Bulletin d’information, 8 juin 2010 [1].
La commune autonome de San Juan Copala fait connaître sa position sur ce qui s’est passé aujourd’hui pour la caravane humanitaire « Bety Cariño et Jyri Jaakkola ».
Aujourd’hui 8 juin, la caravane humanitaire « Bety Cariño et Jyri Jaakkola » s’est vue dans l’obligation de ne pas entrer à San Juan de Copala et de laisser les plus de trente tonnes de vivres et d’aide humanitaire qu’elle voulait y livrer parce que les gouvernements de l’État et de la Fédération, en complicité avec ce groupe de criminels qui maintient le siège paramilitaire autour de San Juan Copala, ont décidé de dresser un nouvel encerclement pour empêcher la mission d’atteindre son objectif.
Et, un peu plus loin :
La décision de la coordination de la caravane, composée de compañeros qui font partie des autorités de notre Commune autonome, a été d’avancer un peu plus loin que la communauté d’Agua Fria Copala, et d’analyser les conditions de sécurité à partir de là, car depuis Juxtlahuaca, la police et la ministre de la Justice de l’État (d’Oaxaca) nous avaient fait savoir qu’elles déclinaient toute responsabilité s’il se passait quelque chose et que ce serait de la responsabilité de la Caravane et de ceux qui y appelaient.
La décision de la retraite n’a pas été prise par la Commune autonome de San Juan Copala, mais par « la coordination de la caravane, composée de compañeros qui font partie des autorités de notre Commune autonome ». Ce n’est qu’après avoir eu confirmation de la présence de deux autorités de la Commune dans la coordination que « nous » (c’est-à-dire ceux qui, au sein de la caravane, étaient déterminés à forcer le passage) avons accepté, la rage au cœur, cette retraite. De son côté, la Commune nous attendait bien à Copala, j’en veux pour preuve « le communiqué qui n’a pu être lu à San Juan de Copala » et qui allait être diffusé par la suite. Il se termine par ces mots : « Commune autonome de San Juan Copala, 8 juin 2010, jour glorieux où le siège paramilitaire a été défait par la solidarité. »
La lecture du bulletin d’information me met mal à l’aise : la Commune de Copala fait sienne cette décision de retrait, elle l’assume et elle nous fait même la faveur de ne pas laisser transparaître ce qui pourrait être une grande déception. Elle tente de tirer le peu qu’il reste à tirer de notre pusillanimité. Ce faisant elle est amenée à se perdre dans des circonvolutions rhétoriques pour démontrer encore une fois l’engagement de l’État du côté des paramilitaires, comme si nous devions ignorer le rôle joué par celui-là dans cette guerre dite de « basse intensité » menée contre la population de Copala. C’est ce côté propagande qui me met mal à l’aise, mais, effectivement, il ne reste plus que cela à sauver de notre échec. Le but de la caravane n’était-il pas, justement, de défier l’État, que nous tenons responsable de l’encerclement de Copala, et plus directement Ulises Ruiz Ortiz, l’autorité de l’État dans cette région ? Le communiqué qui n’a pu être lu à San Juan de Copala est beaucoup plus clair sur ce sujet, il ne se perd pas dans une redondance de dénonciations à caractère politique.
Les paramilitaires, les hommes de Rufino Juarez, chef des paramilitaires, sont payés par le gouvernement de l’État d’Oaxaca, les hommes de Rufino Juarez sont en réalité les hommes de main d’Ulises Ruiz Ortiz, gouverneur de l’État d’Oaxaca, dans cette partie de la Mixteca, l’Ubisort (l’Union pour le bien-être social de la région triqui) a été créé par le gouvernement à la fin des années 1990 et il reçoit des subventions importantes de la part de l’État d’Oaxaca. Chez ces gens-là, le maître est celui qui paye.
