Considérant que le concept de « nature » est une récente création occidentale qui permet d’organiser le monde en la considérant comme ressource ou sanctuaire, Alessandro Pignocchi lui oppose la plupart des autres peuples qui ne la distinguent pas de la culture. Les Indiens d’Amazonie, par exemple, développent des relations sociales avec les plantes et les animaux, identiques à celles entretenues avec les humains. « Au prisme de l’anthropologie, la protection de la nature apparaît comme le prolongement, indissociable, de l’exploitation. » « Notre concept de nature favorise cette relation de sujet à objet (qui se focalise sur l’utilisation) et occulte les riches relations de sujet à sujet (fondées sur la prise en compte empathique de l’autre) que nous pourrions nouer avec les non-humains. » Découvrant qu’existent en France des endroits où cette « révolution cosmologique est déjà en cours », il décide de se rendre sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et raconte sa rencontre avec « des gens qui ont conscience d’habiter un territoire commun, un territoire qu’ils cherchent à partager au mieux, entre humains et non-humains ».
Entre reportage et journal d’un militant, vulgarisation anthropologique et traité de philosophie, il rapporte de nombreux moments de la vie dans le bocage, notamment lors de la violente tentative d’évacuation en avril 2018. Fidèle à son procédé narratif de distanciation cherchant à provoquer des points de vue contradictoires, il dialogue avec un gendarme mobile, une marmotte, une mésange, et donne la parole à une enseignante d’un futur dans lequel ce mode de vie est devenu la pensée dominante — les gens ayant cessé d’obéir à leurs dirigeants pour proclamer des communes solidaires internationales — et qui raconte à sa classe ce moment déterminant de l’histoire de la première moitié du XXIe siècle. Il explique comment, très rapidement, participer aux chantiers collectifs, sans chef, lui permet de ressentir un lien affectif avec chaque réalisation, d’avoir le sentiment de faire partie du territoire et comment les petits automatismes égotistes qui avaient disparu sur la ZAD reviennent dès qu’il se retrouve à signer ses bandes dessinées sur un salon du livre. Poursuivant son exploration par la fiction de la pensée de Philippe Descola (La Composition du monde, entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, 2014), Alessandro Pignocchi réussit ici une approche beaucoup plus concrète que dans [bleu violet]La Cosmologie du futur[/bleu violet].
C’est avec des livres comme celui-ci qu’on peut expliquer, donner à comprendre, convaincre que, au-delà du combat contre l’aéroport, c’est un véritable projet de société qui est défendu ici, avec sa gestion collective du territoire, ses réseaux d’entraide, une superposition des usages, comme le résume parfaitement le slogan : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » Il s’agit ni plus ni moins que de recomposer le monde. Et c’est pour cela que l’État y voit un vrai danger.
Trois questions à Alessandro Pignocchi
Bibliothèque Fahrenheit 451 : À Notre-Dame-des-Landes, vous avez trouvé un ancrage aux problématiques explorées dans vos albums précédents, ce qui, soudain, les rend plus concrètes. Pourtant vous avouez avoir longtemps été presque indifférent à ce qui se jouait là-bas. Quel a été l’événement déclencheur de votre curiosité ?
Alessandro Pignocchi : Ça m’intéressait de loin, mais en effet je n’avais jamais vraiment envisagé d’y aller. Je devais inconsciemment être sous l’emprise du cliché voulant que le milieu universitaire ne fréquente pas le milieu militant. C’est sans doute la remise en question de ce clivage absurde qui m’a mené sur la ZAD. Et l’adjuvant a été de lire sous la plume de Descola ou Latour que la remise en question de la distinction nature culture se passait à Notre-Dame-des-Landes. La rencontre avec Christophe Bonneuil aussi, universitaire et impliqué sur la ZAD, qui est depuis devenu mon éditeur au Seuil.
Quelle est la réception de votre interprétation anthropologique de leurs pratiques par les habitants de la ZAD ? Leur organisation semble plus intuitive que reposer sur une quelconque théorie (même si elle est très certainement nourrie de nombreuses lectures et réflexions). Se reconnaissent-ils dans cette conception d’une culture non déconnectée de la nature, avec des relations sociales existant entre tous les êtres vivants, humains, animaux et végétaux ?
Pour l’instant, les amis que j’ai sur place ont apprécié ma BD. Ces questions sont très discutées sur place, surtout depuis que la ZAD se cherche une façade légale. Le cœur du combat administratif qui se joue en ce moment est celui-là : comment conserver les relations construites sur place et continuer à les densifier, tant entre humains qu’avec les non-humains, sachant que le processus de légalisation leur est antagoniste. D’un côté, les zadistes ont construit des relations de sujet à sujet, affectives, avec le territoire et ses habitants non humains. De l’autre, l’État veut réintroduire sur la ZAD une sphère économique autonome, qui a besoin de relations de sujet à objet avec les non-humains — besoin de les considérer comme des ressources. Tout l’enjeu est de parvenir à jouer le jeu de la légalisation, à faire semblant, tout en maintenant l’ensemble des réseaux de solidarité non marchands qui s’étendent bien au-delà du périmètre de la ZAD, et une façon d’être au monde où les non-humains sont considérés comme des sujets et non comme des ressources. Donc globalement les gens sur place se reconnaissent dans ses propos. Et d’autant plus, bien sûr, dans les dimensions les plus concrètes, les plus manifestes de la remise en question de la distinction nature culture : l’absence, dans les discussions sur place, de distinction entre le social et l’environnemental, ou encore l’incongruité des arguments utilitaires de type service écologique.
D’autres territoires en lutte contre des grands projets inutiles et imposés semblent correspondre à votre description en France et en Europe. Au-delà des ZAD, quels autres mouvements et lieux participent selon vous à cette « recomposition du monde » ? Envisagez-vous d’y séjourner également pour rendre compte de cette dynamique ?
Beaucoup en effet. Et en premier lieu les gilets jaunes. C’est fascinant de voir comment une lutte, qu’on a d’abord présentée comme antiécologique, grâce à la puissance d’éducation, d’élévation de la lutte collective, est en train de devenir l’avant-garde de l’écologie politique dans notre pays. Le processus est simple : on prend conscience que le mythe de l’indépendance de la sphère économique — et la façon dont les faits économiques (PIB, etc.) sont pris comme fin en soi — est un outil de légitimation du pouvoir et de domination. On réalise que le pouvoir cherche à faire comme si ce qui n’était pas comptable n’existait simplement pas. J’ai entendu récemment une citation attribuée à Einstein, je ne sais pas si elle est vraie : « Tout ce qui se compte ne compte pas. » Par la lutte on se met à vouloir remettre au premier plan les dimensions de l’existence qui comptent, c’est-à-dire celles qui ne se comptent pas. Et c’est ça qui ouvre les espaces pour nouer avec les lieux et leurs habitants non humains des relations également non comptables, de sujet à sujet. Peut-être même se sent-on une solidarité spontanée avec les autres victimes (les non-humains) d’un pouvoir qui s’autolégitime par l’économie.
Je ne sais donc pas encore sous quelle forme, mais c’est des gilets jaunes, de la puissance émancipatrice de la lutte collective, de la joie et de l’intensité de vie qu’elle procure, dont j’aurais envie de parler (je n’ai pour l’instant fait qu’un timide post sur [bleu violet]le blocage de Rungis[/bleu violet].)
Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
[bleu violet]Bibliothèque Fahrenheit 451[/bleu violet]
21 avril 2019.