Les crêtes voisines, hérissées de sapins, font inévitablement penser aux dessins des enfants d’ici. Pour mieux exorciser, probablement, la menace lancinante des hélicoptères et des blindés de l’armée fédérale mexicaine, les gosses plantent un peu partout, cachés derrière les lignes de montagnes ou dans l’épaisseur des taillis, des petits bonshommes et bonnes femmes portant le passe-montagne de l’EZLN.
Depuis l’est, de lourds nuages gris ont surgi tout à coup, et fondu sur Oventik. Mais la pluie a tardé. Comme pour nous laisser le temps, cette fois, de finir le travail collectif dans le chomtik. Tant mieux, cette activité est toujours un vrai plaisir, parsemé de petites découvertes, de moments de franche rigolade. Il s’agit d’achever le nettoyage des mauvaises herbes qui viennent manger le pain du maïs. En tâchant de ne pas abîmer les plantes amies, les aromatiques, l’amour en cage, les haricots qui grimpent sur les tiges déjà hautes et, bien sûr, tapies sous leurs larges feuilles, deux ou trois variétés de calebasses. En évitant également de trancher le cou ou une patte des poulets et des jeunes dindons venus ramasser les vers offerts à l’avidité de leurs becs par l’énergie des sarcloirs. Un dernier répit, le temps de remiser les outils dans la cabane de planches, et l’averse se répand, avec une vigueur généreuse, sur le caracol. Il nous faudra pourtant tout à l’heure monter jusqu’à la clinique, tout près de la route, pour participer à la séance d’étude collective. La nuit tombe rapidement. En passant à côté de la grande salle de réunion, elle aussi en planches, mais couverte de peintures à la mémoire de l’immortel Zapata, ou rendant hommage à la plante sacrée du maïs, nous pouvons entendre la rumeur, percée d’éclats de rire et d’applaudissements, d’une foule nombreuse. Nous ne l’avons pas vue arriver, et ne soupçonnions pas qu’un meeting de cette ampleur allait se tenir ce soir...
On ne dira probablement jamais assez la brutalité de la guerre furtive menée contre les communautés indigènes zapatistes du Chiapas. Une offensive doublement criminelle, puisqu’à la puissance du déploiement militaire (une partie des blindés de l’armée mexicaine sont « made in France », ça fait toujours quelques emplois dans l’Hexagone !), elle joint une intense politique de division de la population. La paramilitarisation, l’organisation de civils en bandes armées, sous le contrôle étroit de l’armée et des partis qui se partagent le pouvoir au niveau local, régional et national (PAN, PRI et PRD principalement), se poursuit systématiquement au Chiapas, comme dans les autres régions à forte densité de population indigène. Ses aspects sont multiformes : implantation de projets touristiques, qui font miroiter la création d’emplois et l’arrivée massive de devises dans des endroits où les sols cultivables sont l’enjeu d’une dispute impitoyable entre paysans traditionnels et entreprises agroalimentaires ou agro-industrielles. Programmes gouvernementaux de « redistribution » des terres récupérées en 1994 à la faveur du soulèvement zapatiste. Une redistribution consistant à proposer gratuitement des titres de propriété individuelle sur ces terrains, dont le statut avait été gelé après le cessez-le-feu. On sait que la culture indigène rejette formellement la notion de propriété privée de la terre, et donc son achat ou sa vente. La survie et l’épanouissement de cette culture (de la vie, telle que la comprennent les femmes et les hommes ici) repose en effet sur une gestion collective de la « Terre Mère », au sein de l’organisation égalitaire et horizontale de chaque communauté. On déduit facilement le caractère empoisonné de ces cadeaux. Outre les trusts de l’agro-industrie, des compagnies chimistes ou minières internationales, des agences de tourisme et des entreprises immobilières ou de travaux publics sont à l’affût. Ces régions du Chiapas (dont le regretté André Aubry a ébauché une histoire passionnante) sont parmi les plus riches de la planète, sur le plan de la biodiversité, et leur sous-sol regorge de trésors.
