Sur les routes avec les zapatistes
Mercredi 8 février 2006. Au bord de la route qui serpente dans la montagne, Gelatao, village natal de Benito Juárez, le premier président indien du Mexique, celui qui bouta dehors l’envahisseur français en 1867. Entre les pins, dans l’école moderne décorée de banderoles en langue indienne, le conseil municipal, élu en assemblée selon les us et coutume, accueille le sous-commandant Marcos et lui remet un document qui retrace « des siècles et décennies » de résistance.
« Vous nous avez donné un sens du futur, vous avez donné amplitude et visibilité aux demandes indiennes », lance un des intervenants. Un Mixe du village de Jaltepec retrace « les tromperies, les expropriations arbitraires jamais indemnisées par le gouvernement depuis le XVIIIe siècle et à nouveau dans les années 1950, l’histoire d’en bas, écrite avec du sang, telle qu’on se la raconte de père en fils. » Un représentant de Calpulalpan décrit la destruction des sources par une entreprise minière.
« Le zapatisme, ça a été comme une chandelle pour éclairer notre chemin », dit Joel Aquino, porte-parole de l’Assemblée des autorités zapotèques, mixes et chinantèques. Il vient de Yalalag, où la collectivité a construit un centre culturel zapotèque. Là-bas, les médecins manquent alors que de nouvelles maladies font des ravages, le diabète et l’hypertension en particulier, apparues avec l’arrivée des chips et du Coca-Cola. Quatre-vingts pour cent des jeunes prennent le chemin de l’émigration vers les USA, et même la fanfare du village est à Los Angeles.
« Ce qui convient au gouvernement, résume un orateur, c’est que nous nous enfuyions tous à l’étranger, qu’il ne reste que des communautés fantômes. »
Dans le soleil matinal, les paysans de communes de la sierra à huit ou dix heures de route parfois, apportent leur témoignage sur l’exploitation effrénée des forêts, de l’eau, les problèmes de santé, d’éducation, les menaces, les morts et les prisonniers de cette guerre rampante, la conquête autrefois, le néolibéralisme aujourd’hui deux temps qui se rejoignent à l’heure du grand réveil.
« Dans la région, le processus d’autonomie a commencé dans les années 1970 : la lutte pour la reconnaissance de nos normes pour nommer et choisir nos autorités. Et ce indépendamment des partis, contre leurs caciques qui nous dépouillent de nos terres et ressources naturelles et imposent l’individualisme et le mercantilisme », reprend un intervenant.
« Le régime de propriété communale est un énorme avantage pour les peuples indiens, opine un autre. Ils doivent conserver leur capacité d’autosuffisance alimentaire : l’État veut leur faire perdre pour les accrocher avec ses ’programmes d’aide’ et tuer leur initiative sociale. » Les chapeaux de feutre et de paille acquiescent et applaudissent ; « ne pas dépendre du capital », « continuer à exister », c’est l’idée ambiante sur les cimes.
Midi. L’heure de redescendre vers la ville, Oaxaca, capitale de l’État du même nom, un État toujours gouverné par le Parti révolutionnaire institutionnel depuis 1929. La sono retentit sous les hauts murs lépreux du pénitencier d’Ixcotel. Meeting pour la libération des prisonniers politiques. Malgré le règlement peint en grandes lettres à la porte (sont interdits entre autres « les vêtements aux couleurs militaires » et « les couvre-chefs gênant l’identification »), Marcos parvient à entrer avec ceux qui veulent l’accompagner.
