Cette petite lumière est pour toi, prends-la, sœur et compañera.
Quand tu te sens seule, quand tu as peur.
Quand tu sens qu’il est très difficile de se battre, ou de vivre.
Rallume-la dans ton cœur, dans tes pensées, dans tes tripes.
Et ne la garde pas, compañera et sœur.
Porte-la aux disparues, porte-la aux assassinées [...]
Porte-la aux violentées d’une façon ou d’une autre [...]
Porte-la et dis à chacune d’elles qu’elle n’est pas seule. Que tu vas te battre pour elle.
Que tu vas te battre pour la vérité et la justice que mérite sa douleur.
Du Caracol IV, Tourbillon de nos paroles [1], Morelia, Chiapas, Mexique. Mars 2018
Lutter contre l’impunité
Au Mexique, dix femmes sont assassinées chaque jour selon des scénarios de violence toujours plus indescriptibles. La violence patriarcale qui pèse sur nos corps a pris un nom dans le contexte latino-américain lorsque diverses militantes et universitaires ont décidé de « désigner les raisons patriarcales pour lesquelles les femmes sont assassinées par des hommes [2] ». Marcela Lagarde, anthropologue mexicaine, a introduit le terme de féminicide au Mexique en reprenant les contributions théoriques de Diana Russell et de Jid Radford dans son texte Femicide. The Politics of Woman Killing. Lagarde a décidé de traduire le terme fémicide par « féminicide », en le définissant comme un génocide contre les femmes qui se produit « lorsque les conditions historiques génèrent des pratiques sociales qui permettent des atteintes à l’intégrité, à la santé, aux libertés et à la vie des femmes [3] », cet acte étant l’acmé de la spirale de la violence féminicide.
Non seulement le contexte du féminicide que Marcela Lagarde a décrit dans ses différents articles depuis 1994 ne s’est pas amélioré, mais il se multiplie aujourd’hui, générant une immense douleur qui devient une digne rage de milliers de femmes qui ont décidé de descendre dans la rue pour pousser le cri désespéré de ¡Ni una más ! [Pas une de plus !]. Celles d’entre nous qui ont porté notre douleur dans la rue sont avant tout des jeunes femmes, mais ce sont aussi les milliers de mères qui marchent dans ce pays à la recherche de la vérité et de la justice pour leurs filles, pour les filles qui leur ont été enlevées et pour lesquelles elles ont décidé de se battre jusqu’à ce que ce slogan devienne une promesse pour toutes les femmes.
Cette lutte se heurte à un État apathique qui a décidé de tourner le dos à une violence atroce qu’il est toujours plus difficile de cacher. L’apathie de l’État mexicain face au féminicide a une longue histoire, mais il a atteint son point culminant lorsque, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, des centaines de femmes ont disparu et ont été assassinées à Ciudad Juárez — une ville à la frontière de notre pays qui a fait parler d’elle lorsque les corps des femmes disparues ont été retrouvés dans des terrains vagues, portant des marques de tortures sexuelles et de mutilations.
Les féminicides de Ciudad Juárez sont devenus le centre des réflexions féministes [4], ainsi que tout ce que le gouvernement mexicain voulait cacher. Comme Julia Monárrez l’a analysé dans son livre Trama de una injusticia, les autorités, qui étaient en mesure de mettre un terme à ces crimes atroces, sont entrées dans une complicité criminelle [5] en renforçant le système d’impunité auquel contribuent « le silence, l’omission, la négligence et la collusion des autorités chargées de prévenir et d’éradiquer ces crimes [6] ».
Les assassinats de femmes à Ciudad Juárez ont rendu compte de la brutale réalité : nous vivons dans un État qui a décidé de ne pas écouter et de ne pas regarder, qui minimise les chiffres, mais surtout la vie des femmes. C’est sa passivité qui a fait du Mexique le pays des féminicides, un pays qui envoie un message clair aux hommes violents : si vous tuez une femme, il ne vous arrivera rien, vous pouvez agir en toute impunité et l’État sera votre complice.
En 2001, les efforts de femmes et de proches des victimes de féminicide ont abouti à la sentence de la Cour interaméricaine des droits humains connue sous le nom de Campo Algodonero [« Champ de coton »], qui a établi les responsabilités de l’État mexicain pour son manque à la diligence requise dans l’enquête sur la disparition et la mort de huit femmes de Ciudad Juárez, dont les corps avaient été retrouvés dans un champ de coton [7].
Malgré cette sentence, la violence a continué de s’intensifier et, neuf ans plus tard, elle a coûté la vie à une mère qui, en quête de justice pour sa fille, a été assassinée devant la porte du palais du gouvernement de l’État de Chihuahua. Son nom : Marisela Escobedo ; son crime : demander justice pour le féminicide de sa fille Rubí, assassinée deux ans plus tôt par son concubin. L’histoire de Marisela est devenue l’histoire de milliers de mères qui, face à l’impunité et à la passivité des autorités, ont décidé d’enquêter sur la mort de leurs propres filles et qui, ce faisant, ont mis leur vie même en danger tandis que l’État se faisait le complice des féminicides.
