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L’assemblée ouverte de la colline de Strefi
Récit d’une mobilisation athénienne naissante (II)

samedi 17 avril 2021, par Luz Belirsiz

Bref rappel du contexte : Athènes. Quatrième mois du deuxième confinement (depuis novembre). Le quartier d’Exarcheia [Eksarkia]. Un projet d’aménagement pour lequel la municipalité a confié les études préliminaires à une entreprise privée (Prodea) menace la colline qui trône au sommet du quartier. Depuis que l’annonce en a été rendue publique à la mi-janvier, une assemblée ouverte se tient chaque samedi à 15 heures dans le petit amphithéâtre de pierre pour organiser la lutte. Sorte de journal de bord de la mobilisation, au cœur de laquelle les heurs et malheurs de l’assemblée, ce récit s’autorise accessoirement quelques digressions sur l’actualité, l’histoire récente et la situation en Grèce. Fin février, début mars : début du deuxième mois de la mobilisation.

NB : Sauf quand je le précise explicitement (avec « je »), les avis et prises de position rapportés ici ont été exprimés par d’autres au cours de l’assemblée. Tous les prénoms ont été modifiés. Les éléments essentiels caractérisant le contexte de la naissance de cette lutte se trouvent au début du premier texte.

Première « action » sur Lofos Strefi

Ce dimanche 28 février à midi, en arrivant en haut des escaliers qui, au bout de notre rue, débouchent sur le flanc nord de Strefi, où nous rejoignons l’un des six points de rendez-vous répartis autour de la colline, légère surprise : non seulement le ciel est gris, mais un vent du nord, d’un froid piquant, souffle violemment. J’aurais dû mieux fixer ma pancarte de carton sur son manche de bambou : tournoyant comme une robuste rose des vents, elle distribue d’agressives claques ! Et puis fichtre ! Brrrrr… on aurait dû mettre une petite laine, ça caille. D’autant plus qu’au vu du peu de monde présent au point de rendez-vous le plus proche de chez nous, sur le grand toit-terrasse du terrain couvert où s’entraîne Asteras [1], rue Pulcherias, on va probablement devoir poireauter un bout de temps avant que ne se concrétise, si on y parvient, l’encerclement symbolique de la colline, première « action » sur le Lofos Strefi.

(Pour rappel, au début du mois, la première action de mobilisation à l’appel de l’assemblée naissante avait rassemblé quelque trois cents personnes devant la mairie d’Athènes un mercredi à l’heure du conseil municipal. Bien qu’entre-temps nous eûmes appris qu’il se déroulait en ligne. Il fallait néanmoins manifester notre mécontentement : la mairie venait de voter une résolution confiant à l’entreprise immobilière Prodea — véreuse, mais en l’occurrence c’est accessoire — la réalisation d’études préliminaires — estimées par Prodea à un million d’euros, mais gracieusement offertes à la municipalité — en vue du réaménagement de la colline.)

On piétine un peu dans les bourrasques, indécis, regrettant presque d’avoir sacrifié, par esprit de ponctualité, notre grasse matinée dominicale : à midi, on est une poignée. Clairement trop peu pour réaliser la jonction avec les groupes des cinq autres points, même en se reliant les uns aux autres par les grands tissus que certains ont amenés à cet effet. Les nouvelles nous parviennent des autres points de rendez-vous, grâce aux communications sur les mobiles et à une paire de deux-roues passant d’un point à l’autre ; là-bas ils sont plus nombreux paraît-il … mais je dois avouer que je soupçonne ces informations d’avoir une fonction d’entretien du moral et de ménagement de la patience. Au bout d’un moment, on s’attrape les mains ou on se relie par les grands tissus colorés. Tentative de lancer un chant ou de faire un peu de percu, mais avec ce vent et dans cette configuration très éloignés les uns des autres, c’est infructueux. Nom d’une pipe il fait vraiment frisquet. Ça traîne. Au bout d’une heure, sans qu’on ait rien pu remarquer de vraiment probant, on nous dit que ça y est, tant bien que mal, la jonction est faite. Ah bon ? Et qu’on embraye sur la suite du programme, à savoir l’investissement festif de la colline. Certains voudraient bien marquer le coup, pousser quelques cris ou chanter quelques slogans pour donner un peu de corps à ce cercle humain soi-disant accompli mais demeuré à nos yeux invisible, à nos mains intangible. Mais ceux qui ont endossé le rôle d’organisateurs nous disent de laisser tomber, les autres ont déjà commencé à se séparer et arrivent depuis l’autre côté, en mode manif. En effet, dans la rue Pulcherias là en bas, on commence à entendre des slogans, et à voir apparaître des grappes de foule.

On s’approche du bord du toit-terrasse en brandissant nos pancartes et tissus pour leur faire bon accueil, on les laisse passer devant et emprunter la route qui longe le terrain de basket puis se transforme en sentier dallé pour rejoindre le petit théâtre de pierre dans lequel se tiennent nos assemblées du samedi. On leur emboîte le pas. Notre nombre est en effet honorable.

À l’assemblée de la veille, nous avions commencé à récapituler les bases. Notamment : refus de se disperser et résistance passive en cas d’intervention policière ; rassemblement immédiat de tous au point où ils tenteraient d’interpeller ou de briser le cercle. « Et s’ils sont déjà là quand on arrive ? » Il fallait envisager cette hypothèse. De même que la possibilité qu’ils interviennent plus tard dans l’après-midi, durant la séquence festive sur la colline, avait insisté quelqu’une. Dans ce cas : avant tout protection des gens qu’on a invités pour l’« animation » — les musiciens, peintres en herbe appelés pour la fresque… Nous en étions là quand une participante a remis en question l’action d’aujourd’hui au cas où une « évolution négative » advenait dans la nuit, concernant la grève de la faim de Koufodinas, dont l’état était de plus en plus critique [2]. Annuler notre première action sur la colline ?! Je ne m’attendais certes pas à cette proposition. Les autres, en revanche, n’ont pas semblé surpris, un peu embarrassés peut-être pour certains. Un ou deux ont argumenté que pour une première action à laquelle on invitait les habitants du quartier, après un collage d’affiches conséquent couplé d’une distribution de tracts sous les portes, ce serait un peu ballot d’être absent à notre propre appel. Tout le monde semblait convenir néanmoins qu’« en cas d’issue tragique » dans la nuit (personne n’osait prononcer le mot « mort »), la situation serait délicate : d’une part, il y aurait probablement des manifestations de protestation un peu partout, auxquelles certains, y compris parmi nous, se rendraient de préférence ; d’autre part, dans ces circonstances, personne n’aurait le cœur à la fête.