« Ils ont décidé qu’il valait mieux le laisser passer, commente le reporter de La Jornada Hermann Bellinghausen, le seul journaliste qui suive son équipée. C’est la quatrième prison qu’il visite. Au Chiapas, à la prison de Tuxtla, il a interpellé les gardiens du dehors et fait passer un message de soutien aux zapatistes incarcérés. Au Tabasco, on est entré au forcing, carrément. C’était une prison municipale et ça n’a pas été trop dur. Maintenant, ce sont deux prisons fédérales où il réussit à pénétrer : hier à Tehuantepec, et aujourd’hui à Ixcotel. Il s’arrête partout où sont enfermés des gens en lutte et on s’aperçoit qu’il y en a beaucoup. »
Au parloir, Marcos se réunit avec seize Indiens incarcérés, ceux de Loxicha. Loxicha est le nom d’une municipalité zapotèque de la montagne qui est parvenue à chasser le cacique local, c’est aussi le nom d’une expérience d’autonomie férocement écrasée par l’armée. Le maire élu en assemblée, Agustín Luna, arrêté violemment en 1996 avec tout le conseil de la commune, est toujours derrière les barreaux. Soixante-dix habitants sont encore objet d’un mandat d’arrestation. Vingt ont été assassinés par des paramilitaires dans les trois dernières années. Depuis 2000, c’est-à-dire sous la présidence de Fox, dix autres ont été emprisonnés pour des accusations fabriquées de toutes pièces.
« Je suis en prison depuis trois ans et huit mois pour des délits que je n’ai pas commis, témoigne la jeune Isabel Almaraz. Mon père travaillait avec la mairie ; lui aussi a été détenu, torturé. Mon mari est recherché, ils n’ont pas pu le prendre alors ils m’ont arrêtée moi. »
« Nous n’avons pas faibli, intervient Fortino Enríquez. Nous n’avons pas baissé la tête. Ici, nous avons fait des grèves, des conférences de presse et tout ce qu’on pouvait pour démontrer au gouvernement que nous sommes innocents. Nos enfants sont abandonnés par la faute du gouvernement. »
« On veut la liberté de papa », lit-on dehors sur une pancarte que brandissent deux marmots parmi les banderoles.
« Tous ceux qui sont enfermés pour leurs idées sont nos compagnons, dit Marcos à sa sortie. Il faut faire savoir au monde qu’au Mexique il y a des prisonniers politiques. Et lutter pour la libération de tous, de ceux de toutes les organisations... Nous n’allons pas les laisser seuls. Cette porte doit s’ouvrir. »
Par les écoulements qui traversent la muraille, les voix d’autres détenus invisibles interpellent, exigent l’attention, se mêlent aux slogans des gens du quartier contre les nuisances des travaux d’amplification de la gare routière.
2006, année électorale. Au long des avenues surplombant le périphérique, le candidat du PRI sourit de toutes ses dents sur les panneaux publicitaires. « Avec Roberto, pour que les choses se fassent ! » « Ma préoccupation, c’est toi. » Les promesses des aspirants inondent la télévision et s’étalent sur les rambardes de chaque village, de chaque quartier, fraîchement repeintes aux couleurs des trois grands partis. Le 2 juillet, on élira le nouveau chef de l’État. La campagne présidentielle bat son plein, une campagne qui semble planer très loin au-dessus du pays réel.
De leur côté, loin des caméras de télé, les zapatistes ont entrepris l’Autre Campagne, « La Otra » comme on abrège ici. Nouvelle phase de leur cheminement : la construction de l’autonomie, telle qu’ils la pratiquent au Chiapas, ne suffit pas ; il faut sortir, prendre l’offensive, sinon il n’y aura bientôt plus rien à défendre. Pour dresser un état des lieux, des ravages, des répressions, des luttes et des initiatives, pour définir les vrais problèmes sur lesquels les candidats devraient s’engager, le sous-commandant Marcos, promu pour l’occasion « délégué Zéro », parcourt pendant six mois les trente et un États du pays. Pourquoi « délégué Zéro » ? Parce qu’il part en éclaireur. Ce mouvement ne s’arrêtera pas au calendrier électoral ; ce n’est que la préparation de la visite de délégations plus importantes qui commencera à l’été, après le scrutin, et prendra « une année ou plusieurs s’il le faut », un déplacement sans date limite pour tisser des relations durables.