Le silence complice et l’indifférence de la société et du gouvernement mexicains ont entraîné une augmentation alarmante des féminicides dans notre pays. Les féminicides ne se commettaient pas uniquement à Ciudad Juárez, comme les autorités s’employaient à nous le faire croire : c’est dans tout le pays que des centaines de femmes étaient assassinées. La réalité qui n’avait pas été nommée auparavant et que le gouvernement avait tenté de cacher pendant de nombreuses années est devenue de plus en plus visible, jusqu’à ce moment d’urgence nationale dans lequel nous, les femmes, nous trouvons aujourd’hui.
De 2017 à 2020, le nombre de féminicides est passé de sept à dix par jour — Veracruz, l’État et la ville de Mexico étant les endroits où son taux est le plus élevé. Les chiffres que le gouvernement présente avec insistance, ainsi que les informations qui rapportent les histoires terrifiantes auxquelles les femmes sont confrontées avant d’être tuées, sont le pain quotidien de celles d’entre nous qui ont la « chance » de rester en vie. Malgré ce scénario de mort, de douleur et de violence, nous, les femmes, avons décidé de parier sur la vie, car, comme le disent les camarades zapatistes, vivre c’est se battre. Mais comment lutter dans un pays qui maintient les femmes dans un deuil continu ? Quelles sont les stratégies que nous, les femmes, avons créées pour survivre à cette guerre contre nos corps ? Que signifie pour nous le slogan « Pas une de plus ! » ?
Les mères nous ont montré le chemin...
Celles d’entre nous qui luttent contre le féminicide savent que ces meurtres contre des femmes parce qu’elles sont des femmes ont toujours existé, mais ce qui n’est pas nommé n’existe pas, et c’est pourquoi, au cours des dernières décennies, nous nous sommes employées à désigner le féminicide comme étant un problème social et culturel alarmant. Dans cette lutte, nous sommes des femmes très diverses qui avançons et résistons au milieu d’un pays en guerre.
Nier que ce sont les mères qui ont mené la lutte contre le féminicide serait nier notre propre histoire, tout comme nier l’impact et l’impulsion que nous, les femmes féministes, avons donnés aux mots d’ordre et à la lutte politique pour nommer celles qui nous ont été enlevées et pour faire en sorte que plus aucune femme ne vive la violence du patriarcat.
Les mères, les proches, les militantes, les féministes et les défenseures des droits humains de Ciudad Juárez ont montré avec insistance à la société ce que ses yeux ne voulaient pas voir et ses oreilles ne voulaient pas entendre : le féminicide était réel et coûtait la vie à des centaines de femmes. En 2009, les mères de cette ville frontalière ont organisé une marche intitulée « Exode pour la vie des femmes » qui a traversé différents États de la République, de Ciudad Juárez à Mexico, avec un objectif clair : créer une conscience sociale et montrer que la violence patriarcale atteindrait tôt ou tard tous les coins du pays.
Les mères de Juárez se sont battues pendant des années contre le silence et ont rendu compte de l’histoire qu’on a tenté de cacher pendant des années jusqu’au jour où cela n’a plus été possible, parce qu’elles n’étaient plus seules, malheureusement : elles étaient rejointes par des centaines ou des milliers de mères qui avaient eu l’infortune de vivre, dans leur chair même, l’assassinat de leurs filles par des hommes violents qui prétendaient les aimer.
Devant une réalité qu’on ne pouvait plus cacher, le gouvernement mexicain a changé de stratégie : face aux morts violentes de femmes, il a mis en place un système de tromperie visant à faire croire aux mères que leurs filles n’avaient pas été assassinées mais qu’elles s’étaient ôté la vie elles-mêmes. Le suicide est devenu le moyen de s’en sortir pour différents gouvernements. Cependant, cette stratégie a été battue en brèche par des mères déterminées à dire la vérité, une vérité qui était dans leur cœur et qu’il leur a fallu apprendre à démontrer.
Comment lutter dans un pays qui maintient les femmes dans un deuil continu ?
Rendre publiques dans les rues la douleur et la colère digne. C’est la plus grande leçon que nous ont léguée les milliers de mères qui ont parcouru ce pays plein de tombes, c’est la leçon que Marisela Escobedo nous a enseignée et que, des années plus tard, nous rappellerait Mme Irinea Buendía, mère de Mariana Lima, assassinée par son compagnon d’alors en 2010.
Mme Irinea Buendía est une mère qui a marché pendant plus de dix ans en quête de justice, qui s’est opposée à la théorie du suicide, démontrant scientifiquement et légalement que ce n’était pas possible, racontant l’histoire de Mariana dans tous les lieux qu’elle avait parcourus et se confrontant à un État qui, complice du féminicide (commis par un policier ministériel), voulait « suicider » Mariana.