Implicitement la question du lien entre l’assemblée de Strefi et d’autres luttes se pose. Pour certains il ne faut pas tout mélanger (on m’a rapporté que ça s’était exprimé plus ouvertement sur la page facebook de l’assemblée [3] : à un post appelant tout le monde à rejoindre le rassemblement pour Koufodinas qui se tenait en ce moment même sur la place d’Exarcheia, un autre avait répondu en substance : « Qui nous appelle et à quel titre ? »). Pour d’autres le maintien de l’action équivaudrait à rester repliés sur notre petite colline tandis que des situations dramatiques et urgentes réclament une mobilisation massive, ce qui leur semble inconcevable. L’assemblée et tout un chacun sont partagés entre la considération du caractère inopportun voire indécent du maintien de notre programme « comme si de rien n’était » au cas où le prisonnier gréviste de la faim passait dans la nuit l’arme à gauche, et celle du manque de conséquence et de cohérence que constituerait l’annulation pure et simple de notre première action sur la colline.

Une proposition de compromis nous a cependant tiré du dilemme en mettant tout le monde d’accord : pour éviter l’autosabotage de notre mobilisation naissante en l’inaugurant par un lapin posé aux habitants, on honore notre rendez-vous quoi qu’il advienne, on fait notre symbolique encerclement, qui durera une heure max’ puis on annule la suite du programme. Comme notre rendez-vous est presque matinal (midi), il sera toujours temps de rejoindre les autres manifs. Cette option se présente comme de bon sens pour l’assemblée en tant que collectif de lutte, après, individuellement, chacun est bien sûr libre d’aller où il lui semble le plus important d’être demain à midi.

Malgré nos tentatives de l’abréger en prévision du lendemain, une autre séquence de l’assemblée a néanmoins achoppé sur la discussion d’un questionnaire destiné aux habitants d’Exarcheia. Il en avait déjà été question lors d’assemblées précédentes mais une jeune femme avait, cette fois, pris l’initiative d’en élaborer une première mouture. Son intention était juste de signaler cela et d’informer qu’elle allait le mettre en circulation sur la liste mail pour discussion ultérieure, mais elle en avait imprimé et distribué quelques exemplaires et ceux qui l’ont eu entre les mains, en promenant leurs yeux dessus, n’ont pu retenir les réactions acerbes (mais argumentées) que son survol leur inspirait. Je dois avouer que ces interventions et critiques m’ont rassurée sur la « culture politique » des participants. Ce débat étant parallèle à un autre sur la collecte de signatures et l’élaboration d’une pétition, qui continuera à courir les samedis suivants, j’y reviendrai.

Ce dimanche en début d’après-midi donc, la grève de la faim de Koufodinas n’a heureusement pas eu d’issue tragique dans la nuit, et les flics n’ont curieusement pas pointé le bout de leur nez (ni avant ni pendant l’encerclement, une heureuse absence qui se prolongera y compris après).

Un petit montage vidéo sympathique sur cette action a été réalisé. Exactement à la moitié (48 secondes sur 1 minute 24 au total), vous pouvez voir la relative déconfiture du nombre à notre point de rendez-vous, mais aussi entr’apercevoir très brièvement l’imprenable vue qu’offre le grand toit-terrasse du terrain d’entraînement d’Asteras, juste après que la mobylette où se trouve le filmeur ou la filmeuse monte une petite côte en forme de virage. Puis, juste après, le sentier pavé longeant le terrain de basket que nous n’allons pas tarder à emprunter par dizaines pour rejoindre le petit théâtre de pierre.

Sur la colline, vers 13 heures, nous sommes plusieurs centaines à rejoindre le petit théâtre de pierre dans une ambiance bon enfant. Entre l’eucalyptus et un petit porche de pierre à ciel ouvert qui donne accès à l’hémicycle, un groupe de musiciens composé surtout de cuivres (mais il y a aussi un violon et un bendir) joue des airs bien connus de Grèce et des Balkans. Les gradins de pierre sont bondés, ça papote, ça rapplique, ça picole un peu. En bas, près des musiciens plusieurs danseurs et danseuses au départ solitaires sont rejoints par des grappes de plus en plus touffues, alors que d’autres groupes éparpillés occupent l’espace des sentiers et « clairières » voisines. On voit débarquer des amis et connaissances venus d’autres quartiers, avec leur progéniture. Tiens, des repas solidaires arrivent, deux grosses cagettes de barquettes, offertes par la cantine de rue O Allos Anthropos (l’autre être humain) [4]. Un ou deux cubis de vin ont aussi fait leur magique apparition juste à l’heure où il commençait à faire soif. Il n’y en a évidemment pas assez pour tout le monde. En faisant un tour un peu plus bas, là où quelques peinturlureurs ont entrepris de passer une couche monochrome sur la vieille cantina abandonnée (assez mochement taguée) afin d’y faire une fresque, on constate qu’un petit groupe de l’assemblée en a profité pour ouvrir le bâtiment. (Son occupation pour les besoins de la lutte avait déjà été évoquée en assemblée, au milieu de mille autres propositions émergées de l’enthousiasme des débuts.)

