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Le chamane et le serpent à sonnette

samedi 21 janvier 2017, par Georges Lapierre

Cascabelle, furieuse, allait le mordre quand elle reconnut l’homme qu’elle avait comme compagnon de rêve. Il y a longtemps un certain chamane avait un serpent à sonnette dans ses rêves…

Tous les chamanes ont quelqu’un qui les aide dans leurs rêves [1].

Quand les peuples amérindiens disent dans leurs mythes qu’au début les animaux étaient humains, cela ne signifie pas qu’ils ont cessé de l’être, comme l’avance un peu vite Eduardo Viveiros de Castro [2], cette potentialité, ou qualité, partagée par tous, par l’homme, le jaguar, l’arbre ou le sanglier, existe toujours : le chamane est tout à la fois un homme, un serpent à sonnette, un ours, un bouleau et un caribou ; le point de rencontre est l’humain partagé, le chamane et ses doubles. Seulement un événement a eu lieu en ces temps-là d’une vie sociale élargie à tous les vivants. Ce n’était pas non plus un monde indifférencié, comme le suggèrent certains anthropologues, le lynx était bien Lynx avec ses penchants incestueux et le corbeau, Corbeau avec son goût prononcé pour la moquerie, seulement tous communiquaient avec tous dans une sorte de Comédie humaine universelle. Un événement eut lieu, qui a apporté la division et chacun s’est retrouvé enfermé dans son espèce, dans sa particularité. L’espèce a limité l’horizon de l’humanité de chacun. Chaque espèce est devenue humaine pour son propre compte. Les sangliers sont restés humains, mais entre eux ; les acacias sont restés humains, mais entre eux ; les jaguars aussi, les ours aussi, les hommes aussi (et c’est beaucoup dire pour les hommes !). Désormais, il faut devenir tapir pour communiquer avec les tapirs, ou jaguar pour communiquer avec un jaguar, ce qui s’avère un peu risqué ! La chose est possible cependant et presque courante, il est toujours possible de communiquer avec notre double animal, notre être nahual, ou nagual, si nous le connaissons, enfin c’est chose courante et relativement aisée pour l’homme nahual ou nahualli, le sorcier ou le chamane. Cette faculté de dialogue à deux ou à plusieurs est d’ailleurs partagée aussi bien par l’homme nahualli, sorcier ou chamane que par ses doubles animaux ou végétaux, le point de référence ou point de rencontre est l’humain partagé, le spirituel, le retour aux temps primordiaux, aux temps des origines.

Les jaguars sont des personnes car, en même temps, la « jaguarité » est une potentialité des personnes et en particuliers des personnes humaines, écrit Eduardo Viveiros de Castro ; c’est ainsi que le fils de Raoni du Haut Xingu est brusquement devenu jaguar et a tué deux personnes. Rien d’étonnant pour nous qui connaissons maintes histoires de loup-garou ! Eduardo Viveiros de Castro aurait pu tout aussi bien écrire que l’humanité est une potentialité du jaguar et des autres animaux, et dans le secret de la forêt équatorial, il arrive parfois que le jaguar se défasse de sa peau de jaguar pour prendre l’apparence d’un homme. Le loup-garou aussi. Le sang des animaux qu’ils tuent est vu par les jaguars comme de la bière de manioc. La bière est une invention sociale ou culturelle, elle favorise et accompagne le bavardage et le plaisir d’être ensemble, et c’est ainsi que la famille jaguar éprouve un réel et tout humain plaisir à boire le sang de leur victime. Si les jaguars se considèrent entre eux comme des sujets, c’est-à-dire comme des êtres humains animés par la pensée d’une vie sociale, avec ce que cela comporte de désir, de joie, de tristesse, de volonté, de bonnes ou de mauvaises dispositions à l’égard d’autrui, cela ne signifie pas pour autant qu’ils perçoivent les humains, les hommes et les femmes comme des jaguars, comme des êtres avec lesquels ils pourraient connaître une vie sociale, une relation de sujet à sujet comme dans les temps immémoriaux. Ils voient l’homme ou la femme qui croisent leur chemin comme des proies potentielles. Ils ne les voient pas comme des êtres humains, comme des semblables, mais bien comme des animaux, pourrait-on dire, comme des sangliers par exemple, ou des tapirs, dont ils se délecteront de leur sang dans une heureuse convivialité. Quant aux sangliers, que nous saisissons, nous, les hommes, comme des sangliers, c’est-à-dire comme des animaux bons à déguster au cours d’un repas bien arrosé entre amis, eux se voient comme des êtres plein d’esprit, des humains pour ainsi dire, pour qui les fruits sylvestres qu’ils savent apprécier sont des plantes cultivées dans le grand jardin qu’est la forêt. Par contre, ils nous voient, nous qui nous disons humains, gens pleins d’esprit, comme si nous fussions des esprits cannibales [3].

Que s’est-il passé ? Quel événement a bien pu rompre l’harmonie originelle dont parlent les mythes, quand nous étions tous en relation les uns avec les autres au sein d’une vie sociale universelle ?

Le perspectivisme pose avant tout la question de l’altérité et du semblable. Le semblable est celui avec lequel j’ai un rapport de sujet à sujet, en fait, de reconnaissance mutuelle, un rapport que nous pouvons qualifier de social, un rapport socialisé, humain donc : le loup avec le loup, le jaguar avec le jaguar, l’homme avec l’homme, le bison avec le bison. L’autre est celui avec lequel je n’entre pas dans un rapport intersubjectif, mais dans un rapport de sujet à objet, l’autre devient l’objet de mon désir ; la réciprocité, qui amenait la reconnaissance de l’autre comme semblable, a disparu. Dans la relation amoureuse, quand le désir de l’autre est réciproque, se fait jour alors une reconnaissance mutuelle, un plaisir et une humanité partagée, la louve avec le loup, la biche avec le cerf, le sanglier avec la laie et, parfois, l’homme avec la femme. Ce n’est pas trop le cas entre un prédateur et sa proie, à moins de la dévorer dans un orgasme partagé. D’ailleurs, nous verrons un peu plus loin que cette notion de proie mise en avant par les anthropologues et autres zoologistes est à nuancer et sans doute à revoir.