Comme celle-ci, il y a des milliers d’histoires : derrière chaque féminicide, il y a une histoire de résistance d’une mère qui décide de ne pas se taire, et avec elle des centaines de femmes et un mouvement féministe qui a mis au centre de la lutte le slogan qui résonne en accompagnant nos pas : « Pas une de plus, pas une de plus. Pas une de plus assassinée ! »
Et le slogan devient alors promesse, parce que nous avons vu la mort en face, nous avons ressenti la douleur au plus profond de nos cœurs, nous sommes passées de la colère à l’action collective et nous avons dû apprendre à VIVRE sans peur dans un pays qui, chaque jour, nous dit que ce n’est pas possible. Nous avons misé sur la vie plutôt que sur la mort.
Quelles stratégies avons-nous mises en place pour survivre à cette guerre contre nos corps ?
Ce que nous avons mis en place, c’est quelque chose d’un autre monde, parce que c’est précisément ce sur quoi nous parions, un monde différent, qui ne nous tue pas, qui ne nous fait pas disparaître, qui ne nous viole pas, une utopie que nous faisons avancer tous les jours car, malgré la violence, notre espoir est plus grand. Toutes et chacune de nous avons appris et agi par nos propres moyens et selon nos propres convictions.
Nous sommes descendues dans la rue pour crier, mettre le feu et casser parce que notre colère est grande, parce que nous ne croyons plus en l’État, parce que nous avons décidé de ne plus jamais nous taire. Nous sommes aussi sorties pour marcher, pleurer, coudre, écouter les mères, nous nous sommes vues en elles et nous avons décidé de marcher avec elles. Nos stratégies sont multiples, nous nous sommes emparées des réseaux pour lancer un cri clair : « Pas une de moins, pas une de moins. Nous les voulons toutes vivantes ! » C’est ce que nos compagnes de lutte argentines ont fait lorsque, en 2015, elles ont rendu viral ce slogan, montrant au monde la réalité de la condition des femmes en Amérique latine.
Nous misons sur la mémoire, sur une mémoire de celles qui ne sont plus, une mémoire qui transforme les chiffres en histoires, parce que c’est cela que sont les femmes derrière le féminicide : des histoires de vie, de rêves, de luttes qui leur ont été enlevées, mais que nous insistons pour nommer parce que, comme le dit Sayuri Herrera, « la mémoire ne vient pas du passé mais du futur, ce qui ne peut être oublié, c’est le futur à partir duquel tout souvenir aura un sens [8] ». Nous insistons pour nous souvenir et nous souvenir collectivement, c’est pourquoi nous peignons et crions leurs noms dans la rue, pour que personne n’oublie jamais Lesvy, Aideé, Zyanya, Abi, Campira, Yang, Alí, Mariana et les milliers de femmes qui ne sont plus parmi nous aujourd’hui mais qui vivront toujours dans nos cœurs.
Nous sommes attachées à une justice qui transcende l’État, parce que ce sont les mères qui obtiennent par leur combat les condamnations contre les féminicides, parce que ce sont elles qui nous disent la vérité, et que, pour la justice féministe, une condamnation ne suffit pas ; ce que nous recherchons c’est la vérité, la vérité que les féminicides essaient de cacher, la vérité que la société ne veut pas entendre, la vérité que nos camarades ne pourront pas dire avec des mots mais à travers leur corps. « Nous voulons savoir, nous devons savoir. [9] »
Et donc nous continuons à nous battre, car même si nous aimerions que « Pas une de plus ! » cesse d’être un slogan pour devenir la vérité, la réalité est que, dans ce pays, ils continuent de nous assassiner, ils continuent de nous faire disparaître, ils continuent de nous violer. Mais il est également vrai que « Nous ne sommes pas seules ! », que cette lutte collective est ce qui nous maintient en vie, libres et sans peur.
Que signifie pour nous le slogan « Pas une de plus ! » ?
Insister, résister et ne jamais abandonner jusqu’à ce que la promesse de « Pas une de plus ! » soit satisfaite, jusqu’à ce que ce présent fasse seulement partie d’un passé que nous raconterons aux générations à venir afin qu’il ne se répète plus jamais.
C’est un cri de guerre, d’une guerre qui nous a été imposée, que nous n’avons pas choisie et que pourtant nous combattons. Nous la combattons par l’amour, par les réseaux de femmes, par une colère digne.
C’est l’un des symboles de la lutte féministe qui traverse l’Amérique latine, parce que les féminicides sont le paroxysme de la violence patriarcale et nous, femmes féministes, savons bien que nous devons y faire face.
C’est le cri désespéré des mères, de mères qui cherchent à ce qu’aucune femme de plus n’ait à vivre ce que leurs filles ont vécu, de mères qui sont devenues les défenseures de nous toutes, qui ont mis leur corps devant l’État pour crier la vérité qu’il a décidé de cacher.
C’est une lutte collective pour nous, pour elles, pour toutes, une lutte qui se poursuit, une lutte qui a déjà tout brûlé, qui a brûlé le silence et a semé, là où il ne reste que des cendres, des graines d’espoir pour les femmes qui viennent. Parce que, si une chose est claire pour nous, c’est que notre combat est et sera toujours pour la VIE.
Alejandra López Lujano
Source : Courant alternatif
10 février 2021.