L’après-midi s’étire, des gens continuent d’arriver, attirés par la nouvelle d’une fête sur la colline. Ben oui : avec le confinement depuis novembre dernier, on a plus tellement l’occasion de festoyer. On s’imagine par avance les titres de presse scandalisés des jours à venir : un millier de personnes réunies, buvant, dansant et chantant au mépris des mesures sanitaires ! (L’évaluation d’un millier semble réaliste.) Si des photos fuitent, ce qui est très facile maintenant que tout un chacun en prend en permanence avec son mobile et les publie sur les réseaux sociaux, il sera facile d’y voir que la proportion de porteurs de masque n’y dépasse guère les… cinq pour cent ? Mais non : silence radio de la presse sur notre action et les réjouissances qui s’en sont suivies. En fin d’après-midi, nous retournons à nos pénates en laissant sur place une foule fêtarde qui ne cesse de ramener des bières du kiosque en bas (le kiosquier doit être ravi) alors que des dizaines de corps forment et reforment à chaque chanson plus nombreux les cercles et spirales de ces danses traditionnelles où l’on se tient par la main, les hanches ou les épaules, et dont les pas synchrones permettent immédiatement de repérer les non-initiés. Le couvre-feu, abaissé depuis quelques semaines à 18 heures en week-end à la grande indignation de tous, trouvera vraisemblablement ce soir de nombreux contrevenants.

Interférences, questionnaire et pétition

Comme l’assemblée a pris l’habitude de commencer en retard, nous aussi on se presse moins. À 15 heures, on est encore au marché dans la rue d’en bas, Kallidromiou, et on prend le temps de s’attraper un café à emporter avant de gravir la ruelle qui nous conduit sur la colline par le flanc sud (comme on a un petit caddie généralement bien chargé, on évite les escaliers). Ce samedi 6 mars, quand on arrive vers 15 h 30, les gradins sont clairsemés. Nous sommes peu nombreux, et je ne vois pas les visages désormais familiers de certains « piliers de l’assemblée » (je nomme ainsi ceux dont la présence est quasi systématique, qui prennent le plus régulièrement la parole, souvent aussi ceux qui, entre deux assemblées, bossent sur les textes ou sur les propositions dans l’une des fameuses « équipes » [5]). Je remarque en revanche des nouvelles têtes, et qu’un certain nombre a troqué le p’tit café pour la p’tite bière et papote tranquillement sur les gradins.

Manolis, septuagénaire aux cheveux grisonnants rassemblés en queue de cheval, présent chaque samedi depuis le début (qui était parti vexé à l’une des assemblées précédentes après avoir été pris à partie pour avoir mis en avant son expérience d’« habitant et militant depuis quarante ans dans le quartier » en vue de tenter de calmer l’insulteur de flics), prend aujourd’hui l’initiative de démarrer la discussion. Il est l’un des rares qui portent systématiquement le masque, ce qui étouffe sa voix et ne l’aide pas à capter l’attention de l’auditoire, un auditoire ce jour-là de plus particulièrement distrait et badin. Je peine à entendre les termes dans lesquels il tente d’ouvrir l’assemblée (sans doute avec une sorte de bilan de l’action de dimanche), mais le pauvre est d’emblée interrompu par un buveur de bière au visage pâle et cerné assis tout en haut des gradins, qui s’agace de ce qu’on parle d’une fête réussie alors qu’un homme est en train de crever (référence à Koufodinas, qui en est désormais à son soixante-deuxième jour de grève de la faim, cf. note 2).

Des prises de parole dispersées lui répondent de manière désordonnée : certes le bras de fer entre le prisonnier gréviste de la faim et le gouvernement est d’une importance indéniable, et on est nombreux à se sentir concernés, mais ici on a décidé de se réunir pour Strefi, non ? Le doute est semé : devrait-on élargir les thématiques de cette assemblée ? Bien qu’on l’ait initiée pour la défense de la colline, peut-être qu’on devrait accepter qu’au vu des événements en cours, elle change de forme et de visage… Marmonnements, chuchotements, moues. Une voie qui grogne distinctement : « Bordel les enfants, une assemblée de quartier c’est pas un groupe politique ! » Un chevelu look new age, que j’ai repéré à la fête du dimanche précédent, présent pour la première fois à l’assemblée, se lève pour se lancer au centre de l’hémicycle dans un laïus théâtral à relents spirituels « pour tenter d’apaiser les tensions qu’il ressent ». Il parle de cosmos et d’harmonie et dit qu’il sent la nécessité d’un groupe d’écoute et de résolution des conflits. [Plus tard, lorsqu’il sera question de déléguer deux ou trois personnes pour se rendre le lendemain à un appel de l’assemblée de Kolonos [6] pour les rencontrer, l’énergumène plein de bonne volonté n’hésitera pas à se proposer, et personne n’aura le cœur de lui dire que, venant d’arriver et ne connaissant ni les tenants ni les aboutissants de l’assemblée, c’est un peu fort de café. Après ça on ne le reverra plus. Deux autres membres de l’assemblée (réguliers) s’étaient également proposés, mais je doute qu’aucun n’y soit allé. En tous les cas nous n’avons jamais eu de retour sur cette rencontre.]

La discussion reprend sur la question désormais ouverte : l’assemblée doit-elle commencer à prendre position sur d’autres sujets que l’avenir de la colline ? Avant que cela ne s’embourbe davantage, heureusement, voici Maria, jeune quinquagénaire rousse et énergique dont j’apprécie toujours les prises de positions claires et bien senties. « Excusez-moi, demande-t-elle, je ne suis pas sûre de bien comprendre le thème : est-il question de transformer l’assemblée en un groupe politique ? Je ne sais pas si vous réalisez que cela est une discussion énorme… et je doute qu’on soit prêts ou qu’on ait envie de se lancer dedans. Nous ne sommes pas aveugles au point de ne pas avoir remarqué que s’expriment ici des gens aux positions et aux engagements politiques différents : des habitants, des militants dans des équipes politiques x ou z… c’est normal et c’est bien ainsi. Afin d’éviter une discussion épuisante et sans doute insoluble, pourquoi ne pas accepter que chacun reste libre de ses priorités, de décider à quelles manifs il veut aller ou non, et d’appartenir aux groupes politiques qui lui conviennent ? L’assemblée est plurielle par définition ! » Un jeune homme acquiesce tout en objectant que, concrètement, « on est les même personnes à aller aux manifs pour Koufodinas et après venir à l’assemblée, on s’épuise à courir de l’une à l’autre, pourquoi pas réunir les deux au lieu de dépenser le double d’énergie ».