Ils ne présentent aucun candidat, n’appellent à voter pour aucun parti et ne prônent pas non plus l’abstention. Inutile d’attendre des solutions de « ceux d’en haut ». Les accords de San Andrés, signés par le gouvernement en 1996, n’ont jamais été appliqués. La Constitution ne reconnaît toujours pas l’autonomie des peuples indiens ; le projet c’est maintenant une nouvelle Constitution.
« La Otra » se définit comme anticapitaliste et se situe en bas et à gauche. Elle ne ménage pas les critiques aux politiciens de tous bords, dinosaures de l’ancien régime, droite moralisatrice du nouveau, sociaux-démocrates prêts à prendre la relève, tous chantres de la croissance macroéconomique, variantes du néolibéralisme ayant reçu d’avance la bénédiction du FMI et de la Banque mondiale.
Elle invective tous les gouvernements locaux, et ils ne se privent pas de lui mettre des bâtons dans les roues. Les embûches ne manquent pas : coups bas et arrestations des organisateurs dans les États où son arrivée est annoncée ou dès qu’elle a disparu à l’horizon. Elle a pour adversaires tous les tenants de la prise du pouvoir : le PRI qui veut y revenir, le PAN qui veut y rester, le PRD qui prétend y grimper. Plus le parti à construire, l’avant-garde des partisans de la révolution. Ceux qui vantent la démocratie parlementaire et ceux qui prônent la dictature du prolétariat. Sa force d’attraction, c’est justement le refus du pouvoir.
Cette année justement les sondages donnent le parti de gauche largement gagnant pour la première fois au Mexique, relançant les espoirs électoralistes et la crédibilité d’une démocratie parlementaire sans cesse bafouée au long du XXe siècle, de la révolution de 1910 à l’an 2000.
Sous cette double impulsion, la campagne officielle des partis et la contre-campagne des insurgés, le pays connaît un moment de débat et d’effervescence. À chaque étape de l’Autre Campagne, le seul quotidien à en rendre compte pas à pas, La Jornada, est épuisé dès qu’il arrive au kiosque. « La Otra » retentit aussi dans les journaux régionaux à son passage, mais c’est sur un ton le plus souvent sarcastique ; un journal d’Oaxaca appelle Marcos « tête de chiffon », « diva », un autre, La Prensa, le traite de fou. Les journaux étrangers ne sont pas moins critiques ; le Los Angeles Times stigmatise en titre ces « Marxistes cachés derrière les marimbas ».
Jeudi 9 février. Les organisations sociales se sont regroupées au syndicat des enseignants. Au matin, la session reprend dans le gymnase couvert ; instituteurs contre la centrale officielle, fonctionnaires, employés, travailleurs de la Sécurité sociale en lutte contre la privatisation se relaient au micro. Aux murs, géographie de sigles, banderoles, affiches, mots d’ordre, peintures et fresques accrochées à la hâte, faucilles et marteaux perdues au milieu des motifs mayas, drapeaux rouges, noirs, drapeau noir à étoile rouge de l’EZLN, Zapata, bien sûr, Che Guevara, Ricardo Flores Magón, repère axial de la révolution de 1910, l’agitateur libertaire, que certains trotskistes d’ici alignent avec leur idole sur leur table de presse et intègrent à leur credo, et même la sacré brochette Marx-Engels-Lénine-Staline, que le PCML trimballe dans sa camionnette d’une escale à l’autre, tentant de conserver leur posture martial au milieu des flots anarchisants.
Midi, autre terrain de basket, aux gradins remplis de paysans, orné de toiles peintes et d’inscriptions en langue nahuatl et zapotèque, celui de l’Organisation indienne des droits de l’homme d’Oaxaca, au village d’Atzompa, où le MULT, mouvement des Indiens triquis, annonce qu’il se joint à la « Otra Campaña ».
