Certains membres du conseil sortent furtivement de la salle, d’autres semblent scruter de plus en plus attentivement le parquet délabré qui recouvre le sol. […] Comment se positionner face à l’exhortation de cette femme à planter des pommes de terre rouges ? Comment lui dire l’indifférence ? Comment ne pas voir, derrière le discours officiel qui prône la libération des indigènes vis-à-vis de l’importation de nourriture, une ombre plus grande et plus menaçante qui se profile ? Les hommes présents savent bien que ceux dont nul ne parle, les animaux, sont en fait au cœur du discours qu’ils écoutent. » Ce que veulent les Blancs, c’est mettre fin à la chasse comme mode de vie et en conserver seulement une pratique folklorique vidée de son sens — bonne à montrer aux touristes, qui peuvent, par ailleurs, se délecter du spectacle d’animaux « sauvages » qui ne craignent plus l’homme, puisqu’ils sont de moins en moins traqués (ce qui facilite aussi les expéditions meurtrières des rares chasseurs blancs suffisamment riches pour se payer des permis de tuer et se faire déposer en hélicoptère dans la taïga). Le hic, c’est qu’envers et contre plus d’un siècle de colonisation, les Gwich’in restent chasseurs avant tout. Ils continuent à rêver des animaux qu’ils vont traquer. C’est ainsi que l’un d’entre eux pouvait résumer comme suit leur sentiment à l’issue de cette réunion consacrée aux pommes de terre : « Est-ce que tu peux seulement imaginer à quoi cela ressemblerait de rêver de patates ? Ce serait plutôt un horrible cauchemar ! »
Cette petite histoire de rêve m’amène à parler de la troisième partie du livre, qui est de loin celle qui m’a le plus impressionné. En effet, après avoir décrit ce qui arrive — et ce qui est arrivé — aux Gwich’in dans les deux premières parties, Nastassja Martin démontre que les jeux ne sont pas faits, que la guerre — car c’en est une — n’est pas terminée — si tant est qu’une telle guerre puisse jamais connaître une fin (qui serait la fin du monde et non plus la fin d’un monde). Car les Gwich’in — au moins certain·e·s d’entre elles, d’entre eux, rêvent encore, chassent encore et n’ont pas oublié leurs ancêtres. Je ne m’étendrai pas ici sur cette dernière partie, parce que je craindrais de tomber dans des caricatures ridicules en voulant la résumer, et aussi parce que ce sera un grand plaisir pour qui voudra y aller voir de la découvrir. Simplement, je voudrais insister en conclusion sur ce que met au jour notre anthropologue : que peut-être, les Gwich’in sont-ils en fin de compte mieux préparés que d’autres (que nous ?) à traverser les temps d’incertitude qui s’annoncent. Car ce que l’on peut comprendre de leur forme de vie, c’est qu’elle est précisément fondée sur l’incertitude, sur le mouvant, sur ce fluctuant que les missionnaires ont cherché à fixer, à stabiliser, à immobiliser. Les pasteurs, puis les écologistes après eux, ont voulu — et, malheureusement, ils ont en grande partie réussi — sédentariser les Gwich’in en les regroupant dans des villages fixes — villages contre voyages ; ils ont prétendu substituer Dieu — l’unique — aux esprits, et la Nature au monde des chasseurs : entreprise totalitaire de classification, de séparation, de purification. Les chasseurs entretenaient des rapports guerriers avec les peuples voisins et les autres êtres de la taïga subarctique, qu’ils considéraient comme des personnes douées d’âmes sauvages (soit : autonomes, pas domestiquées) — comme eux, en somme. La guerre des Blancs contre les Gwich’in et les autres peuples indiens se nomma donc « pacification ». Pourtant, cette opération, si elle a bien fonctionné en apparence, n’a pas réussi à éliminer l’arrière-monde Gwich’in, ce monde invisible des esprits, ce monde où ils peuvent encore se ressourcer et puiser des forces afin d’affronter les conditions misérables qui leur sont imposées.
Je suis sorti de cette lecture à la fois en colère contre les horreurs infligées par l’Occident à tout ce qui n’est pas encore lui, mais aussi joyeux de voir qu’il est loin d’avoir réussi dans son entreprise de domination. Un grand merci à Nastassja Martin pour ce beau livre.
Franz Himmelbauer
(le 58 mars 2016)
Source : Antiopées