À ce moment-là Pétros, jeune papa, vient d’arriver. Il est sans son rejeton aujourd’hui. Encore tout essoufflé, il fait part de sa déconfiture : il arrive de la manif sur la place en soutien à Koufodinas, il est venu pour proposer au nom du Parko Navarinou [7] de déplacer une de leurs fêtes annuelles pour les enfants, dimanche en huit, sur Strefi, pour l’intégrer à la part de la mobilisation qui consiste à occuper davantage la colline, la rendre plus vivante. Il se demande, cherchant un peu ses mots pour ne vexer personne, s’il a vraiment envie de, comment dire, discuter l’affaire Koufodinas ici dans cette assemblée. On comprend alors que l’homme aux cernes qui est à l’origine de toute cette discussion, celui qui avait demandé en croassant d’un air mauvais comment on pouvait parler de sujets si futiles alors qu’un homme était en train de crever, ignorait se trouver à une assemblée hebdomadaire pour la défense de Lofos Strefi. Il quitte les gradins, bafouille quelque chose en passant au centre du petit théâtre et s’excuse en faisant une demi-révérence : il a d’autres choses à faire, il nous souhaite bonne continuation !

Assises sur les marches juste derrière moi, deux pipelettes m’agacent : elles aussi sont là pour la première fois, canettes de bière et paquets de chips en main. Les froissements de leurs emballages ainsi que leurs jacassements chuchotés assez fort parasitent mon écoute, et elles ignorent ostensiblement ma gestuelle exagérée de l’effort accompli pour tendre l’oreille et mes coups d’œil suppliants à leur endroit. Déjà qu’aujourd’hui personne n’a endossé de distribuer la parole et que beaucoup la prennent de manière impromptue depuis leur place, sans nécessairement s’efforcer de parler assez fort ou de répéter quand le brouhaha les a recouverts… je loupe pas mal de détails. Elles semblent néanmoins savoir où elles sont et s’intéresser au sujet, puisque je les entends s’impatienter en se demandant — mais entre elles — si on a au moins écrit une pétition et rassemblé des signatures contre le projet d’aménagement. Je finis par les inviter à poser la question à voix haute, ce que l’une des deux se décide à faire.

Au moment où quelqu’un lui répond quelque chose que je n’entends pas parce qu’elles continuent à mastiquer leurs chips dans les bruits de plastiques industriels, un quintette d’aboiements sur bourdon de grognements canins se fait entendre. Il a été déclenché par le passage d’une escouade de flics à moto (scène identique à celle déjà vécue et décrite lors des deux premières assemblée, début février : deux par bécane, ils roulent très doucement à la file indienne sur le sentier pavé en contrebas et l’on peut voir défiler une quinzaine de visières de casques juchés sur autant de cous dangereusement tordus pour nous lorgner, mais ils se contentent de ce coup d’œil de sonde et, ayant pu constater que nous sommes à peine plus d’une cinquantaine, passent leur chemin). La discussion n’a cette fois été interrompue par aucun lanceur de « Mort aux vaches ! ».

Quelqu’une est en train de tenter un résumé des antécédents de l’assemblée concernant cette histoire de pétition et de questionnaire : nous les avons évoqués, mais, certains doutant de la pertinence de ce genre de démarche, c’était resté en suspens. L’idée du questionnaire pour les habitants avait été lancée dès les premières assemblées (selon moi surtout pour ajourner l’épineuse discussion sur laquelle achoppait l’assemblée à propos de ses revendications propres concernant la colline, tous n’étant pas convaincus qu’elle se devait d’en avoir, et sinon partagée schématiquement entre trois positions — « Pas touche ! » ; « Que la mairie fasse simplement le travail d’entretien qui lui incombe » ; « Strefi nécessite tout de même un réaménagement car les pentes s’affaissent et certains endroits sont dangereux, mais celui-ci doit bénéficier aux usagers, pas au privé, et être élaboré en concertation »). À l’époque, les participants étaient bien plus nombreux, certains s’étaient présentés comme architectes, ingénieurs… et il avait été convenu que le rôle de l’assemblée n’était pas de proposer un aménagement alternatif, mais qu’en revanche une équipe faite de gens du métier pourrait se charger de faire une étude « désintéressée » concernant les besoins de la colline en terme d’infrastructures, et une autre chercher à collecter les avis des habitants, le tout pour peser en face du projet de Prodea et parer à la stigmatisation qui pèse sur les opposants qui « critiquent sans rien proposer ».

Les architectes et ingénieurs, de même que d’ailleurs les quelques-uns qui s’étaient présentés comme juristes et avocats lorsqu’on avait évoqué l’idée d’une équipe juridique pour exploiter les bâtons qu’on pourrait mettre dans les roues procédurières de la municipalité, n’ont pas réapparu depuis belle lurette, si ? demande Maria. Bref coup de sonde : y a-t-il ici des ingénieurs, des architectes, des avocats ? Non, en effet. En revanche, une petite équipe intitulée « Skediasmo » (cf. note 4) a entrepris d’élaborer un questionnaire à destination des habitants, et en a mis une deuxième mouture en circulation sur la liste mail, suite aux nombreuses objections suscitée par la première version le samedi précédent.

(Je reviens ici sur les critiques, pour ne pas dire le tollé, suscité par le premier document imprimé en quelques exemplaires à la dernière assemblée. Attention : parenthèse de quatre paragraphes !

Après un bref survol d’une page A4 se présentant en partie comme un questionnaire à choix multiples, et comprenant un plan aérien de la colline avec un zonage numéroté et une invitation aux questionnés à entourer les parties de la colline qu’ils fréquentaient le plus, des réactions plus ou moins virulentes, sans agressivité néanmoins, avaient fusé de toutes parts. D’abord un problème de destinataire : la première question sur les raisons conduisant chacun sur la colline, en proposant un nombre limité de choix tels que « promenade du chien », « balade en famille », « sociabilité / contact avec la nature », « sport », « taverne », « vue », semble cibler une catégorie bien spécifique de visiteurs, et omettre la présence de migrants et autres réprouvés qui se retrouvent occasionnellement sur la colline. « On est pas les seuls à utiliser Lofos Strefi : il y a ceux qui viennent s’y réfugier, ceux qui y plantent une tente l’été venu et y vivent pour une saison… » Ensuite, entre autres, le caractère orienté des termes choisis, invitant à pointer les problèmes perçus et lister les insuffisance sur un mode très limité — poubelles, lumières, arbres et plantes, bancs, piste cyclable, jeux pour enfants, aires sportives, chemins — ou encore de la sollicitation de l’avis des interrogés sur la manière de résoudre les problèmes, laissant le choix entre : 1. l’action des habitants du quartier ; 2. la consultation des habitants par les services municipaux compétents ; 3. les services municipaux compétents. Et surtout l’insanité stratégique de la dernière question « Selon vous, Strefi a besoin de : 1. un aménagement avec des transformations drastiques / changement de relief ; 2. soin et entretien ; 3. rester telle quelle ; 4. clôtures et système de sécurité ».