Pourquoi écrire : « Il a été clair que ni le gouvernement de l’État ni celui de la Fédération n’ont la capacité et la volonté de contrôler et châtier ce groupe criminel et paramilitaire, ce qui se passe dans la région n’intéresse aucun des deux gouvernements, ils n’arrêtent ni ne châtient les assassins, et maintenant ils les protègent même avec un encerclement policier et prétendent que les autorités de la Commune autonome et les membres de la caravane dialoguent avec eux et « leur demandent la permission » pour traverser le territoire qu’ils contrôlent par les armes et la menace », quand, en réalité, le gouvernement de l’État et celui de la Fédération sont, au plus haut point, intéressés par ce qui se passe dans la région, qu’ils ont l’entière capacité de contrôler ce groupe de criminels et de paramilitaires, et qu’ils n’ont absolument pas l’intention de les punir pour leurs crimes ?
Ce n’est pas que le gouverneur Ulises Ruiz ou Juan Sabines, le gouverneur du Chiapas, mettent de la mauvaise volonté ou montrent une certaine impuissance à contrôler et à mettre fin aux exactions des groupes paramilitaires, ces groupes sont financés et dirigés par les instances de l’État, ils sont l’émanation de la volonté d’Ulises Ruiz ou de Juan Sabines dans une guerre ouverte, mais qui se veut furtive (démocratie oblige), contre les peuples indiens et toutes les expressions de l’autonomie. Laisser entendre qu’Ulises Ruiz, Juan Sabines ou Felipe Calderón montrent seulement de la mauvaise volonté à régler la question de ces « assassins officieux », c’est entrer dans leur jeu, pour quel bénéfice ? Celui d’une ouverture au dialogue et à la négociation quand nous avons affaire à une obstination ? Celui de retarder une échéance ? Un réflexe de survie ? Pour quelque temps encore ?
Bien sûr, ni les zapatistes ni les gens de la Commune libre de Copala ne sont dupes, ils savent très bien à quoi s’en tenir ; à travers ces interrogations, nous percevons seulement à quel point la situation de ces hommes et de ces femmes peut être tragique : acculés, ils sont amenés à faire feu de tout bois pour tenir, pour ne pas être écrasés sous la botte du puissant, au point d’en appeler sans cesse à la conscience morale d’une époque corrompue.
Le gouverneur d’Oaxaca avec le soutien inconditionnel du président de la République, Felipe Calderón, entend mettre fin par tous les moyens, mais avec une certaine discrétion, au processus d’autonomie enclenché à Copala. L’échec de la Caravane n’annonce rien de bon, la voie est laissée libre aux assassins afin qu’ils en finissent une bonne fois pour toutes avec ce dernier noyau de la résistance, ce feu qui brûle encore, qui rougeoie toujours dans la tourmente, dernier mais tenace vestige de la Commune d’Oaxaca de 2006. Ce foyer dans la nuit, c’est l’abuelo fuego, le premier chaman ; les hommes et les femmes de pouvoir le voient comme une menace, la menace d’un incendie qui les emporterait, nous, nous y découvrons la chaleur d’un futur à inventer. Le meurtre, ce 20 mai (entre l’embuscade du 27 avril au cours de laquelle sont tombés Bety Cariño et Jyri Jaakkola et cette deuxième caravane) de don Timoteo Alejandro Ramírez et de son épouse, doña Tleriberta Castro Aguilar, est un signal fort, de type mafieux, qui ne trompe pas sur les intentions des paramilitaires et de leurs mandataires. Timoteo Alejandro était un leader respecté et écouté, il s’était trouvé à l’initiative du mouvement de libération du peuple Triqui à ses débuts, dans les années 1980.