Une vieille dame embrasse le sous-commandant, chausse ses lunettes et dénonce le gâchis de dizaines de millions de dollars en propagande des campagnes électorales qui finira à la poubelle. Leonor, Mixtèque du Consejo Indígena Popular Flores Magón, dix-sept ans, ex-prisonnière politique, lance : « Nous luttons pour être libre, pas pour arriver au pouvoir ! » Une fille de la radio « La Voix des Indiens Chatinos » dénonce le maire d’un village qui s’enrichit grâce à l’exploitation sauvage des forêts et réprime les femmes de mouvement, qui sont très actives, là-bas à Panixtlahuaca.
13 h 30. Rendez-vous avec les étudiants dans la cour de la fac autour d’une sono criarde : se former, il le faut, mais lutter aussi contre l’individualisme et la privatisation de l’éducation. Les femmes interviennent plus chez les paysans que chez les étudiants, fait remarquer l’homme à la pipe.
15 h 30. Repas sur la petite terrasse de l’Université de la Terre, trace du séjour du philosophe Ivan Illich sur ces rivages. Malgré son nom, modeste institution où la discussion continue dans une salle comble, et roule sur la défense du maïs créole, la production de chocolat bio, l’installation de fours solaires dans les communautés, l’eau, la nourriture, la merde, l’utilisation de w-c secs. Et bien sûr l’éducation : « Quel monde allons nous laisser à nos enfants ? C’est ce que se demandent beaucoup, dit une intervenante. Je pose la question à l’envers : vu les idées que nous leur inculquons, quels enfants allons nous laisser à ce monde ? »
Nouvelle traversée de la ville, dans le crépuscule grenat d’Oaxaca, en toute hâte. Une foule plus large attend depuis 16 heures sur la grand-place. Les orateurs se relaient devant 5 000 spectateurs impatients. Rapporteur de la commission « autres amours », le jeune Tlahui, robe longue et perruque mauve, bondit sur scène :
« La réalité, c’est nous tous. Les autres, c’est nous tous. Les différents, c’est nous tous. Les minorités sont majorité. Nous aussi, nous sommes la dignité rebelle. Parce que l’amour a ses droits, parce que la patrie est nôtre, parce que nous sommes coquettes et nous vivons dans la maison de la joie... » lance-t-il sous un roulement d’applaudissements.
- Vous n’êtes pas seuls ! se crie la place à elle-même, heureuse de sortir de l’isolement quotidien.
La Cenicienta (Cendrillon), passe-montagne et soutien-gorge, et une collègue en châle indien à la Maria Félix, la joue maquillée du sigle EZLN, l’entourent. Marcos se prend la photo avec eux et proclame : « Je suis fier d’être parmi vous. » Et personne ne lui en veut quand il bute sur un mot et les appelle « transgéniques » au lieu de « transgénériques ». Il soupire : « J’y arriverai pas », et on le sent rougir sous son bas de laine.
Il continue pourtant : « La nouvelle Constitution, la fin de ce système, nous vous promettons que vous allez voir ça, vous qui êtes ici. Ce n’est pas quelque chose qui va arriver plus tard. C’est quelque chose qui est en train de se passer. »
Au contraire des multiples campagnes des zapatistes et de leur grande virée de 2001, cette fois son activité consiste à écouter. Fumant sa pipe, il écoute et invite à s’écouter entre eux les mille groupes locaux qui peuplent la société mexicaine. Catalyseur, prétexte, il fournit le public, l’occasion, l’espace. Relançant sans cesse les invitations à prendre le micro, il établit le contact, recueille documents écrits, témoignages, comptes rendus d’agression et d’abus, messages vidéo, dossiers photo, journaux communautaires, prend des notes, trace un bilan provisoire.
Il suffit de le suivre pour entendre ce pays profond, d’ordinaire muet, se raconter, déverser son amertume et ses espoirs. Il entraîne les curieux, les marginaux, les dissidents, montre le Mexique aux Mexicains qui veulent le voir, en détail, l’autre pays, l’envers du même, « l’Autre Mexique », oblige à regarder la carte à la loupe pour repérer son itinéraire. Les villages sont au centre, il va au bout des routes, là où elle est toute blanche. Passant par les villes, il court de l’un à l’autre, et s’arrête plus longuement dans les montagnes, là où personne ne vient jamais.