Sans compter la mise en question globale du but de cette « équipe Skediasmo », de l’utilité de ce genre de démarche, la critique du questionnaire en soi comme « outil de ceux qui souhaitent imposer ou gouverner », et de la forme infantilisante du questionnaire à choix multiples en particulier. Plusieurs jeunes femmes ont souligné le caractère excluant et in fine gentrificateur des questions posées. D’autres ont noté l’implicite problématique de tout ce questionnaire — comme si les transformations allaient viser la satisfaction des usagers et habitants ! — ou insisté sur l’importance des mots — celui d’« aménagement » devrait être exclu de notre vocabulaire ! Un charmant jeune homme consterné, en termes érudits — peut-être foucaldiens ? — a rappelé que le questionnaire était une pratique politique et que pour sa part il proposerait bien de l’abandonner complètement et définitivement.

Quelques-uns, rares, ont néanmoins tenté de prendre la défense non pas du document mais de la jeune femme qui avait pris sur elle d’en proposer une première version, ou du questionnaire comme outil de lutte, car il ne faut rien exclure. Déjà, l’une a trouvé que c’était assez moche ce qu’on faisait, d’envoyer une pluie de critiques sans même avoir pris le temps de lire le document en entier. Un autre a rappelé le contexte dans lequel l’assemblée avait, quelques semaines plus tôt, approuvé le principe d’un tel questionnaire à destination des habitants. Un autre s’est fait fort de souligner que tous types de groupes politiques avaient utilisé le questionnaire comme appui d’un travail politique de terrain, des Black Panthers aux zapatistes ; qu’il pouvait constituer un moyen puissant pour la prise de contact, la sensibilisation, répondant au souci fondamental de donner la parole et questionner plutôt que prêcher et asséner ses propres partis pris idéologiques. Et qu’il pouvait nous éviter le piège de mener une lutte au nom des habitants sans prendre en compte l’avis des intéressés.

Nonobstant ces remarques, la discussion s’était close sur la réaffirmation des réserves : « On pourrait certes le reprendre et le travailler, en lui donnant une forme plus ouverte et en soignant les mots, mais franchement ça va nous bouffer trop de temps ! » ; « Et qui va, concrètement, avoir l’énergie et l’envie d’aller le faire, ce porte-à-porte ? Pas moi en tout cas ! » ; « En plus, franchement, pour quels résultats ? Vous voyez bien que, déjà entre nous, on est trop hétéroclites pour se mettre d’accord sur ce que l’on voudrait pour la colline, que croyez-vous qu’il va ressortir des, allez, en étant optimistes, cinq mille avis qu’on pourrait récolter dans le quartier ? » Une autre a exprimé son agacement face à cette tyrannie qui pèse sur les mouvements d’opposition : pourquoi devrait-on toujours « proposer quelque chose » ? Et un dernier, avec un air contrit et de plates excuses à l’adresse de la jeune femme : « Non, décidément, il n’y pas à faire, ce questionnaire ne me plaît pas, désolé, hein ! » Celle-ci, dans un élan d’humilité et de sincérité que je trouve admirable après tout ce qu’elle vient de recevoir, dit que non non, il n’y a pas à s’excuser, et remercie pour la discussion instructive. Le lendemain, à la fête qui suit l’encerclement, elle fera partie des danseuses enjouées.)

Retour à l’assemblée du 6 mars et à l’agaçante pipelette aux chips dans mon dos. Après avoir écouté d’une oreille distraite le rappel du contexte et des considérations qui avaient conduit à ce que le thème de la pétition en reste là, elle affirme sa position avec véhémence : la pétition, c’est le b.a.-ba de la mobilisation. En son absence, qu’espère-t-on d’un processus de contestation ? La pétition c’est la procédure normale et légale pour se faire entendre. Tout commence par là. Un autre nouveau venu ne comprend pas pourquoi on se cantonnerait à un refus sans proposer notre propre vision des améliorations désirables pour Strefi. Rebelote ! Une jeune femme présente depuis le début exprime son désir d’un peu plus de continuité. Il lui semble qu’on avait résolu la question du questionnaire, de même que la position de l’assemblée : on n’était pas prêts, ni désireux, de faire des propositions alternatives et on se concentrait pour l’instant sur des actions de résistance. Pourrait-on avoir des nouvelles de notre texte, est-il prêt à être distribué ? Et quid de l’action envisagée devant le siège de Prodea ? Elle trouve contre-productif de remettre en question des décisions déjà prises, surtout lorsqu’on est si peu nombreux. Un autre habitué de l’assemblée, Achilleas, s’emporte : c’est tout de même incroyable, ça fait quatre assemblées qu’on dit toujours la même chose, qu’on n’avance pas d’un poil ! C’est normal que les gens se barrent au fur et à mesure : regardez le nombre qu’on est aujourd’hui ! Alors qu’au début on était 300 ou 400 ! Et comment on va décider de faire des actions si on est de moins en moins nombreux ?!

Un quadragénaire calme trouve problématique de suggérer que des décisions déjà prises ne pourraient pas être remise en question : d’une part les nouveaux venus ne sont pas tenus de se plier à des décisions prises en amont, d’autre part certaines propositions ont pu être rejetées dans un tempo particulier pour toutes sortes de raisons et revenir à l’ordre du jour dans un contexte qui évolue. Par ailleurs, il lui semble douteux que nous ne puissions pas avancer, prendre de décisions ou organiser des actions en étant peu nombreux. Il suggère deux ou trois occasions proches de se manifester ou d’organiser quelque chose : la journée des femmes (le 8 mars, il va y avoir pas mal d’actions un peu partout), la proposition du Parc Navarinou pour le week-end suivant, et Kathari Deftera (le « lundi propre », jour férié et généralement de sortie qui inaugure le carême et va tomber cette année le 15 mars) : on pourrait faire un appel à venir le célébrer sur la colline.