La liste des agressions locales, elles-mêmes insérées dans une stratégie globale, ne cesse donc de s’allonger, et les conflits s’enveniment. Autour du caracol de Roberto Barrios, dans les régions zoque et chol non loin des ruines de Palenque, le territoire de la communauté de Choles de Tumbalá fait l’objet d’une âpre dispute entre les paysans et les gros propriétaires fonciers. Dans la forêt Lacandone, le prétexte de la « conservation de la nature » est employé pour livrer un territoire immense aux appétits des entreprises mondiales (dont celles de l’Union européenne, grâce au programme Prodesis), qui cherchent à en exploiter les richesses tout en achetant le droit de polluer, avec le système des « puits de carbone ». Dans la région d’Agua Azul, l’exploitation touristique (rebaptisée « écotourisme ») des superbes cascades d’eaux bleues justifie la tentative d’expulsion des communautés zapatistes, dont les membres veulent continuer à vivre du travail de la terre, et refusent aussi bien la transformation en larbins des visiteurs des pays du Nord que l’émigration massive qu’entraîne fatalement la disparition de l’agriculture de subsistance. Plus au sud, à Nuevo Momón, c’est une coopérative de café liée au « commerce équitable », Cafés de la Selva, que les autorités ont utilisée pour essayer de chasser les zapatistes des terres récupérées. Enfin, dans les Hautes Terres des Tsotsil, le conflit s’accentue aux portes mêmes de San Cristóbal, à Zinacantán, où les autorités locales perrédistes (le PRD, parti d’Andrés López Obrador, prétend représenter une alternative électorale de gauche dans tout le pays) mènent une politique discriminatoire et brutale contre les familles zapatistes minoritaires, parce que celles-ci refusent de se soumettre à l’arbitraire de l’État. À Huitepec, montagne qui constitue la principale réserve en eau de la capitale des Altos, le contentieux entre les zapatistes, qui ont établi une réserve indigène afin d’en empêcher le pillage et la destruction par une série d’entreprises (dont Coca-Cola), et le président municipal, soumis à ces intérêts, n’est toujours pas réglé. Enfin, à Cruzton, dans le municipio de Venustiano Carranza, une entreprise minière canadienne manœuvre pour obtenir l’expulsion de ces terres récupérées d’une communauté de vingt-huit familles. Le 22 juillet, les policiers, sous les ordres du fiscal du district, un certain Señor Carbonel, ont brutalement attaqué les habitants. Pour la première fois, ils ont tenté d’arrêter des observateurs internationaux, heureusement défendus par les femmes du village. Ledit Sr Carbonel a procédé à un simulacre d’exécution, appuyant un pistolet sur le front de Victor Manuel Escobar, instituteur membre de l’Autre Campagne de San Cristóbal, et déchargeant l’arme après l’avoir déviée de sa trajectoire.
Les zapatistes, face à ces agressions, restent pourtant calmes et sereins. À ceux qui les interrogent sur leurs chances de pouvoir résister longtemps encore au rouleau compresseur de la machine capitaliste, ainsi qu’à la violence cynique d’un État de plus en plus militarisé (chaque semaine, plusieurs dizaines de personnes sont assassinées au Mexique, dans le cadre de la féroce guerre que se livrent les gangs du narcotrafic ; une guerre à laquelle les forces de sécurité, la hiérarchie policière et militaire participent pleinement, non pour réprimer le trafic, mais pour y participer [1] et s’y tailler la part du lion), ils répondent invariablement.
D’une part, qu’ils n’envisagent pas d’autre attitude que la résistance. Résister, c’est vivre (tsivokol ja’ kuxlej), lit-on sur les murs de l’école secondaire rebelle zapatiste autonome du caracol d’Oventik. D’autre part, même s’ils savent leur ennemi bien plus puissant qu’eux, momentanément en tout cas, ils rappellent que l’entreprise de destruction de leur culture a commencé voilà très longtemps, cinq siècles au moins. Et qu’ils sont toujours là. Oyoxuk li-i... Aquí estamos... Nous sommes toujours là...
« Chez nous, disait l’autre jour un jeune zapatiste, la crainte de disparaître n’existe pas. Quand Marcos dit que nous n’avons pas peur de mourir, car nous sommes la pluie, il ne délire pas du tout. Dans nos langues, le “je” se dit “moi, la pluie” (jo’on, en tsotsil). Le “nous”, c’est aussi “nous, la pluie”, etc. Tant qu’il y aura de la pluie, donc...
C’est dans notre culture, nos traditions, notre langue, que nous puisons le principal de la force qui nous pousse à aller de l’avant. À ne pas avoir peur, à résister. »
Dans les sociétés « avancées », la peur (du terrorisme, des Arabes, des Juifs, de Sarkozy, du chômage, du chef, du voisin, de l’Autre, de la pollution, de la maladie, du démantèlement de la Sécurité sociale [2], de soi-même... il n’y a guère que Michel Drucker qui ne fasse pas peur, en Europe) accompagne en permanence les individus isolés que nous sommes devenus, dans ce chacun pour soi général.
Peut-on imaginer qu’un jour nous soyons capables d’aller chercher dans notre histoire, dans la culture de nos ancien·ne·s, dans nos langues, dans nos paysages, les raisons ou les moyens de retisser des liens solides, de résister, de cesser d’avoir peur ?
Ja’ jlo-il, c’est tout pour aujourd’hui. Dans une prochaine livraison, viendra le compte rendu d’une discussion (avec de jeunes zapatistes) sur les notions de progrès et de développement...
Jean-Pierre Petit-Gras
27 juillet 2008.