De ce petit parcours heuristique entre chien et loup, nous pouvons déjà tirer un premier enseignement : le mode d’être est un mode de vie en société, un mode de vie sociale, définissant ce que nous appelons une culture. « Ce que les uns appellent la “nature” peut très bien s’avérer être la “culture” des autres. », écrit avec justesse Eduardo Viveiros de Castro [4]. Il y aurait ainsi la culture des loups, des ours, des jaguars ou des acacias, ou des bouleaux, etc. Et je suis bien d’accord avec cette façon de voir. Une chose n’existe pas en soi, mais en fonction de notre culture. Nous l’appréhendons selon la vie sociale que nous connaissons : quand nous voyons du sang, les jaguars, eux, voient tout autre chose en fonction de leur propre culture, de leur mode d’être ensemble, qui pourrait s’apparenter, pour nous, à de la bière ; quand nous voyons des asticots, les vautours voient selon leur culture ce qui serait pour nous des poissons grillés ; quand nous ne voyons qu’une mare de boue, les tapirs voient ce qui pourrait s’apparenter à une maison cérémonielle, disent les Indiens de la forêt amazonienne. C’est notre mode d’être [5] qui détermine le regard que nous portons sur les autres modes d’être. Et ce mode d’être est toujours un mode d’être ensemble (ce qui s’avère être une excellente définition de l’espèce, animale ou végétale). Les Grecs anciens appellent le non-être, la Béance ou le Chaos ; nous, nous le nommons, la nature.

Ce qui définit l’humain aux yeux des Indiens est l’intersubjectivité ou réciprocité entre deux sujets et nous retrouvons cette réciprocité ou reconnaissance mutuelle chez toutes les espèces, animales ou végétales, sauf chez l’homme et, plus précisément, chez l’homme blanc, ce qui surprend et déconcerte les Indiens : que l’homme devienne un objet, un non-sujet, pour un autre homme, voilà ce qui demeure incompréhensible pour un Indien d’Amazonie ou du monde subarctique ! Évidemment la rencontre avec l’autre humain, avec celui qui appartient à une autre communauté de pensée, est délicate, pleine de pièges métaphysiques : doit-on le considérer comme un semblable avec lequel une reconnaissance mutuelle est possible sous forme de potlatch ou d’échanges cérémoniels, ou doit-on le voir comme un ennemi ou un éventuel beau-frère et mettre en jeu l’improbabilité d’une reconnaissance ? Quoi qu’il en soit cet autre homme reste perçu comme humain, comme semblable, quitte à se livrer face à son énigme persistante à quelques expériences [6].

Le manger ? Sans doute, mais c’est là de la métaphysique cannibale, comme le suggère Eduardo Viveiros de Castro [7] ; je dirai plutôt de la métaphysique appliquée. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’un Tupi-guarani ou d’un Iroquois de traiter l’humain-ennemi comme une proie ou comme une bête de labour, et de le mettre au travail. Même le pécari qu’il poursuit dans la forêt équatoriale n’est pas perçu comme une proie mais comme un beau-frère qui fera les délices d’un repas familial. En fin de compte, ce ne sont pas les animaux qui posent une énigme insoluble aux Indiens, mais bien l’homme blanc et, plus précisément l’homme blanc, occidental, chrétien et marchand. L’homme blanc avec ses trophées de chasse ! Il a si peu de savoir-vivre que l’on est amené à douter de ses qualités humaines, alors que l’on ne doute nullement des qualités humaines d’un loup, d’un jaguar ou d’un pécari. L’homme blanc, est-il vraiment humain ?

L’animalité est la réduction du sujet, ou de ce qui était un sujet, à l’état de non-sujet, d’objet ou de proie. L’animal, c’est toujours l’autre, celui avec lequel je n’ai pas de relations intersubjectives. Ce que nous appelons l’animalité se fait jour dans la relation jaguar/tapir, loup/caribou, humain/non-humain. Ce qui se fait jour, d’ailleurs, ce n’est pas tant l’animalité que l’inhumanité ou la non-humanité. En devenant l’objet du besoin ou du désir de l’autre, je ne suis plus perçu comme humain, entrant dans une relation réciproque ou intersubjective avec cet autre ; je ne suis plus humain à ses yeux, que ces yeux soient ceux d’un jaguar, d’un pécari ou d’un homme, encore que…, encore que cette affirmation un peu facile soit à nuancer et à revoir. Dans la chasse, entre en jeu tout un procès de séduction de part et d’autre au cours duquel l’humanité du gibier et celle du chasseur risquent de se fondre et de se confondre [8].

Autrefois, dans ce temps d’avant le commencement, les espèces n’étaient pas figées, rigidifiées dans leur forme, fixées dans leur apparence, stabilisées ; elles se présentaient comme des possibilités de l’être, des actualisations passagères du spirituel, des potentialités fugaces de l’esprit, pour entrer, sous divers déguisements, dans le bal masqué d’une comédie humaine à l’échelle du cosmos. Encore aujourd’hui, le chamane avec ses grelots comme le serpent à sonnette peuvent bien changer de forme pour se retrouver en esprit in illo tempore. Pourtant un événement est intervenu qui a mis fin à cette fluidité de l’être. Je me demande si ce n’est pas l’irruption de la mort dans l’univers du vivant — c’est-à-dire l’irruption du temps, le travail de notre mort, dans un univers atemporel — et qui aurait brouillé cet instabilité originelle en la fixant, en la coagulant : la sève du temps qui s’écoule de l’arbre de Tamoanchan.

Nous avons tendance à faire de cet événement une tragédie. Ce n’est pas nécessairement le cas ; et je me demande si les sauvages en font tout un plat, ou tout un drame. Je ne le crois pas. Leur cosmovision, leur représentation de l’être et de la réalité, les conduit à se jouer des différents plans de la réalité : le monde atemporel reste présent dans l’univers temporel ; ces deux univers, s’ils ne se confondent pas, ne se rejettent pas l’un l’autre, ils ne s’opposent pas, l’univers est duel, il est à la fois traversé par le temps et atemporel ; le temps des origines est toujours présent dans la vie et la mort des générations. Le tout est d’avoir accès à ce temps d’avant le commencement du temps, quand les esprits se rencontrent avec une certaine aisance. Ainsi le chamane avec ses grelots et ses sortilèges peut-il négocier avec l’esprit des phoques ou des dugongs, des élans ou des caribous, des vies contre des vies. Et puis cette comédie humaine dont parlent les mythes reste d’actualité, puisque, pour bien des sociétés primitives, l’homme est aussi un ours, aussi un jaguar, aussi un pécari, aussi un caribou, aussi un loup, aussi une grenouille, aussi un cerf, aussi un bouleau, aussi una hierba santa… Et inversement, l’ours est aussi un homme, un pécari est aussi un homme, un loup est aussi un homme, etc. Ainsi chaque société humaine, chaque tribu composée de clans dont l’origine remonte aux différentes espèces végétales ou animales connues, réactualise-t-elle le mythe d’origine des échanges de tous avec tous, marquant une différence pour mieux retrouver une identité. Ainsi les différentes espèces animales ou végétales restent-elles bien toujours aussi présentes sous leur forme humaine, comme dans les mythes, pour jouer la comédie d’une vie sociale universelle, ne serait-ce qu’à l’échelle d’une tribu et d’un peuple. La représentation de l’être et de la réalité des peuples primitifs, qui voient l’humain dans le végétal ou l’animal et inversement le végétal ou l’animal derrière son apparence humaine, remonte, comme toute cosmovision, aux fondements mêmes de leur vie sociale, marquant et organisant la différence pour permettre la reconnaissance, une autre naissance à soi-même, la naissance à la vie de l’esprit, la naissance à l’être ou connaissance.