Retour de l’idée d’une pétition donc, qui trouve ce jour-là plusieurs défenseuses, dont l’une contant comment dans son quartier, ils sont parvenus, grâce à six mille signatures, à empêcher la construction illégale du cinquième étage d’un hôtel. Entre-temps Achilleas, qui a visiblement poussé aujourd’hui un peu tôt sur la bibine, sans lien apparent avec l’intervention précédente, s’est mis à piquer une gueulante dans laquelle il est question de prezebores (« vendeurs de doses », un langage qui lui a été reproché quelques semaines plus tôt pour la confusion et la stigmatisation qu’il occasionne entre dealers et usagers de drogues), de « censure », et de ses parties intimes (« Ta arxidia mou ! », exclamation familière voire argotique, litt. : « Mes couilles ! »), ce qui occasionne autour de lui un brouhaha réprobateur. Un autre participant régulier se lance dans une envolée politique et lyrique sur les entreprises privées qui accaparent toute la ville et finalement toute la vie, leurs employés qui sont tout de même les seuls à pouvoir circuler librement, sans attestation et sans risque d’amendes, ya basta les entreprises et les investisseurs ! C’est pas seulement une catastrophe pour des raisons politiques et éthiques, mais aussi esthétiques ! Strefi, telle qu’elle est, est parfaitement à son goût ! Et de conclure qu’il est d’accord avec toutes les propositions : celle du 8 mars, du Parc Navarinou, de Kathari Deftera, et qu’il ajoute celle d’une manifestation commune avec la colline de Filopappou [8].

Un autre enchaîne sur la nécessité de ne pas isoler la lutte pour Strefi du contexte global, en l’occurrence un piège qui se resserre comme un filet, tenu à la fois par les politiques, les promoteurs, les entrepreneurs, Airbnb, l’augmentation des loyers, et le réaménagement qui grignote chaque jour du terrain. C’est donc très pertinent de se lier avec d’autres luttes similaires. Comme Manolis a depuis belle lurette renoncé au rôle d’animateur et distributeur de parole, une autre entreprend de faire un résumé pour clore cette assemblée assez chaotique. On repart donc sur l’élaboration d’un texte pour rassembler des signatures ? Ok. Qui va le faire ? Il est rappelé que des membres de l’« Assemblée populaire d’Exarcheia » [9] en avaient proposé et lu un il y a quelques semaines. Il est court, son rédacteur propose d’en refaire une lecture. Accepté. Ils peuvent le remettre en circulation sur la liste mail en guise de base de travail. Sokratis, porte-parole hebdomadaire de tout ce qui concerne l’assemblée des enfants, nous rejoint brièvement du coin où quelques bambins continuent à dessiner et jouer en contrebas pour nous informer des activités programmées par eux : une émission radio, des cabanes dans les arbres, un canard manuel d’expression libre, un film, des haïkus, et l’accueil d’une troupe de théâtre-journalistique (il explique le concept, les grands ne sont pas exclus, que ceux qui sont intéressés par l’expérience théâtrale soient les bienvenus samedi prochain à 13 heures)... Mazette ! En comparaison avec l’assemblée des adultes, ils ont été sacrément constructifs !

L’assemblée se disperse à 18 heures bien tassées (mais le couvre-feu en week-end est cette semaine repassé à 19 heures) alors que sur les gradins Achilleas, toujours énervé, se fait entreprendre par de plus jeunes. On entend l’un d’eux lui lancer qu’avant de prétendre participer à des actions comme celles du 8 mars, y faudrait peut-être veiller à être plus respectueux dans son langage et s’abstenir d’expressions virilistes et machistes ! (« Ta arxidia mou ! » n’est pas passé, ils sont pointilleux dis-donc les mecs de la jeune génération militante.) Fatigués par cette assemblée tendue et patineuse, on regagne nos pénates en espérant que la prochaine retrouve un peu de son dynamisme initial.

Étincelles

Dès le lendemain cependant d’autres événements athéniens contribuent à amorcer un tournant. À Nea Smyrni, quartier périphérique au sud d’Athènes (considéré comme un quartier tranquille de classes moyennes), alors que des gens prennent le soleil dominical en bandes ou en famille sur la place comme cela se fait de plus en plus avec le retour des beaux jours (alors que les déplacements inter-municipalités sont toujours interdits, privant les Athéniens de plage comme de bol d’air au village), des flics se pointent en roulant des mécaniques pour procéder à des contrôles d’attestations. Leur agressivité suscite des réactions (verbales), auxquelles les dépositaires de l’autorité publique répondent notamment en tabassant assez violemment un des jeunes qui les a pris à partie, et en embarquant neuf personnes. La scène a été filmée et diffusée immédiatement sur les réseaux sociaux. Plus de mille habitants se rassemblent spontanément sur la place pour protester, et partent en manif vers le commissariat aux cris de « Flics hors de nos quartiers ! », sous une flopée d’applaudissement en provenance des balcons et fenêtres. Les renforts policiers, en très grand nombre, répriment durement.

Dès le lendemain matin (lundi 8 mars, alors que par ailleurs plusieurs manifestations féminines et féministes essaiment en différents points d’Athènes, échaudées par l’arrivée de MeToo en Grèce depuis le début de l’année) les échanges sont allés bon train dans la liste mail de Strefi. Certains appellent à organiser immédiatement une manif de solidarité avec Nea Smyrni. D’autres répondent de se calmer, d’attendre un peu voir car il y a une réunion (on line) prévue le lendemain entre plusieurs collectifs d’habitants et assemblées de quartier, et qu’on peut faire les choses de manière coordonnée. Un membre de l’assemblée en profite pour introduire une discussion qu’il portera de vive voix aux assemblées suivantes : en parallèle de l’expression de notre solidarité avec les habitants de Nea Smyrni, il est important de faire remarquer publiquement que l’indignation « de l’opinion » contraste avec l’attitude majoritaire lorsque les violences policières étaient monnaie courante à Exarcheia. (Des posts émanant d’habitants de Nea Smyrni ont dénoncé l’« exarchiaïsation » de leur quartier). Toujours est-il qu’en début de semaine, le cri Ponao ! (« j’ai mal ! ») du jeune homme à terre frappé par les flics est déjà devenu emblématique des violences policières et repris en slogans, affiches, et lors des manifestations des jours suivants qui vont s’enchaîner à un rythme accéléré, gagnant de nombreux quartiers.