Dans les locaux culturels, collectifs écologiques, écoles parallèles, syndicats contestataires, coopératives, salles des fêtes, cinémas, dancings désaffectés, sur les places publiques ou dans les maisons individuelles où il est hébergé, affluent la faune variée des inorganisés, défilent rebelles individuels, paysans endettés, pêcheurs, orchestres de rock, enfants des rues, ouvriers et chômeurs, taggeurs, sinistrés de l’ouragan Stan, familles en lutte contre les tarifs de l’électricité, cultivateurs expulsés par les grands projets d’autoroutes, d’aéroports, de centre commerciaux et de parcs touristiques. Et aussi les prostituées en lutte qu’il rencontre d’étape en étape.
Débats polis, courtois, pleins de formules : « buenas tardes », « bienvenido », « con su permiso », « me atrevo tomar la palabra », « disculpe el mal hablado », « gracias », « hasta siempre ». Jamais d’interruption, même des plus diserts ou lents. Invités à se mettre au micro au nom d’organisations ou à titre personnel, ils sortent du public, se détachent de l’ombre, se jettent à l’eau, le regard intimidé, improvisent ou sortent de leur poche une feuille manuscrite, énoncent fiévreusement leur vérité, inventent des mimiques, s’adonnent dans leur chroniques au présent narratif, la syntaxe en bataille. La concordance des temps succombe, le subjonctif est sacrifié, tout verbe devient transitif.
Attention chantier : parole au travail. Sans autre outil que la langue, se déclenche une mécanique déferlante, le verbe pour matériau, des idées pour moteur, les luttes pour carburant, la mémoire orale pour repère. Mus par une même soif d’expression, ils balancent pêle-mêle leur expérience, leur vision, leur théorie jusque tard dans la nuit. Murmures ou éloquences s’amplifiant jusqu’au cri, balbutiements, répétitions, contradictions, mais on applaudit toujours, autant le courage de dire que l’opinion émise. Combien sont-ils à s’essayer à cette école nomade d’orateurs publics, à participer à ce forum ambulant de cent quatre-vingts jours ? Plusieurs dizaines à chaque rencontre, soir et matin ; petit à petit, des centaines et des centaines.
Dimanche 12 février. L’État de Puebla, autre fief du PRI. Sur les rambardes au long de l’autoroute, les mêmes affiches électorales, des sourires équivalents, d’autres promesses mirifiques. Seul change le prénom du candidat local ; ici c’est un Lucio qui réclame notre confiance.
La vallée de Tehuacán, vaste plaine venteuse entre deux murailles de sierra, piquée de cactus au garde à vous, balayée de tourbillons de poussière qui font voler des lambeaux de plastique.
Sous le soleil de midi, le bourg d’Altepeji aux murs ornés de graffitis, où des flèches soulignant l’inscription laconique « La Otra » mènent à la Maison de la culture.
Dans le patio, où les assistants se sont répartis les chaises et l’ombre des arcades, un Nahua évoque les peuples anciens, « les êtres pensants qui habitaient cette vallée et y ont laissé leurs glyphes ». « Là bas, à Santa Ana Telostoc, explique un autre intervenant nommé Eusebio, nous avons constaté le pillage d’une caverne sacrée. Des objets archéologiques ont été soustraits. Notre projet, c’est de monter un musée communautaire. »
Un cultivateur de maïs parle de la désillusion de la fameuse « révolution verte » : irrigation et fertilisants dans les plaines ont usés les sols et l’eau manque dans la Sierra Mixteca.
« Tout le monde parle de l’eau gazeuse de Tehuacan qui est commercialisée dans le pays entier, reprend un autre orateur, c’est notre richesse régionale, et nous dans la Vallée de Tehuacan on peut pas en boire, il nous faut l’acheter en bouteille au supermarché. »
« Notre syndicat a trahi notre cause, proteste un maître d’école. Nous avons chassé les voleurs et d’autres voleurs les ont remplacés. » Et un autre enseignant évoque le sort d’un instituteur et de sa femme assassinés.