Le chamane peut bien passer d’un mode d’être à un autre mode d’être, il passe ainsi d’un univers culturel fermé à un autre univers culturel tout aussi fermé. En se glissant et en s’immisçant dans le corps de l’animal, il se glisse et s’immisce dans son esprit, dans son univers culturel ou spirituel et peut ainsi se marier avec la fille de l’Esprit de l’animal qu’il est devenu. Le corps n’est pas opaque, il est, au contraire transparent, c’est seulement une modalité de l’esprit ; et c’est en embrassant le corps de l’animal, et il s’agit d’entendre par corps un ensemble de manières et de modes d’êtres constituant un habitus, un ethos [9], que le chamane embrasse son esprit ; en changeant de corps, on change d’être, mais on reste toujours dans le monde de l’esprit ou de l’être, dans l’universel de l’esprit ou de l’être. Cet universel de l’esprit ou de l’être est, en fait, pluriversel. Le propre de l’esprit est de s’autodifférencier indéfiniment, ce qui explique la multiplicité de ses modalités ou de ses modes d’actualisation : la multiplicité des espèces. Cette activité génératrice de la différence, génératrice de l’autre, est le propre de la pensée, elle est ce qui définit l’esprit : l’esprit d’une communauté de pensée et, plus précisément, l’esprit d’un peuple, ou bien encore, pendant que nous y sommes, l’esprit d’une espèce animale ou végétale. La pensée de la médiation est une pensée pratique, elle fait surgir l’autre et surtout elle fait surgir, avec cet autre différent, la relation à celui-ci. C’est ce que nous rabâchent sans relâche les mythes : l’esprit se trouve dans la vie sociale, dans le mode d’être ensemble, dans la différenciation entre les espèces, comme dans la différenciation entre les individus dans une même communauté de pensée — humaine, animale, végétale… ou géologique, ajouterait Gérard de Nerval. Pour cette raison, la relation entre les hommes et les différentes espèces connues, animales ou végétales, comme la relation entre les hommes eux-mêmes, reste une question centrale et d’importance, que nous ne pouvons pas résoudre par-dessus la jambe en parlant de proies ou de prédation, comme les anthropologues d’aujourd’hui auraient tendance à le faire.

D’ailleurs, entre les différentes modalités de l’être (les différentes espèces), l’échange existe toujours ; la multiplicité des réciprocités non seulement est toujours envisagée, mais elle est encore d’actualité ; l’échange est le principe de base fondateur de la différence et inversement. Les univers culturels que représentent les espèces ne sont pas aussi fermés qu’on le pense (et comme j’ai pu l’écrire un peu plus haut) et la réciprocité des échanges est une proposition universelle : échange réciproque entre toutes les parties d’un même milieu, animaux entre eux, animaux et végétation, et réciproquement, plantes entre elles, formant ainsi une « niche écologique », niche que nous pouvons, sans trop de contorsions, étendre à la terre tout entière. Si nous nous plaçons dans une telle perspective, nous nous rendons bien compte que la chasse comme la cueillette des plantes n’est pas une mince affaire, aussi bien du côté des hommes que du côté des animaux et des plantes. C’est même une affaire extrêmement délicate exigeant, de part et d’autre, négociations ardues et séduction.