Sur le chemin, lors de notre arrivée à La Sabana, les policiers de l’État étaient postés tout le long de la route et même, dans un effet grandiloquent, sur les flancs de la colline ; étrangement, ils tournaient tous le dos à la montagne, où devaient selon leur logique se cacher les paramilitaires prêts à attaquer, pour surveiller... les autobus de la Caravane. Dans ce jeu de poker entre Ulises Ruiz Ortiz et la société mexicaine, le but du gouverneur était d’empêcher coûte que coûte la caravane d’arriver à Copala, celui de la caravane était de briser le cercle et de faire valoir la solidarité et le droit à l’autonomie contre la guerre et la servitude. Un enjeu. Le gouverneur allait-il jusqu’à ordonner le massacre ou, du moins, à faire tirer sur les autobus ? C’est fort possible, ceux qui ont le pouvoir au Mexique semblent prêts à prendre les mesures les plus extrêmes pour briser les résistances et puis l’exemple d’Israël arraisonnant un bateau transportant des vivres destinés à rompre le blocus sur Gaza et tuant neuf personnes avec, je ne dirai pas l’assentiment, mais, disons, la « compréhension » des démocraties est là pour nous rappeler à la dure réalité de notre époque. Mais nous aurions pu tout de même tenter de forcer le passage, quitte à baisser la tête et à faire demi-tour dès les premiers coups de feu. Nous aurions mis au moins le gouverneur en porte-à-faux : ou il n’est pas maître chez lui, ou il est de connivence avec les paramilitaires. Ulises Ruiz a emporté la mise sans même avoir eu à montrer sa main.
Pourtant, dans ce jeu de la guerre, Ulises Ruiz Ortiz avait peut-être un joker dans sa manche que je n’avais pas deviné ou perçu tout de suite, trop habitué à vivre mollement dans un pays où règne la paix sociale de la soumission : donner l’ordre de la fusillade pour, ensuite, avoir le prétexte rêvé de quelques morts afin de faire intervenir l’armée ; celle-ci aurait occupé en premier lieu la commune de San Juan Copala, mettant ainsi tout bonnement fin à son autonomie. Ulises Ruiz a-t-il prêté une oreille attentive à son stratège en guerre civile ? Dans son gouvernement, le chef de la sécurité est un ancien officier kaibil, qui a fait ses classes dans la fameuse école des Amériques aux États-Unis pour ensuite participer à la guerre au Guatemala dans les forces spéciales, los kaibiles, celles-ci ont acquis leur triste renommée sur des monceaux de cadavres. Je viens juste d’apprendre que le CISEN, c’est-à-dire les services d’intelligence militaire, avait sous le coude une note destinée à la propagande prétendant qu’un centre d’entraînement de la guérilla se trouverait à Copala. Cette désinformation, parue dans un journal, il y a deux ou trois jours, reste tapie, attendant le moment propice pour enfler la rumeur et justifier tous les crimes.
La ministre de la Justice de l’État d’Oaxaca, María de la Luz Candelaria Chiñas, a accompagné la caravane de huit autobus en fin de parcours, elle avait avec elle une véritable armada de policiers (je n’ai pas eu l’idée de compter les camionnettes qui les transportaient), qui, dans les parages de La Sabana, s’est déployée le long de la route et sur les crêtes. La ministre était directement en communication avec le dirigeant d’Ubisort, Rufino Juarez, je suppose. Peu après Agua Fria, elle s’est mise d’accord avec lui : la caravane pouvait entrer à Copala à condition que l’Ubisort en prenne la tête !! Devant le rejet unanime d’une telle proposition, la police de l’État s’est alors retirée, pour être, un bref instant, remplacée par la police fédérale, qui a alors prétexté avoir entendu des coups de feu pour détaler. Les différentes instances de l’État nous laissaient face à des paramilitaires qu’elles prétendaient ne pas contrôler. Tout cela sentait le coup fourré à plein nez ; pour y échapper, nous n’aurions pas dû entrer dans le jeu des négociations : négocier avec l’État, en l’occurrence la ministre de la Justice, la protection de la caravane. Nous avons perdu un temps précieux en pourparlers (nous sommes arrivés tard, en début de soirée, dans les environs de Copala) et surtout nous n’avons pas mis l’État au pied du mur, face à sa responsabilité, c’est l’inverse qui s’est produit, c’est lui qui a su mettre la coordination devant ses responsabilités.
Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ces questions de stratégie et de tactique [2]. Essayons de cerner un peu, cette fois-ci, les forces en présence et leurs dispositions. L’État a avec lui la force, la puissance de feu, une armée sans état d’âme, en guerre contre l’ennemi intérieur confondu avec les habitants, l’ennemi c’est le civil, toujours un peu fourbe, le civil aux multiples visages. Le but de l’État mexicain en tant qu’expression du pouvoir d’une oligarchie est d’asservir l’ensemble des habitants aux intérêts de cette oligarchie ; avec la signature du traité commercial entre le Mexique, le Canada et les États-Unis en 1992, les intérêts de cette classe se confondent désormais avec ceux des entreprises transnationales surtout d’origine nord-américaine. La résistance la plus forte vient encore du monde des campagnes et surtout des communautés d’origine indienne, qui ont gardé à travers ce que l’on appelle les usages et les coutumes une éthique sociale. Organisés autour des concepts d’autonomie et d’identité, ces peuples deviennent, comme l’écrit Hermann Bellinghausen [3], « des ennemis formidables pour le pouvoir néolibéral. Contre eux, les vieilles doctrines contre-insurrectionnelles ne suffisent plus... Du Pentagone aux sociétés minières canadiennes, la stratégie des gouvernements et des entreprises est l’extermination. Ils reconnaissent dans les peuples le véritable et unique écueil, le plus dur à briser pour laisser libre cours à leur voracité prédatrice ».
La question pour l’État est la suivante : comment mener une guerre d’extermination sans trop effaroucher la société civile ? La société civile est cette part complaisante de la société qui donne une légitimité à l’État, celle d’un contrat social fondé sur le droit constitutionnel. Par exemple, l’État est garant du droit constitutionnel à la libre circulation sur l’ensemble du territoire mexicain. C’est sur ce droit que s’est appuyé la caravane et auquel a d’ailleurs en partie répondu l’État en la personne de María de la Luz Candelaria Chiñas, ministre de la Justice de l’État d’Oaxaca. La société civile fait tampon entre l’État et les peuples mais, si elle est attachée à la question des droits de l’homme, elle reste en grande partie étrangère à la notion de droit collectif, ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle connaît en général un processus de décomposition et d’acculturation trop avancé pour percevoir dans la construction de l’autonomie un projet social émancipateur et novateur.
Afin de ménager cette part de la société, dite civile, qui le légitime, l’État a recours aux paramilitaires, force occulte qui trouve dans cette connivence avec l’État le moyen de satisfaire impunément ses intérêts particuliers. En général, ces groupes paramilitaires sont ancrés dans la région où ils sévissent, ils y représentent les intérêts d’une frange de la population. Les paramilitaires qui tentent de terroriser la population nahua d’Ostula dans le Michoacán sont issus de l’alliance objective entre les pseudo petits propriétaires métis accapareurs des terres communales de Xayakalan, les cartels de la drogue et l’État. L’exercice de l’autonomie à Ostula vient faire obstacle à d’ambitieux projets touristiques sur la côte pacifique du Michoacán. Dans la Mixteca Alta, où se trouve la Commune de Copala, les paramilitaires représentent la rencontre entre la survivance de l’esprit colonial [4] selon lequel les Indiens sont corvéables à merci, les ambitions politiques des dirigeants de certaines organisations indigènes et des intérêts plus occultes, les paramilitaires attaquent où il y a des routes potentielles pour les narcos, les trafiquants de drogue, et les polleros, les trafiquants de travailleurs clandestins. Au Chiapas, le puissant groupe paramilitaire de l’OPDDIC [5] s’appuie essentiellement sur la soif de terre des paysans indigènes pour harceler les communautés zapatistes, derrière ce harcèlement, nous trouvons des projets touristiques et un plan d’envergure internationale présenté sous le nom de « Projet d’intégration et de développement de Mésoamérique ».
Les groupes paramilitaires sont bien implantés dans une région et ils surgissent à partir du moment où il y a convergence d’intérêts entre l’État et le particulier, cet enracinement dans une région permet à l’État de mener une guerre d’usure par personnes interposées, peu visible sur le plan national, contre les peuples indiens. Cependant la surprenante résistance des zapatistes au Chiapas, à Oaxaca, dans le Guerrero, dans le Michoacán, à Atenco, retrouvant, renforçant, construisant leur autonomie sociale face aux forces contraires de désagrégation et d’asservissement liguées contre eux a de quoi attiser notre curiosité, aiguillonner notre réflexion et réveiller notre solidarité et notre engagement.
Mexico, le 15 juin 2010,
Georges Lapierre