Notre colonne apprit la mort de Durruti dans la nuit. On parla peu. Sacrifier sa vie va de soi pour les camarades de Durruti. Quelqu’un dit à mi-voix : « C’était le meilleur de nous tous. » D’autres crièrent dans la nuit : « Nous le vengerons. » La consigne du lendemain fut : Venganza (vengeance).
Durruti cet homme extraordinairement objectif, ne parlait jamais de lui. Il avait banni de la grammaire le mot préhistorique « je ». Dans la colonne Durruti on ne connaît que la syntaxe collective. Les camarades enseigneront aux écrivains à changer la grammaire pour la rendre collective.
Durruti avait eu l’intuition profonde de la force anonyme du travail. Anonymat et communisme ne font qu’un. Le camarade Durruti vivait à des années-lumière de toute cette vanité des vedettes de gauche. Il vivait avec les camarades, il luttait en compañero. Son rayonnement était le modèle qui nous animait. Nous n’avions pas de général ; mais la passion du combat, la profonde humilité face à la cause, la révolution, passaient de ses yeux bienveillants jusqu’à nos cœurs qui ne faisaient qu’un avec le sien, lequel continue à battre pour nous dans les montagnes. Nous entendrons toujours sa voix. Adelante, adelante. Durruti n’était pas un général, il était notre camarade. Cela n’est pas décoratif, mais dans cette colonne prolétarienne, on n’exploite pas la révolution, on ne fait pas de publicité. On ne pense qu’à une chose : la victoire et la révolution.
Cette colonne anarcho-syndicaliste est née au sein de la révolution. C’est elle qui est sa mère. Guerre et révolution ne font qu’un pour nous. D’autres auront beau jeu d’en parler en termes choisis ou d’en discuter dans l’abstrait. La colonne Durruti ne connaît que l’action, et nous sommes ses élèves. Nous sommes concrets tout simplement et nous croyons que l’action produit des idées plus claires qu’un programme progressif qui s’évapore dans la violence du faire.
La colonne Durruti se compose de travailleurs, des prolétaires venus des usines et des villages. Les ouvriers d’usine catalans sont partis en guerre avec Durruti, les camarades de la province les ont rejoints. Les agriculteurs et les petits paysans ont abandonné leurs villages, torturés et avilis par les fascistes, ils ont passé l’Ebre de nuit. La colonne Durruti a grandi avec le pays qu’elle a conquis et libéré. Elle était née dans les quartiers ouvriers de Barcelone, aujourd’hui elle comprend toutes les couches révolutionnaires de Catalogne et d’Aragon, des villes et des campagnes.
Les camarades de la colonne Durruti sont des militants de la CNT-FAI. Nombre d’entre eux ont payé de peines de prison pour leurs convictions. Les jeunes se sont connus aux Juventudes Libertarias.
Les ouvriers agricoles et les petits paysans qui nous ont rejoints sont les mères et les fils de ceux qui sont encore réprimés là-bas. Ils regardent vers leurs villages. Nombre de leurs parents, pères et mères, frères et sœurs ont été assassinés par les fascistes. Les paysans regardent vers la plaine, dans leurs villages, avec espoir et colère. Mais ils ne combattent pas pour leur hameau ni pour leurs biens, ils se battent pour la liberté de tous. Des adolescents, presque des enfants, se sont enfuis chez nous, des orphelins dont les parents avaient été assassinés. Ces enfants se battent à nos côtés. Ils parlent peu, mais ils ont vite compris bien des choses. Le soir au bivouac, ils écoutent les plus âgés. Certains ne savent ni lire ni écrire. Ce sont les camarades qui leur apprennent. La colonne Durruti reviendra du champ de bataille sans analphabètes. Elle est une école.
La colonne n’est organisée ni militairement ni de façon bureaucratique. Elle a émergé de façon organique du mouvement syndicaliste. C’est une association social-révolutionnaire, ce n’est pas une troupe. Nous formons une association des prolétaires opprimés qui se bat pour la liberté de tous. La colonne est l’œuvre du camarade Durruti, qui a déterminé leur esprit et encouragé leur liberté d’être jusqu’au dernier battement de son cœur. Les fondements de la colonne sont la camaraderie et l’autodiscipline. Le but de leur action est le communisme, rien d’autre.
Tous, nous haïssons la guerre, mais tous nous la considérons comme un moyen révolutionnaire. Nous ne sommes pas des pacifistes et nous nous battons avec passion. La guerre — cette idiotie complètement dépassée — ne se justifie que par la révolution sociale. Nous ne luttons pas en tant que soldats, mais en tant que libérateurs. Nous avançons et prenons d’assaut, non pour conquérir de la propriété mais pour libérer tous ceux qui sont réprimés par les capitalistes et les fascistes. La colonne est une association d’idéalistes qui ont une conscience de classe. Jusqu’à présent, victoires et défaites servaient au capital qui entretenait des armées et des officiers pour assurer et agrandir son profit et sa rente. La colonne Durruti sert le prolétariat. Chaque succès de la colonne entraîne la libération des travailleurs, quel que soit l’endroit où la colonne a vaincu.