Cette cosmovision amérindienne, dont je me suis amusé à étendre les ramifications sur la planète, repose sur un axiome (comme les mathématiques), un point de départ, et, pour reprendre la thèse d’Eduardo Viveiros de Castro, un point de vue. Le point de vue des Indiens n’est pas celui que nous impose notre société, il n’est pas celui que nous impose notre mode d’être. Notre point de vue sur l’être et sur la réalité comme le point de vue sur l’être et la réalité des Indiens des tribus amazoniennes ou subarctiques sont, tous les deux, hors de toute critique dans la mesure même où ils s’imposent à nous comme à eux et ils s’imposent à nous comme à eux avec la force incontestable de l’évidence car ils sont intimement et inexorablement liés à notre mode d’être, comme ils sont intimement et inexorablement liés à leur mode dêtre. Ils sont révélateurs d’un mode de vie. Pour les Indiens la réalité est entièrement spirituelle, il n’y a pas de place pour une réalité qui ne soit pas spirituelle, le signe est l’actualisation du sens, il est directement spirituel, il s’adresse directement à l’esprit. Le sens est dans le signe, il ne se distingue pas du signe, l’être ne se distingue pas de sa manifestation. {El ch’ulel está en nuestros brazos, en nuestras piernas, en todo nuestro cuerpo} (le ch’ulel est dans nos bras, dans nos jambes, dans tout le corps), disent les Indiens chols du Chiapas. Il n’y a pas seulement entre l’âme et le corps une étroite solidarité, mais partielle confusion. De même qu’il y a quelque chose du corps dans l’âme, puisqu’elle en produit parfois la forme, il y a quelque chose de l’âme dans le corps, remarque Émile Durkheim[[Durkheim, 2007, page 361 : « L’âme n’est pas dans le souffle, elle est le souffle, elle ne fait qu’un avec la partie du corps où elle réside » (le foie, les rognons, la graisse, les viscères, le cœur, etc.). Durkheim (Émile), {Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie}, CNRS Éditions, Paris, 2007.]]. Il faut se trouver dans le monde de l’aliénation de la pensée pour séparer ainsi le signe du sens, ou le sens du signe, l’être de son actualisation, l’âme du corps. Nous sommes incapables de saisir cette idée très simple tant nous sommes le résultat d’un monde reposant sur la séparation entre l’être et le non-être, la pensée et la non-pensée, en fait sur l’esclavage. L’anthropologie contemporaine, qui tente de saisir le point de vue des Indiens d’Amazonie, n’arrive pas à se défaire de notre présupposé (ou du présupposé de notre civilisation), qui veut qu’il existe deux entités bien séparées : d’une part, l’être (l’esprit, la pensée, l’âme, la culture, la civilisation) et, d’autre part, une réalité sans pensée, le corps (l’apparence, le physique, la nature), si bien qu’ils en arrivent à dire que le point de vue à partir duquel les Indiens saisissent la réalité est dans le corps ou le Physique (cf. Descola, 2005). Ce présupposé fausse toute leur démonstration et on garde l’impression qu’ils finissent par se prendre les pieds dans le tapis. Le point de vue des sauvages est l’être dans sa totalité, c’est-à-dire dans son mode d’être. C’est notre mode d’être qui dicte notre appréhension de la réalité (et les théories des anthropologues en sont un bon exemple). L’apparence change avec le sens et, bien entendu, c’est l’être, ou plus exactement le mode d’être, qui dicte le sens, et donc, l’apparence. C’est ainsi que nous voyons des asticots repoussants grouillant sur une charogne quand les vautours ou des hommes et des femmes d’une autre culture (nous apprécions bien les escargots et les grenouilles !) voient des poissons grillés fort appétissants. L’apparence n’existe qu’en fonction du sens que nous lui donnons. Quel sens caché, que nous cherchons à occulter, donnons-nous à la réalité quand nous la voyons comme nature, comme pure apparence, sans contenu, sans pensée, sans esprit (disons-nous) ? C’est une question que pourrait bien nous poser un sauvage ! Quel sens caché, ou que nous cherchons obstinément à occulter, donnons-nous au corps quand nous voulons le séparer définitivement de l’esprit pour le voir comme apparence vide, comme physique, comme nature (assez vainement, d’ailleurs) ? Au tout début de son introduction à son livre {Métaphysiques cannibales}, Eduardo Viveiros de Castro révèle la véritable ambition de l’anthropologie d’aujourd’hui : « L’anthropologie est prête à assumer intégralement sa nouvelle mission, celle d’être la théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée. » Diable ! Nous allons voir si les universitaires vont réussir à prendre de vitesse ce que nous proposent dans leur candeur les peuples, dont les membres connaissent encore entre eux une relation intersubjective. Il faut faire vite au cas où nous aurions l’idée de prendre aux mots les sauvages avant d’écouter les anthropologues. Comment pourrait-il y avoir décolonisation de la pensée sans une modification profonde de la vie sociale que nous connaissons ? Parler de décolonisation de la pensée sans jamais faire la moindre allusion à notre mode d’être, aux pratiques sociales, c’est-à-dire à l’éthique qui préside aux rapports des uns et des autres, c’est se moquer du monde tout en cherchant « à noyer le poisson ». La pensée ne peut être abstraite de son socle, tous les présupposés sur lesquels repose une société ; et ces présupposés sont pratiques, ce sont les fondements éthiques[[Je propose le terme d’éthique car je n’en trouve pas d’autres ; il est vrai que nous pouvons difficilement parler d’éthique au sujet de notre « civilisation » ; on dirait que nous sommes arrivés à devoir bannir de notre vocabulaire et de notre existence deux mots, celui d’éthique et celui de civilisation.]] sur lesquels s’est érigée une vie sociale, ils posent et définissent les types de rapports convenus entre les uns et les autres. Ces nouveaux anthropologues sont amenés à révéler quelques aspects, supposés surprenants, de la cosmovision indienne, sans toutefois saisir l’abîme vertigineux dans lequel nous tombons sans fin, et qui nous sépare irrémédiablement des sauvages ; à moins que ce ne soit là qu’un exercice destiné à attirer notre attention et nous détourner de notre triste vérité. Les multiples modes d’actualisation (ou d’existence) de l’être ne peuvent être conçues comme un {multinaturalisme} à opposer à notre multiculturalisme comme le fait Eduardo Viveiros de Castro (et il n’est pas le seul !) dans son livre {Métaphysiques cannibales}. Pour lui, le mode d’être définirait la « nature » de l’existant. Ainsi notre mode d’être, notre existence en tant qu’espèce, définit ce que nous appelons la « nature de l’homme ». Jouer, comme le fait Eduardo Viveiros de Castro, avec ce concept de « nature » n’est pas sans conséquence, ni sans risque et c’est un peu comme jouer avec le feu et se brûler les doigts. La « nature humaine » apparaît ainsi comme une donnée objective, but de l’investigation scientifique, objet de la recherche de la science dite de l’homme ou anthropologie. Ce concept de {multinaturalisme} est pour le moins ambigu[[Il semblerait qu’Eduardo Viveiros de Castro en ait conscience, il écrit un peu plus loin, page 42 : « Nous dirions alors que le multinaturalisme amazonien n’affirme pas tant une variété de natures que la naturalité de la variation. » (Encore que cette variation n’ait aucune relation avec ce que nous appelons la nature.)]], car, mis à part le fait qu’il reconnaît la multiplicité des espèces (grande nouvelle !), et, donc, la multiplicité des « natures » (la jaguarité, la tapirité, la condorité, l’anacondaïté, l’humanité, etc.), il ne reconnaît qu’une seule « nature » humaine, partagée par tous les hommes. La multiplicité que le perspectivisme met en avant est une fausse multiplicité, ou une multiplicité en trompe-l’œil ; en fait, il met en avant l’Unique, la « nature » humaine une et universelle (parmi toutes les autres « natures », animales ou végétales). Comment ne pas y déceler l’éloge de ce qui advient : un monde unique et totalitaire qui serait l’expression incritiquable de notre « nature » humaine selon le slogan actuel, « Une seule nature, une seule culture » ? Chaque société humaine, ou chaque culture, représente une modalité de l’être, la société ou la culture Jivaro est une modalité de l’être, comme l’est la société ou la culture Gringo, comme l’est la société ou la culture Acacia, comme l’est la société ou la culture Walt Disney[[En quelques mots : le mode d’être qui définit l’espèce animale ou végétale est un mode d’être ensemble, en fait une culture ; ce que les anthropologues perspectivistes définissent comme un multinaturalisme est un multiculturalisme, seulement les hommes connaissent plusieurs cultures ou modes d’être ensemble, mais sans doute aussi les animaux et les plantes d’une même espèce. J’en reviens donc à mon obsession : la nature est une construction mentale propre à notre culture.]]… Notre mode d’être et celui des Indiens jivaro sont des modes d’être radicalement différents, ce qui fait que nous donnons un sens radicalement différent à ce qui nous entoure, que ce soit des plantes ou des animaux. Les Jivaro vont spontanément entrer dans une relation de sujets à sujets avec les plantes ou les animaux, d’êtres à êtres, l’autre sera toujours appréhendé avec une certaine considération, considération qu’exprime le rituel accompagnant la cueillette d’une plante ou la mort d’un animal. Notre rapport à l’autre est bien différent, c’est un rapport de sujet à non-sujet, d’être à non-être, c’est tout de même autre chose ! Et ce type de rapport, nous l’établissons tout aussi spontanément. Il est dicté par notre mode d’être, c’est-à-dire par notre façon d’être ensemble, notre culture. D’un côté nous avons une société et une culture non esclavagistes (avec les avantages et les inconvénients que cela peut comporter) ; de l’autre une société et une culture (nous disons civilisations) esclavagistes (avec les avantages et les inconvénients que cela peut comporter) ; c’est là que se trouve le nœud et l’origine de la différence, qui explique l’étrangeté, pour nous, de la cosmovision des peuples amérindiens, de leur conception du monde et de leur philosophie. Mais, chut… c’est là un secret que les polichinelles sont chargés de cacher sous les couvertures. Et nous voyons avec amusement les anthropologues s’efforcer de le camoufler d’un côté… quand la tête, ou les fesses, sort de l’autre. Dans l’avant dernier chapitre de son livre {Métaphysiques cannibales}, Eduardo Viveiros de Castro, n’y tenant plus, après 169 pages consacrés à l’exercice intitulé « ni vu ni connu, je t’embrouille », vend la mèche, c’est souvent ce qui arrive quand, après tant d’efforts… un moment d’inattention, ou de fatigue, ou « de guerre lasse »… il écrit : <blockquote>« S’il y a quelque chose qui revient de droit à l’anthropologie, ce n’est pas la tâche d’expliquer le monde d’autrui, mais bien celle de multiplier notre monde, “le peuplant de tous ces exprimés qui n’existent pas hors de leur expression”. Car nous ne pouvons pas penser {comme} les Indiens ; nous pouvons tout au plus, penser {avec} eux. Et, à