Le mardi à 18 heures près de dix mille personnes issues de différents quartiers d’Athènes se rendent au rassemblement de solidarité à l’appel de l’Assemblé de Nea Smyrni, Neos Kosmos, Paleos Phaliros et Aghios Dimitrios, débordant largement la place de Nea Smyrni et les forces de police. Nouvelle répression massive, à coup de gaz lacrymo, grenades aveuglantes et assourdissantes, sous les huées d’habitants qui filment depuis leurs balcons. Lors du repli d’une escouade de flics à moto, le dernier véhicule est rattrapé par un sprinteur énergique hors de lui après avoir manqué de se faire estropier par une grenade tirée à bout portant. L’athlète parvient à attraper le flic assis à l’arrière et à le faire tomber de la moto. Lâchement abandonné à la vindicte populaire par la trentaine de collègues de son escouade, celui-ci passe un sale quart d’heure entre les mains d’une foule énervée. Il s’en sort avec quelques jours d’ITT mais l’événement fait encore monter la tension d’un cran.

Le mercredi, des arrestations se multiplient dans le quartier. Les flics cherchent des coupables pour le tabassage du flic la veille. Un Grec d’origine irakienne est accusé, sur dénonciation, d’être le sprinteur qui a attrapé le flic sur la moto (il prouvera plus tard qu’il n’était pas à Athènes ce jour-là). Plusieurs autres personnes sont victimes d’arrestations ciblées, dont certaines aux allures de quasi-enlèvements. Notamment, un jeune homme de vingt et un ans, membre d’un collectif anarchiste (Mazovka [10]) emmené en garde à vue au commissariat central et retenu à l’étage de la police antiterroriste, témoignera à sa sortie de la violence inouïe qu’il y a subie : menotté, un sac plastique opaque sur la tête, et toute une nuit de passage à tabac par des équipes de policiers se relayant dans sa cellule. Parallèlement, les vidéos des violences policières à Nea Smyrni sont très largement diffusées, on ne tarde pas à entendre parler de « retour de la torture » et évoquer le fantôme de la junte militaire dans le pays [11], thème déjà en partie mobilisé par les soutiens de Koufodinas (cf. note 2). Bref, la protestation enfle.

Les assemblées de quartier et collectifs d’habitants sont pour beaucoup des restes de ceux que la Grèce avait vus fleurir un peu partout après la révolte de 2008 et dans les premières années de la crise, au cours de la mobilisation massive contre les politiques d’austérité. Certains de ces collectifs, peu nombreux en comparaison du début de la décennie précédente, ont perduré. Il semble que la situation leur donne une nouvelle visibilité, et une raison de chercher à se relier. Un mot d’ordre relativement commun se dessine, qui ne va pas tarder à pénétrer aussi notre jeune et disparate assemblée de la colline de Strefi : « Non à l’astinomokratia ! » Formé d’après les termes astinomia, la police (lui-même forgé des racines asti, la cité en grec ancien, et nomos, la loi ou la norme), et kratos/kratia (l’État, le pouvoir), astinomokratia pourrait se traduire comme « État policier », mais, davantage que la simple qualification de la nature d’un régime, il évoque l’omniprésence physique de la police comme atteinte à la vie individuelle, publique et sociale.

Contre l’astinomokratia donc, plusieurs assemblées et collectifs lancent un appel commun pour des rassemblements protestataires coordonnés dans différents quartiers pour le week-end suivant. Tous sur les places, non mais ! On lit quelque part (mais sans parvenir à retrouver la source) que le gouvernement a décidé de calmer le jeu, et demandé à ses troupes de se faire plus discrètes, en évitant notamment les contrôles d’attestations et les amendes pour non-respect du confinement. Oui, car il y a ça aussi : les protestations anti-mesures, portées notamment par les petits commerçants « non essentiels », ballotés depuis le début du confinement par des fermetures totales ou partielles sans cesse changeantes (et soupçonneux face aux annonces amphigouriques concernant les aides compensatoires sur lesquels ils pourront compter), sans être massives, se poursuivent. Ça fait pas mal d’ingrédients au mélange potentiellement inflammables, qui invitent le pouvoir à la prudence.

À Strefi, dans la seconde quinzaine de mars, outre les chantiers déjà ouverts et l’expression de nouvelles divisions, on va assister à une tentative d’élargissement : de l’occupation protestataire des places à celle des parcs et collines ; d’une lutte exarcheiote [eksarkiote] à une mobilisation commune avec d’autres collectifs en lutte en différents points de la ville.

Construire un « mouvement de ville » massif (impossible de trouver une traduction satisfaisante en français du terme kinimata polis, l’anglais urban movement serait peut-être plus proche) contre le réaménagement commercial, sécuritaire et gentrificateur, autour des notions de lieux publics et espaces verts [12] (bien sûr il y aura à ce sujet quelques débats) voilà la nouvelle ambition qui se profile à partir des assemblées de la mi-mars. Ah, si l’élévation des ambitions pouvait engendrer une augmentation proportionnelle des aptitudes (en matière d’écoute, de dépassement des clivages, de coordination, d’efficacité, d’inventivité, de détermination…), se prend-on à rêver.

J’avais initialement envisagé, à l’issue du premier texte, à la demande de lecteurs curieux de la suite, d’essayer de restituer les avancées et reculs de la mobilisation à un rythme disons mensuel. Mais en présence d’une matière si abondante, si riche en pommes de discorde et en détails significatifs, je me résous à me plier à un rythme dicté par le volume de chaque texte plutôt que par le calendrier grégorien. Douze pages maximum à chaque livraison, et tant pis pour le retard qui commence déjà à s’accumuler ! Au programme du prochain texte : l’irruption des questions alimentaires dans l’assemblée, les aventures et mésaventures de la pétition, de la cantina abandonnée, et surtout les rebondissements créés par la tentative d’élargissement des thèmes et de l’échelle de la lutte. Car la rencontre avec d’autres collectifs, prochaine étape, s’avère porteuse d’enthousiasmes et de crispations habituelles autant que de la remontée de mémoires conflictuelles dans un quartier au passé politique chargé.