Hilario, de l’Union paysanne Emiliano Zapata, mentionne les projets de club de golf et de circuit automobile à Tepeaca : « Ils nous offrent un demi-peso le mètre carré. Nous ne vendons pas la terre. »
« En l’an 88, nous nous sommes rebellés à la raffinerie de sucre, dit Martin, de Jalipá, au garde à vous sur le podium. Aujourd’hui, bien que je sois retraité, je suis là, pour me rendre utile, pour ce à quoi je peux servir. Viva Zapata ! Viva Mexico ! À bas le capitalisme ! »Moi, c’est la canne à sucre. J’aime couper la canne, intervient un moustachu en pantalon de treillis et chapeau de paille. C’est un travail dur, il faut savoir s’y prendre, ce n’est pas comme couper n’importe quelle herbe. J’ai travaillé dans les plantations et les raffineries de sucre. Je ne veux pas être propriétaire ni patron, je veux gagner mon salaire...« »En 68, je me suis retrouvé à Tlatelolco à mettre des morts dans des sacs-poubelle. J’étais conscrit. Ce sont les morts d’hier, ils disaient. Je ne comprenais pas. C’était vrai, c’était les étudiants qui avaient été massacrés le jour d’avant... Dans les années 1980, à force de couper de la canne, je me suis mis à boire de l’aguardiente. Alors j’étais au plus bas. Je me sentais mourir, j’étais mort.« »Quand il y a eu 1994, je me suis dit : ça, je ne le rate pas. Un jour je vais voir Marcos. Je ne suis plus seul. Et, regardez : il est là, en direct et en couleur !« »Vingt ans maintenant que je ne bois plus. J’ai été à Cuba, en Chine, en Corée du Nord... mais dans les livres. Aujourd’hui, les femmes regardent les telenovelas, et maintenant les hommes aussi. Même plus de livres, rien que des vidéos, c’est ce qu’on s’envoie. J’ai vu des mères allaitant leur enfant avec du Coca-Cola. Comment voulez-vous qu’on résiste si nous devenons un pays d’aliénés, c’est à dire des abrutis ?« (Rires.) »On ne vient pas de Mars ou d’une autre planète, nous sommes nous-mêmes. Je suis descendant de Quetzalcoatl. On a hérité un peu de la vision cosmique des anciens. L’histoire est une horloge qui ne se trompe pas. Il y a eu 1810, la guerre d’indépendance, 1910, la révolution, avec ici la lutte des frères Cerdan. Ça ne peut pas manquer, il y aura 2010.« »Je vois tant de T-shirts avec Che Guevara, lance un autre intervenant. Lui, il était argentin. Il nous faut des personnages nationaux. Pour moi, ni Cuba ni les États-Unis, ni Pepsi ni Coca. La nourriture, c’est pareil ; on veut nous faire manger étranger. Il ne faut pas acheter la nourriture dans la rue, c’est ce qu’on nous répète. Moi, je dis que si, justement, il faut manger les tacos et les légumes de nos voisins. Ceux qui achètent du pain Bimbo en paquet ferait mieux de goûter le pan de burro qu’on fait par ici."
14 heures, pause casse-croûte. Les assistants se répartissent les quelques tables où l’on sert des quesadillas sur la place du village. Une rafale d’explosions interrompt les conversations. Sur le parvis de l’église aux coupoles carrelées de bleu et blanc, les Nahuas vêtus de rouge et blanc, coiffés de miroirs, lancent des pétards et virevoltent au son d’une guitare ventrue et d’un accordéon.
C’est la cérémonie du changement des « majordomes », les autorités traditionnelles ceux qui seront chargées de la fête du saint patron du village, saint François d’Assise, le 4 octobre. Quatre porteurs sortent sa statue polychrome et la trimballent en musique. Des femmes l’accompagnent, portant des gerbes de fleurs. À l’arrière de la procession, deux fillettes ramassent les confettis dans le caniveau et enfouissent leur récolte dans un sac en plastique.