ce propos — pour essayer juste un instant de penser « comme eux » —, s’il y a un message clair dans le perspectivisme amérindien, c’est justement celui qui affirme qu’il ne faut jamais essayer d’actualiser le monde tel qu’il s’exprime dans le regard d’autrui. »</blockquote> Je précise que les cursives sont de l’auteur ; cela dit, j’aime bien « multiplier notre monde », objectif correspondant au slogan actuel, « une seule nature, une seule culture ». Mais c’est surtout la dernière proposition qui vaut de l’or : « il ne faut jamais essayer d’actualiser le monde tel qu’il s’exprime dans le regard d’autrui »… au cas où il nous viendrait l’idée saugrenue d’inventer un autre monde, un monde qui ne soit pas esclavagiste, par exemple. Le mode d’être est de l’esprit à l’état pur, le corps, par lequel se manifeste l’être, est du pur esprit. En pénétrant le corps d’un animal, le chamane voyage dans le monde des esprits pour rencontrer l’esprit de l’animal dont il a revêtu le corps (et le corps de se limite pas bien entendu à l’apparence physique), dont il a revêtu le mode d’être. Il a revêtu le corps de l’esprit de l’animal et c’est son esprit qu’il va revêtir et avec lequel il va pouvoir dialoguer et négocier (dans la mesure où il aura su se dédoubler, se fondre dans l’esprit animal, se fondre dans l’autre tout en gardant son quant-à-soi, si je puis dire, sans s’y perdre à tout jamais). Je ne vois pas trop ce qui pourrait être qualifié de « naturel » ou de « nature » dans cette pratique chamanique. Le corps dans la conception indienne a une tout autre dimension que celle que nous lui donnons quand nous le réduisons à son physique, à n’être qu’une apparence vide. Pour les Indiens il est la manifestation de l’esprit, ce qui est tout de même bien différent et ouvre sur la connaissance de soi des perspectives autrement intéressantes. Le sujet est contenu en creux dans l’animal nahual, il est une potentialité de l’être nahual, de son autre animal ; l’aigle, le jaguar, le serpent à sonnette ou crotale, le lynx enveloppent le sujet humain, dont on aperçoit juste la tête, comme la chrysalide enveloppe le futur papillon. L’homme est enveloppé par cette autre potentialité de son être, animale ou végétale, dont il est issu, dont il est né. Et cette autre potentialité, qu’il aura laissée derrière lui, dont il se sera défait au cours de sa mutation ou de sa mue, lui collera toujours à la peau, elle est son ailleurs. Elle est constitutive de l’être, de son être, au point où elle peut à tout moment refaire surface et transformer l’apparence du sujet, qui deviendra ou redeviendra aigle, jaguar ou serpent à sonnette. L’autre, l’être dans sa dimension cosmique, la foudre, un animal, un végétal, enveloppe l’être humain comme une chrysalide. Notre ailleurs nous enveloppe comme une chrysalide. Nous sommes les enfants du prodige : « Les ancêtres qui vivaient dans ces temps fabuleux étaient, suivant l’opinion des indigènes, si étroitement associés avec les animaux et les plantes dont ils portaient le nom qu’un personnage de l’Alcheringa[[Alcheringa, le temps du Rêve.]] qui appartient au totem du kangourou, par exemple, est souvent représenté dans les mythes comme un homme-kangourou ou un kangourou-homme. Sa personnalité humaine est souvent absorbée par celle de la plante ou de l’animal dont il est descendu[[Spencer et Gillem, {The Native Tribes of Central Australia}, Londres, 1899, cité par Émile Durkheim (Durkheim, 2007, p. 368).]]. » Absorbé par son au-delà, par son double, son autre cosmique, absorbé par son extériorité. « Absorbé par l’universel », dirait sans doute un Aborigène d’Australie. Les Tzeltal distinguent deux âmes dans le corps humain. La première, le {ch'ulel}, est commune à tout être vivant, tandis que la seconde, le {wayjel}, associe l'extériorité (l’universel ?) de l'individu à un animal et elle est indispensable à la vie sociale. Le {ch'ulel} est une force indestructible qui accomplit un cycle semblable à l'âme du maïs. Les animaux et les plantes ne possèdent que l'âme appelée {ch'ulel}, l'âme {wayjel} étant le propre des êtres humains. Ces derniers établissent grâce à elle une relation de « réplique » avec un animal lié au monde surnaturel des ancêtres. Chaque village a en effet pour réplique une montagne sacrée où les divinités ancestrales habitent et où les animaux vivent en groupes comparables aux familles du village. Chaque individu se trouve ainsi doté d'un animal compagnon, un être qui le reflète et possède son {wayjel}[[Guiteras Holmes (Calixta), {Los peligros del alma. Visión del mundo de un tzotzil}, trad. Carlo Antonio Castro, Mexico, FCE, 1965 (cité par López-Austin, {Les Paradis de brume}).]]. Dans un intéressant retournement, cet {alter ego} animal serait donc l'âme sociale de l'homme, son être socialisé[[Cela ne nous étonne moins maintenant que nous avons défini, avec les Indiens de la forêt amazonienne, le mode d’être (humain, animal ou végétal) comme un mode d’être ensemble.]]. Dans certaines communautés, les « anciens », ceux qui ont accompli le cycle des charges communautaires, peuvent jouer sur cet alter ego animal de chacun afin de préserver l’harmonie dans la communauté villageoise[[Cf. [bleu violet][{Les Vierges dites de Guadalupe}->rubrique39][/bleu violet], chapitre « L’Être et ses autres ».]]. Il n’est pas possible de détacher l’être de son mode d’être, de son actualisation sous une certaine forme ou, mieux, sous une certaine présence. L’être se manifeste et la manifestation de l’être, qui n’est pas toujours et nécessairement corporelle[[Dans le sens où nous l’entendons, mais qui peut à travers les techniques de possession comme le vaudou (ou autres) prendre possession d’un corps — là, dans le sens où l’entendent les sauvages.]], a un sens, que nous sommes parfois amenés à déchiffrer. L’être est à la fois Un et multiple dans ses manifestations, dans ses actualisations ; et ces manifestations ou actualisations ont toujours un sens pour la personne concernée. Pour un sauvage toute rencontre est significative, que ce soit celle d’un autre homme, d’un animal ou d’un esprit ; elle est porteuse de sens, un sens qui doit être déchiffré. Quel est donc cet être, Grand Manitou ou Grand Esprit, qui existerait hors de la multiplicité de ses manifestations ? La réponse à une telle question n’est que pure spéculation : « Il est plus lointain que le ciel, plus profond que les enfers. Aucun dieu ne connaît sa véritable apparence. Son image n’est pas révélée par les écritures. On n’enseigne rien de sûr à son sujet. » Quelle idée nous nous faisons de l’être ? Chaque peuple, chaque civilisation semblent apporter une réponse ; et cette représentation collective de l’être, variant selon les civilisations concernées, n’est pas sans intérêt. Les Indiens ont-ils une âme ? Ou l’homme blanc a-t-il un corps semblable au nôtre ? Ou bien encore, les femmes ont-elles une âme ? Du moins ce fut cette dernière question que se sont posés les Ganji, un peuple aborigène d’Australie, pour conclure finalement que les femmes n’avaient pas d’âme. Il y eut certainement un temps chez les Ganji où les femmes avaient une âme. Il existe encore aujourd’hui un grand nombre d’âmes de femmes. Seulement, elles ne se réincarnent plus. Chez les Ganji, la filiation, après avoir été utérine, se fait aujourd’hui en ligne paternelle : la mère ne transmet plus son totem à l’enfant. Pour expliquer cette situation, conclut Émile Durkheim[[Durkheim, 2007, page 358, note 3.]], il n’y avait que deux hypothèses possibles : ou bien les femmes n’ont pas d’âme, ou bien les âmes des femmes sont détruites après leur mort. Les Ganji ont adopté la première de ces deux explications. Je trouve cette anecdote particulièrement éclairante, elle ouvre sur une certaine conception de l’être qui me plaît : l’être est le totem qui se réincarne de génération à génération, depuis la nuit des temps, depuis l’effacement, dans des points définis de la géographie territoriale[[Qui sont comme des points d’acupuncture sur les lignes de haute tension du Rêve qui se croisent sur la superficie terrestre.]], des êtres du Rêve. « L’âme n’est pas autre chose, écrit Émile Durkheim, que le principe totémique incarné dans chaque individu. » C’est l’esprit du clan, la pensée de la communauté qui anime les membres du clan et qui les pousse à échanger avec les autres clans de la tribu, cela, selon des règles qui ont cours depuis la nuit des temps — la nuit des temps au cours de laquelle les êtres prodigieux rêvaient[[Durkheim saisit le clan comme une entité en soi, alors que le clan n’existe qu’en fonction des autres clans, c’est une entité qui ne peut se saisir et se définir que dans son rapport avec les autres entités : « En un mot, de même que la société n’existe que dans et par les individus {(qui communiquent pratiquement en échangeant entre eux des chants, des danses, des peintures corporelles)}, le principe totémique ne vit que dans et par les consciences individuelles dont l’association forme le clan {(qui se définit en fonction des règles d’échange qui le lient aux autres clans — cf. par exemple la complexité des règles de mariage — et ces règles d’échange font partie, entrent ou sont dans les consciences individuelles)} » (page 368). Cette limitation n’échappe pas à Émile Durkheim, qui est amené à nuancer cette première approche du clan, l’isolant des autres clans, pour l’intégrer davantage à la tribu : chaque nouvel initié se trouvant engagé dans un système de communication à l’échelle de la tribu, et non à celle du clan où il est rattaché : « Nous avons vu, en effet, que le totémisme n’était pas l’œuvre isolée des clans, mais qu’il s’élaborait toujours au sein d’une tribu qui avait à quelque degré, conscience de son unité. C’est pour cette raison que les différents cultes particuliers à chaque clan se rejoignent et ce complètent de manière à former un tout solidaire » (page 431).]]. Cette idée que l’être se confond avec son mode d’être, c’est-à-dire avec la manifestation de sa présence, est une idée profondément ancrée dans la mentalité primitive. Cette idée est loin d’être absurde, bien au contraire, elle explique d’une part, la connivence entre les êtres d’une même espèce, c’est-à-dire entre les êtres qui se manifestent sur un même mode et d’autre part, la perception d’autrui en fonction du mode d’être que nous connaissons. Bien que différentes entre elles, chaque espèce est une manifestation de l’être et les membres qui la composent peuvent se dire humains, alors qu’ils voient autrui, celui qui n’est pas de leur espèce, comme différent, c’est-à-dire comme non humain. Nous pourrions parler à ce sujet d’un relativisme à double entrée, dicté par le mode d’être, ou relativisme absolu. Chaque manifestation de l’être est signifiante, ce qui explique l’attachement du sauvage au paraître. Cette conception de l’être n’a pas disparu au cours de l’histoire des civilisations, elle était encore bien présente dans la civilisation mésoaméricaine, quand la notion d’un dieu ou des dieux se substitue à celle d’être. La pensée indienne ne s’attarde pas à distinguer le signifié du signifiant, la divinité de son support matériel. Le signe opère comme un catalyseur, il révèle la présence jusque-là invisible de la divinité (de l’être), il cristallise à la manière d’un corps chimique ce qui est là. Il actualise la présence du dieu, il rend visible l’esprit. Se revêtir de la peau d’un dieu ou de ses ajustements, ce n’est pas seulement prendre l’apparence du dieu en question, pour le représenter, c’est, de façon plus fondamentale, revêtir sa personnalité, son esprit, sa « force », son être. C’est de l’ontologie appliquée : on devient alors de dieu ou la déesse en question[[Cf. {Les Vierges dites de Guadalupe} (ou [bleu violet][{Vierge indienne et Christ noir}->rubrique39][/bleu violet], publié comme feuilleton sur le site <a href="http://lavoiedujaguar.net/" target="_blank" >“la voie du jaguar”</a>).]]