7 avril 2021, Athènes,
Luz Belirsiz

Notes

[1Asteras (Étoile) est le nom de l’équipe de foot d’Exarcheia (et désormais de basket). Elle se distingue dans le champ du football amateur par son fonctionnement autogéré et sa présence sociale. Elle dispose d’un petit local non loin de la place, collabore à une cantine sociale, El Chef, et participe avec d’autres collectifs à des collectes et distributions de matériel de première nécessité au profit des pauvres, des migrants, etc.

[2La grève de la faim du détenu Dimitris Koufodinas, membre d’un ancien groupe de lutte armée d’extrême gauche actif jusqu’en 2002, provoque quelques remous. Condamné à perpétuité, revendiquant son retour dans une prison proche d’Athènes où il a purgé la plus grande partie de sa peine alors que le gouvernement vient de le transférer dans une prison de haute sécurité du centre de la Grèce, il en est à son cinquante-cinquième jour de grève de la faim et a entamé depuis une semaine une grève de la soif. Les manifestations de rue en sa faveur, à la pointe desquelles se trouvent des groupes anars, sont violemment réprimées. Il bénéficie par ailleurs du soutien d’une bonne partie des gens de gauche, notamment dans les milieux des avocats et des droits de l’homme.

[3N’ayant pas succombé à la chose, mes informations sur ce qui se passe sur facebook ne sont que de seconde main. La précision que je peux donner — je suis sûre que les initiés comprendront : il ne s’agit pas d’une page « publique ». Elle a été ouverte par une équipe « communication » créée dans les débuts de l’assemblée et dont je n’ai plus entendu parler depuis. Elle est théoriquement destinée à la coordination et à la circulation d’informations entre les participants à l’assemblée et a actuellement 1 900 « amis ». Comme pour la liste mail cependant, j’entends à propos de la page facebook des plaintes ponctuelles sur le mauvais usage que certains en feraient (poster des trucs qui n’ont rien à voir et ouvrir des polémiques par exemple).

[4Une petite précision linguistique pour justifier cette traduction qui sonne bizarrement en français : le grec dispose de trois termes distincts pour désigner respectivement l’homme (o andras), la femme (i ginaika) et l’être humain au sens générique de l’espèce, sans connotation de genre : o anthropos. La cantine O Allos Anthropos est née dans les années de crise (début de la décennie 2010) et a distribué depuis des dizaines de milliers de repas solidaires, à Athènes mais aussi dans d’autres villes de Grèce, où son équipe se rend parfois après des catastrophes. Elle confectionne ses repas grâce à la récupération mais surtout aux dons, et les distribue toujours gratuitement.

[5Pour rappel, différentes équipes ont eu des existences au degré de réalité très disparate. De certaines je n’ai entendu que le nom, sans jamais entendre quelqu’un parler en leur nom. Ainsi de l’équipe « juridique » ou de de celle des « ingénieurs et architectes ». Une équipe « communication » semble avoir été active au début, créant la liste mail et la page facebook. De très jeunes gens (parmi lesquels j’ai repéré des francophones) se présentent par intermittence comme équipe « documentaire » (mais je ne les ai que très rarement vus). Une équipe « skediasmo » (approximativement « planification ») a annoncé sa naissance lors d’une des assemblées de février, en se donnant pour mission de trouver des moyens de répondre à la récurrente question « qu’est-ce qu’on veut pour Lofos Srefi ? ». Les seules équipes dont les activités ont pour l’instant eu des effets réellement tangibles sont l’équipe « actions » et l’équipe « enfants ». Cette dernière fonctionne légèrement en parallèle, ayant lancé depuis le début une « assemblée des enfants » le samedi à 13 heures et un certain nombre d’activités. Dans la mesure du possible les équipes, ouvertes à tous, sont censées annoncer leurs heures et lieux de rendez-vous dans la semaine, mais comme il est toujours impossible de se mettre d’accord le jour de l’assemblée en fonction des disponibilités de chacun, la prise de rendez-vous s’effectue (ou pas) par le biais des mails et téléphones échangés.

[6Quartier situé à une demi-heure à pied du nôtre, plus à l’ouest, là même où l’Œdipe de la tragédie avait demandé la protection des Athéniens face à ses persécuteurs thébains.

[7Ancien parking dé-bétonné et transformé en petit jardin par une très forte lutte d’habitants dans la foulée de la révolte de 2008. Situé à Exarcheia le long de la rue Navarinou, il sert depuis à des usages multiples : cinéma d’été, jardin d’enfant, jardin potager, fêtes, concerts…

[8Colline située en face de l’Acropole (côté sud). Comme Strefi jusqu’à présent libre d’accès, elle est menacée depuis 2002 — à l’époque dans le cadre du projet d’aménagement engagé dans la perspective des Jeux Olympiques — de devenir un parc fermé, mais en a été préservée grâce à la mobilisation récurrente et systématique de collectifs d’habitants s’opposant catégoriquement à la pose de clôtures.

[9Laïki Sineleusi Exarcheion. Je n’en avais jamais entendu parler avant ma participation à l’assemblée de Strefi et peine encore à les situer. Existant apparemment depuis 2014 ou 2015, sur leur site, ils se présentent comme « un collectif d’habitants, de visiteurs, de travailleurs, de collectifs et en général de tout individu aimant Exarcheia ».

[10Le collectif anarchiste Mazovka (un nom tiré de la période russe prérévolutionnaire) a été créé en 2018.

[11Dictature des colonels, 1967-1974.

[12Termes qui ne sonnent pas aussi tristement conventionnels, ternes et institutionnels en grec qu’en français, ce qui est sans doute révélateur, si l’on considère que les défaites lexicales traduisent des défaites politiques, de l’ancienneté et de l’ampleur de la défaite sur ces thèmes dans l’Hexagone.

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