Sur le côté de l’église, les haut-parleurs reprennent le dessus, rameutent le public, invitent à poursuivre les débats sous une bâche jaune et bleu. Assis à l’ombre du marché obscur, appuyés aux murs, accoudés à leurs vélos, les habitants se rassemblent, T-shirts à tête de mort Kiss, Iron Maiden, ponchos et chapeaux de paille, casquettes de base-ball, maillots numérotés des Red Socks, des Yankees, des Mets de New York.
Un ex-travailleur des usines Montana prend la parole :
« On a été renvoyés du jour au lendemain, on en a appelé au conseil de conciliation et arbitrage [l’équivalent de nos prud’hommes], et on a bien vu qu’il est manipulé. Il l’a été par le PRI, il l’est par le PAN, demain probablement il le sera par le PRD. »Quand la maire de Mexico, du PRD, est venue, relate un autre orateur, on était en pleine lutte ; elle n’en a pas tenu compte du tout. Quand elle s’est réunie avec les patrons, elle a déclaré : Voilà les nouveaux hommes d’affaire dont le pays a besoin.« »Nous ne sommes pas en pierre, et encore moins en métal, s’exclame Vicente, jeune gars de la fabrique de vêtements Calidad y Confecciones. L’employeur nous retire 10 % du salaire, car on est payés au rendement. Comme on a protesté, le 22 novembre dernier, on a été licenciés. Alors, nous aussi, on est allé au conseil de conciliation, qui est présidé par M. Conde - dire que j’ai voté pour lui ! Là, on ne m’a pas laissé entrer ; je me suis senti comme un émigrant face au mur de la frontière. Ici, dans notre État ! C’est comme ça pour ceux qui travaillent dans les maquiladoras.« Les USA ou les maquiladoras, ce sont les deux destinations des paysans déracinés. La migration vers les États-Unis dépeuple la campagne, les maquiladoras achèvent de la désertifier. Produisant directement pour le marché américain ou européen, ces entreprises délocalisées profitent des bas salaires locaux et bénéficient d’un statut particulier, aux limbes du droit mexicain. Leurs usines légères apparaissent et disparaissent du jour au lendemain, viennent et s’en vont au gré des flux d’investissement, des modes et du jeu du marché. La main-d’œuvre y est »corvéable et jetable à merci", expliquent les intervenants : des journées de 12, 14 ou 16 heures parfois, aucune liberté syndicale, pas de sécurité sociale, heures supplémentaires non payées, licenciements sans préavis ni indemnisation.
Enclaves des transnationales, elles ont fleuri d’abord à la frontière avec les USA, puis se sont ramifiées au gré de la pénétration des autoroutes et pullulent aujourd’hui au bord des grandes voies de transport jusqu’au sud du Mexique et en Amérique centrale. Avec la construction, dans les années 1990, de la voie express Mexico-Puebla-Oaxaca, elles ont transformé cette région, drainé la population de dix-sept villages environnants, où les champs sont abandonnés. Dans ce paysage aride, battu par les bourrasques, la misère porte de drôles de noms : Bongo, Tommy, Ralph Laureen, Kalvin Klein, Hello Kitty, Quarry, American Eagle, Tabernity. Des mots joyeux de conversations d’ado, de clips publicitaires aux mannequins sexy. Ceux qui les prononcent sont des Indiens, métis, petits, gros, jeunes, vieux, tous usés, exaspérés au point de vaincre leur peur de parler dans la sono.
Un ouvrier du groupe Levis-Charming raconte combien les femmes y sont maltraitées ; la loi n’y est pas appliquée, elles travaillent 48 heures au lieu des 40 prévues par le code du travail.