. La civilisation chrétienne, en séparant l’être de sa manifestation, de son paraître, l’âme du corps, disent les curés, apporte une petite révolution dans le domaine de la pensée et des représentations que nous avons de l’être. Elle prend en compte un fait social et l’assimile. Désormais l’être n’est plus immanent à la société et à l’homme ; comme le bon Dieu, il a pris ses distances, il s’est éloigné. Cette séparation dans l’individu rend compte d’une séparation dans la société entre ceux qui ont la pensée de l’activité sociale dans son ensemble et ceux qui en sont dépossédés. Nous avons affaire à une civilisation qui a intégré l’esclavage comme élément fondateur de son être. Ce qui fait la différence d’être entre la chenille et le papillon est bien leur changement d’apparence, leur changement de peau. La chenille est seulement une modalité de l’être, comme le papillon, qui se présente alors comme une autre modalité de l’être ; du même être, qui est l’espèce concernée ; je dirai alors que l’espèce est un mode (parmi d’autres) d’actualisation de l’être. Changer d’être au cours d’une initiation, par exemple, c’est changer d’apparence et, à ce sujet, nous pouvons noter l’importance des tatouages et des scarifications, ou tout autre modification corporelle comme l’arrachage d’une dent, la circoncision ou la subincision qui accompagnent, au cours de l’initiation, la transformation d’un être devenu autre. La métamorphose est si complète qu’elle est la plupart du temps vécue comme une seconde naissance. C’est l’être du Rêve, l’être des prodiges de l’Altjira qui est censé célébrer lui-même les cérémonies d’initiation chez les peuples aborigènes d’Australie. Par ce changement, par cette modification de son apparence, par cette modification corporelle, l’initié entre dans l’univers du sens, dans l’univers de la pensée, alors que le néophyte, l’enfant, le non-initié restent en marge du sens, dans les marges de la pensée et du discours mythique que réactualise et développe chaque société. Initié, il devient signifiant pour les autres, il devient signe dans un discours désormais saturé de sens. Chaque membre de la collectivité entre comme signe dans le discours que toute société tient sur elle-même, où chaque règle définissant la position de chacun par rapport à celle des autres est un acte pratique de communication — règle sociale que nous pouvons d’ailleurs comparer, avec un certain bon sens, à une règle syntaxique. C’est parce que la société est un langage en soi, un discours toujours renouvelé sur elle-même dans lequel chaque acte pratique de communication est, comme le disent les Kanak, « parole », que les femmes et les hommes parlent. La structure de parenté, en définissant la position de chacun vis-à-vis des autres appelle et convoque la structure pronominale. À partir du moment où il y a rupture dans la chaîne de l’immédiateté surgit, avec la pensée, le sens. La société des hommes apparaît ainsi comme une machinerie créatrice de sens. La société est un langage en soi, c’est-à-dire réalisé, existant en lui-même et pour lui-même : une machinerie créatrice de sens se renouvelant sans cesse, en perpétuelle activité. La structure de parenté est une structure syntaxique directement pratique. Se plier aux règles du jeu social, c’est se plier aux règles syntaxiques d’un discours qui fait sens. Nous nous interrogeons parfois sur le sens alors que nous le vivons au jour le jour, la société se présentant comme un discours en soi, créant du sens à longueur de temps. Le sens n’a pas d’autre objet que lui-même, il n’a pas d’autre objet que le concept, que l’existence du concept. Avec notre manie de la séparation, nous cherchons un sens abstrait de notre réalité. Dans le Xingu, nous dit Eduardo Viveiros de Castro, la majorité des choses que nous considérons comme mentales, abstraites, se trouvaient écrites concrètement dans ou sur le corps. Quand, au cours des grandes cérémonies rituelles, les Aborigènes d’Australie se peignent le corps du signe de leur totem, animal ou végétal, ils remontent aux temps mythiques et prodigieux d’une communication universelle. Ils deviennent signes dans une communication universelle ; cette fois-ci, c’est de la sémiotique appliquée, ils pénètrent dans l’univers du sens où tout est spirituel, où tout fait sens. Ils ne pénètrent d’ailleurs pas dans l’univers du sens. En tant que simple élément signifiant, ils créent cet univers du sens, ils l’inventent, ils le fabriquent de toutes pièces et c’est le cas de le dire ! Ils entrent comme pièces, comme éléments, comme marqueurs dans un discours plein de sens. En précisant et en marquant leur place et leur position dans le discours universel que la société des hommes tient sans cesse sur elle-même, ils renouvellent l’acte de création de l’être s’actualisant dans le signe, et qui veut que toute rencontre soit signifiante. Ils renouvellent l’acte originel et pratique de la création du sens, de l’être (ou de l’esprit, ou de la pensée) s’actualisant sans cesse en se différenciant. L’homme n’est peut-être pas tout à fait un animal comme les autres. Le fait qu’il ait accès à la connaissance, à la naissance à soi de l’être s’actualisant dans le signe, l’amène à avoir quelque responsabilité quant au renouvellement de l’espèce dont il est l’incarnation incandescente. En devenant le signe de son animal ou de son végétal totémique, en devenant son écriture corporelle, il est plus que son animal totémique, il est son animal totémique sublimé, devenu signe, devenu signifiant, entrant dans l’univers du sens. Je dirai que l’animal (ou le végétal) totémique disparaît dans l’homme ou dans la femme afin que celui-ci ou celle-ci aient accès à l’être, à la connaissance de l’être et puissent entrer ainsi, comme signifiant, dans le monde de la pensée. Comme nous avons pu le constater, cette connaissance est pratique, c’est en devenant signe et donc signifiant pour autrui, que l’on accède au monde de la pensée. Ce qui explique la solennité des tatouages, comme signe de reconnaissance, entre vie et mort, des bandes et « tribus » rivales[[La vogue actuelle des tatouages dans ce que nous appelons le premier monde se voudrait aussi signe de reconnaissance, mais c’est un signe de reconnaissance bien affaibli, la plupart du temps futile, qui ne va pas jusqu’à mettre en jeu sa vie avec son être ; ce qui est bien différent de ce qui a lieu dans les {pandillas} d’Amérique centrale ou tout simplement avec les sauvages ; c’est juste une aspiration vague, diffuse, « à la surface des choses », sans véritables racines et l’on se demande parfois s’il s’agit là d’une marque de soumission volontaire (l’esclave revendiquant de lui-même sa condition d’esclave quand, autrefois, c’était le maître qui marquait le corps de son esclave au fer rouge) ou la manifestation d’une velléité de subversion.]]. L’image totémique est faite de lignes et de points. « Elle n’a pas pour but, écrit Émile Durkheim, de figurer et de rappeler un objet déterminé, mais de témoigner qu’un certain nombre d’individus participent d’une même vie morale ». Se faire les « yeux de biche » d’un simple trait ou encore souligner avec trois points en triangle entre le pouce et l’index, notre rage, se faire une collerette de petits points d’encre bleue autour du cou, désignant en pointillés où couper dans un défi des durs de durs aux temps héroïques et encore bien proches de la guillotine et du bagne, le tatouage dit ce que nous sommes, il indique la position que nous revendiquons au sein de la société : « Mort aux vaches ! » L’homme criminel ! Le tatouage est signe de reconnaissance, la meilleure manière de s’attester à soi-même et d’attester à autrui qu’on fait partie d’un même groupe : <blockquote>« Des faits connus démontrent, en effet, qu’il se produit avec une sorte d’automatisme dans des conditions données. Quand des hommes de culture inférieure sont associés dans une vie commune, ils sont souvent amenés, comme par une tendance instinctive, à se peindre ou à se graver sur le corps des images qui rappellent cette communauté d’existence. »</blockquote> Du haut de sa culture bourgeoise et à ma grande satisfaction, le grand Émile Durkheim, associe, sans doute bien involontairement, les bandes de voyous ou d’apaches de mon adolescence aux clans des tribus aborigènes d’Australie : <blockquote>« Le clan ne peut pas se définir par son chef ; car si toute autorité centrale n’en est pas absente, elle y est, du moins, incertaine et instable. Il ne peut davantage se définir par le territoire qu’il occupe ; car la population, étant nomade, n’est pas étroitement attachée à une localité déterminée[[Durkheim, 2007, pages 346 et 347.]]. »</blockquote> La dernière phrase pourrait d’ailleurs faire allusion à un phénomène bien actuel, celui des {pandillas} ou, selon le terme argotique du Salvador, des {maras}, ces bandes de voyous, comme la mara Salvatrucha ou Barrio 18, qui, de Los Angeles au Salvador, sont amenées à sillonner toute l’Amérique centrale. Cette petite digression en direction des {pandillas} nous montre, si besoin était, que la pensée sauvage n’est pas totalement inconnue dans notre monde, comme semblent le suggérer nos anthropologues perspectivistes. Toujours bien vivace, elle sourd des pores de notre civilisation, comme si la cosmovision qui nous caractérise ne touchait qu’une partie, importante, certes, mais, peut-être, assez superficielle, de notre dite civilisation. Prendre le risque de la rébellion, pendre le risque de l’insoumission, ne plus se trouver esclave consentant, c’est, dans le même mouvement, retrouver un mode d’être et un mode d’identification que je qualifierai de primitifs (dans le sens d’originels). Les peuples dits primitifs, comme les communautés paysannes, comme les bandes de voyous ne peuvent être qu’en guerre, non seulement face à un monde destructeur d’humanité, mais aussi entre eux ou entre elles. L’affrontement, comme la chasse, est fondatrice de notre humanité. N’en déplaise aux bons samaritains, le conflit est la matière première de lhumanité, le principe premier fondateur de soi [10]. Que nous le voulions ou non, nous en revenons toujours à cette question qui me paraît centrale et que, timorés, nous cherchons à éluder. Ce sont toujours les morts qui parlent en nous.