Nous sommes des communistes syndicalistes, mais nous savons l’importance de l’individu ; cela veut dire : chaque camarade possède les mêmes droits et remplit les mêmes tâches. Il n’y en a pas un au-dessus de l’autre, chacun doit développer et obéir un maximum de sa personne. Les techniciens militaires conseillent, mais ne commandent pas. Nous ne sommes peut-être pas des stratèges, mais certainement des combattants prolétariens. La colonne est forte, c’est un facteur important du front, car elle est constituée d’hommes qui ne poursuivent qu’un seul but depuis longtemps, le communisme, parce qu’il se compose de camarades organisés syndicalement depuis longtemps et travaillant de façon révolutionnaire. La colonne est une communauté syndicaliste en lutte.
Les camarades savent qu’ils luttent cette fois-ci pour la classe laborieuse, non pour une minorité capitaliste, l’adversaire. Cette conviction impose à tous une autodiscipline sévère. Le milicien n’obéit pas, il poursuit avec tous ses camarades la réalisation de son idéal, d’une nécessité sociale.
La grandeur de Durruti venait justement de ce qu’il commandait rarement, mais éduquait continuellement. Les camarades venaient le retrouver sous sa tente quand il rentrait du front. Il leur expliquait le sens des mesures qu’il prenait et discutait avec eux. Durruti, ne commandait pas, il convainquait. Seule la conviction garantit une action claire et résolue. Chez nous, chacun connaît la raison de son action et ne fait qu’un avec elle. Chacun s’efforcera donc à tout prix d’assurer le succès à son action. Le camarade Durruti nous a donné l’exemple.
Le soldat obéit parce qu’il a peur et qu’il se sent inférieur socialement. Il combat par frustration. C’est pour cela que les soldats défendent toujours les intérêts de leurs adversaires sociaux, les capitalistes. Ces pauvres diables du côté fasciste nous en livrent le pitoyable exemple. Le milicien se bat avant tout pour le prolétariat, il veut la victoire de la classe ouvrière. Les soldats fascistes se battent pour une minorité en voie de disparition, leur adversaire, le milicien pour l’avenir de sa propre classe. Le milicien est donc plus intelligent que le soldat. C’est un idéal et non la parade au pas de l’oie qui règle la discipline de la colonne Durruti.
Où que pénètre la colonne, on collectivise. La terre est donnée à la communauté, les prolétaires agricoles, d’esclaves des caciques qu’ils étaient, se métamorphosent en hommes libres. On passe du féodalisme agraire au libre communisme. La population est soignée, nourrie et vêtue par la colonne. Quand la colonne fait halte dans un village, elle forme une communauté avec la population. Jadis cela s’appelait armée et peuple ou plus exactement l’armée contre le peuple. Aujourd’hui, cela s’appelle prolétariat au travail et en lutte, tous deux forment une unité inséparable. La milice est un facteur prolétaire, son être, son organisation sont prolétaires et doivent le rester. Les milices sont les représentantes de la lutte de classe. La révolution impose à la colonne une discipline plus sévère que ne le pourrait n’importe quelle militarisation. Chacun se sent responsable du succès de la révolution sociale. Celle-ci forme le contenu de notre lutte qui restera déterminée par la dominante sociale. Je ne crois pas que des généraux ou un salut militaire puissent nous enseigner une attitude plus fonctionnelle. Je suis sûr de parler dans le sens de Durruti et des camarades.
Nous ne nions pas notre vieil antimilitarisme, notre saine méfiance contre le schématisme militaire qui n’a apporté jusqu’ici des avantages qu’aux capitalistes. C’est justement au moyen de ce schématisme militaire qu’on a empêché le prolétaire de se former en tant que sujet et qu’on l’a maintenu dans l’infériorité sociale. Le schématisme militaire avait pour but de briser la volonté et l’intelligence du prolétaire. Finalement, et en dernier lieu, nous luttons contre les généraux mutins. Le fait de la rébellion militaire prouve la valeur douteuse de la discipline militaire. Nous n’obéissons pas aux généraux, nous poursuivons la réalisation d’un idéal social qui fait sa part à la formation maximale de l’individualité prolétaire. La militarisation, par contre, était un moyen jusqu’alors populaire d’amoindrir la personnalité du prolétaire. Nous accomplirons tous et de toutes nos forces les lois de la révolution. La base de notre colonne, ce sont notre confiance réciproque et notre collaboration volontaire. Le fétichisme du commandement, la fabrication de vedettes, laissons cela aux fascistes. Nous restons des prolétaires en armes, qui se soumettent volontairement à une discipline fonctionnelle.
On comprend la colonne Durruti si l’on a saisi qu’elle restera toujours la fille et la protection de la révolution prolétarienne. La colonne incarne l’esprit de Durruti et celui de la CNT-FAI. Durruti continue à vivre dans notre colonne. Elle garantit son héritage dans la fidélité. La colonne lutte avec tous les prolétaires pour la victoire de la révolution. Honneur à notre camarade Durruti tombé au combat.
Carl Einstein