Chez Rich’s Confecciones, c’est jusqu’à 60 heures, pour un salaire de 900 pesos (75 euros) par semaine, en réalité 500 (42 euros) à cause du système de paye au rendement, explique María del Carmen, toute jeune employée qui exhorte ses collègues : « Ne vous laissez plus faire ! Vous valez mieux que ça ! »
Les cloches de l’église sonnent 5 heures, puis 6. Le soleil se couche lorsqu’on annonce l’intervention du délégué Zéro. Marcos décline et invite à causer davantage.
Guadalupe des maquiladoras Eslavas prend le micro : « Comme nous avions un contrat embauche temporaire, ils nous ont mis à la porte. On est maltraité si on est indien, ou si on ne parle pas bien l’espagnol, c’est indignant. Dans la sierra, les enfants tombent malades à cause des produits qu’emploient les usines. »
Modesto, de l’organisation Voix de la Sierra Negra, montagne où vivent les Indiens Popolocas et où il y a plusieurs prisonniers politiques, décrit la pollution des rivières et des sources, les hectares peints en bleu à cause de la mode du jean délavé.
Alejandro, des usines Tarrant, où règne Kamel Nacif, « le roi du blue jean », signale qu’en complicité avec le gouverneur Mario Marín le patron a fait arrêter pour calomnie la journaliste Lydia Cacho qui avait dénoncé les viols et la prostitution forcée de jeunes ouvrières.
Martín Barrios, d’une organisation défendant les droits de l’homme, a lui aussi été victime de cette collusion du pouvoir d’État et du patron : il a été passé à tabac par les sbires de ce même personnage, puis, cet automne, accusé de chantage et incarcéré.
« Nous ne connaissons pas monsieur Marcos, dit Carmen, survêtement, petite fille endormie dans les bras. Nous, nous cousons le ballon de football : 10 pesos par ballon, on est payées aux pièces. Si on rate le travail, s’il se déchire ou le fil casse par exemple, on nous fait payer 30 à 45 pesos par ballon gâché. Et puis, on a perdu même ça. Pas de travail, rien. Chez nous, les messieurs émigrent aux États-Unis. Il n’y a pas d’eau pour planter ; nous voyons qu’il y a des systèmes d’irrigation, mais la terre est sèche. Nous, on ne cultive qu’avec les pluies. Réclamer des salaires ? On n’en est même plus là. Le salaire, il n’y en a pas ; il n’y a plus de travail. On est abandonnées. »
Ils parlent toujours et la lune se lève ; le froid, intense, piquant, fait relever les cols des vestes et serrer les châles. Casquettes, chapeaux dodelinent dans la somnolence de la grand-place. Des bandes d’enfants chahutent dans un coin, un bébé pleure, d’autres s’endorment dans les jupes de leur mère.
Les yeux cernés, Marcos rallume sa bouffarde, écoute, note en silence dans son cahier, encourage d’autres prises de parole jusqu’à épuiser la longue liste des intervenants. Puis il remercie les organisateurs de la rencontre, les assistants, les peintres des graffitis excellents du village aussi, et ajoute :
« Tout ce qu’on peut ressentir, c’est de la rage, quand on voit cette situation. Ces vêtements, qu’on voit sur des mannequins élégants et sveltes, si seulement ils pouvait raconter ce qu’a signifié leur production ! Ces 12, 14, 16 heures de travail par jour, cette exploitation. Avec leur prix en dollars, dans les vitrines, quand les migrants les voient au USA, si les vestes, les pantalons parlaient, racontaient l’histoire actuelle du pays d’où il viennent, ils deviendraient de formidables agitateurs. »
En guise d’au revoir au village, il annonce un proche retour : « On se reverra vers décembre », conclut-il.
¡El pueblo unido funciona sin partido ! répond la petite foule.
Depuis le 1er janvier, en un mois et demi, il a parcouru sept États ; restent vingt-quatre d’ici juin.
À suivre décidément.
Sur les sites Enlace Zapatista, La Jornada, CSPCL, The Narco News Bulletin ;
les radios par internet : Radio Insurgente, Regeneración Radio, Ke Huelga Radio.
Joani Hocquenghem
Récit paru dans le n° 60 de la revue Chimères,
printemps 2006.