Les peuples se battent et résistent comme de beaux diables à l’essor et au déploiement d’un monde qui vise leur effacement et leur extermination. La disparition des peuples signifie la disparition d’une communauté de pensée c’est-à-dire d’un agencement entre les gens qui fait sens. Cette pensée définit un peuple et donne une identité à chacun de ses membres dans le sens où chacun est mu par cette pensée, qui est sienne ou qui est devenue sienne ou qu’il a faite sienne. L’effacement d’un peuple se traduit par l’effacement de cette pensée qui le constitue au profit d’une pensée étrangère : la pensée du prince, la pensée du maître, la pensée des clercs, ou la pensée des marchands. C’est ce que nous pourrions appeler le procès d’aliénation de la pensée. La communauté de pensée du départ se dissout et se dilue peu à peu dans un ensemble plus vaste et aussi plus abstrait : une communauté fictive et religieuse, la nation, la communauté chrétienne ou musulmane ou juive, etc., pour finir par disparaître totalement dans l’individualisme marchand. Le sens de la communauté, ou le rattachement à une communauté, n’est plus alors que résiduel et s’exprime surtout par le biais de différentes sectes pour devenir l’ailleurs inaccessible de la condition humaine. Face à ce procès d’aliénation de la pensée, seul le retour au point de départ et la reconstruction ou l’invention d’une communauté de pensée peuvent être considérés comme des pratiques conséquentes.

Oaxaca, le 13 janvier 2017,
Georges Lapierre

Yo jaguar, peinture d’[bleu violet]Antún Kojtom[/bleu violet].

Notes

[1« Tous les chamanes, dinjii dazhan, ont quelqu’un qui les aide dans leurs rêves. Il y a longtemps un certain chamane avait une ourse dans ses rêves… La femelle ourse sortit aussi comme une tempête, mais reconnut alors l’homme qu’elle avait comme compagnon de rêve… », histoire que l’on raconte dans le Grand Nord au pays des Gwich’in et rapportée par Nastassja Martin dans [bleu violet]Les Âmes sauvages, face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska[/bleu violet], éditions La Découverte, Paris, 2016.

[2Eduardo Viveiros de Castro, La Mirada del jaguar. Introducción al perspectivo amerindio, entrevistas, Tinta Limón Ediciones (Argentine), 2013.

[3Viveiros de Castro, 2013.

[4Cf. Métaphysiques cannibales, page 28.

[5Et ce mode d’être ne se réduit pas au physique ou au corps comme le suggère Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, tout au contraire, il se rattache à une culture, à une manière d’être ensemble.

[6Je rappelle l’anecdote bien connue rapportée par Lévi-Strauss dans Race et histoire, puis dans Tristes tropiques : « Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger les Blancs prisonniers afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. »

[7Viveiros de Castro (Eduardo), Métaphysiques cannibales, PUF, 2009 - 2012.

[8Cf. Nastassja Martin, Les Âmes sauvages, face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, éditions La Découverte, Paris, 2016. La thèse de Nastassja Martin est la suivante : tuer à la chasse revient à rétablir la position de chacune des parties et, donc, l’humanité du chasseur, comme celle du gibier, qui risquaient de se confondre et de se perdre par tout ce travail de séduction. Je serai peut-être amené à reprendre cette idée, qui apporte, par sa subtilité, une amplitude au point de vue perspectiviste pur et dur définissant la perspective — o combien critiquable et limitée ! — dans laquelle se placent les nouveaux anthropologues.

[9« Ce que nous appelons ici le “corps”, donc, n’est pas une physiologie distinctive ou une anatomie caractéristique ; c’est un ensemble de manières et de modes d’êtres qui constituent un habitus, un ethos, un éthogramme » (Eduardo Viveiros de Castro, 2012, page 40).

[10Cette idée, ainsi que le phénomène contemporain touchant l’ampleur prise par les bandes (las pandillas callejeras), que l’on trouve dans les quartiers pauvres de toutes les villes d’une certaine importance, ainsi que leur corruption par l’argent du trafic de la drogue, mériteraient un développement conséquent, et fournir, si le temps s’y prête, le thème d’un autre texte, où il serait question de défi, d’affrontement, d’alliance, de vendetta, de dette et de cannibalisme et, comme toujours, d’actualité.

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