Entre Cervantès et Shakespeare, les images ne manquent pas pour décrire l’invasion en marche des éoliennes, si bien que les habitants de l’isthme de Tehuantepec, ikoot et binniza, ont le sentiment, justifié, d’être cernés et pris à la gorge par une armée monstrueuse d’acier et d’hélices s’avançant inexorablement.
Cela pourrait être un film de science-fiction, ou d’horreur, cette avancée de l’industrialisation, cette machinerie de fer et de ciment, piétinant aveuglément, sans le moindre sentiment de compassion, la vie délicate et fragile, et avec elle toute une culture, qui s’était développée dans cet habitat singulier. L’armée des tours et des moulins à vent s’avance implacablement vers le Pacifique selon un plan bien précis : ce sont les terres communales du Palmar et du llano à Unión Hidalgo qui sont en voie d’être occupées, et aussi les terres en direction de Playa Vicente à Juchitán, la barre Santa Teresa de San Dionisio del Mar, sur la lagune, et puis, de l’autre côté de la lagune, les terres en litige que se disputent Santa María del Mar et San Mateo. Cinq focos rojos : Álvaro Obregón, Juchitán, San Dionisio del Mar, Unión Hidalgo et San Mateo del Mar.
Sur ces cinq points rouges, les habitants résistent, ils montent la garde, ils s’arment de bâtons et de pierres pour empêcher l’entrée des bulldozers, des pelleteuses gigantesques, des camions et autres machineries à défoncer le sol, comme à Álvaro Obregón, dont les habitants sont en alerte depuis des mois pour défendre l’entrée de la barre Santa Teresa. Ils ont déjà eu affaire à la police d’État, qui a cherché à les déloger, ils ont tenu bon. Les représentants du gouverneur de l’État ont bien tenté de négocier et d’acheter des leaders, en vain. On a cherché à les ménager, on leur a fait la promesse que le projet sera abandonné, ils sont restés vigilants. C’est que les habitants d’Álvaro Obregón, héritiers du général zapatiste Charis, ne s’en laissent pas conter facilement. Ils forment une communauté unie et solidaire et le sentiment d’appartenance au pueblo y est fort développé, il n’est pas facile de les diviser. Pourtant le consortium Mareña Renovable, intéressé par la construction d’un parc de 102 éoliennes sur la barre Santa Teresa, n’a ménagé ni sa peine ni son argent. Álvaro Obregón, qui est une agence de Juchitán, ne permettra pas la tenue des prochaines élections municipales. Les jeunes étudiants de Benito Juarez (Chimalapas) ainsi que leurs accompagnateurs leur ont rendu visite jeudi dernier (le 21 mars) quand ils sont allés à San Mateo.
À la sortie de Juchitán en direction de Playa Vicente se dresse une barricade pour empêcher le passage à l’entreprise de construction Unión Fenosa Gaz naturel, qui a obtenu facilement la concession de quelques hectares de terre de la part de la Cocei (Coalición Obrera, Campesina y Estudiantil del Istmo), parti politique de gauche, mais qui s’est vite trouvé corrompu par le capitalisme. Ce sont les habitants de la septième section de la ville, quartier populaire habité surtout par les pêcheurs, qui occupent la barricade et veillent jour et nuit depuis bientôt un mois. Quand nous les avons rencontrés, les femmes, comme toujours chez les Zapotèques de l’Isthme, étaient bien présentes et déterminées, elles se préparaient à passer la nuit entre elles assises sur des chaises ; tous les âges étaient représentés aussi bien du côté des hommes que du côté des femmes et, comme il fallait s’y attendre, nous avons mangé du poisson avec appétit à la lueur de quelques lampions. Cependant la situation n’est pas facile, les barricadiers se trouvent dans un endroit retiré, un peu à l’écart de leur quartier, ils sont amenés à organiser des tours de garde, des convois de policiers fortement armés les harcèlent et les provoquent, enfin les partis politiques, dont la Cocei, le FPR (Front populaire révolutionnaire [1]), le PRI, sont présents dans la septième section et représentent un facteur de division et d’embrouilles non négligeable. Pendant les vacances de la Semana Santa, le passage sera ouvert aux vacanciers qui se rendent à Playa Vicente sur la lagune mais il sera interdit aux camions de la bière Modelo del Istmo (le représentant syndical de cette entreprise ayant menacé de passer en force) et à ceux de Coca-Cola, la transnationale bien connue et engagée avec Mareña Renovable.
La mairie de San Dionisio est toujours occupée depuis janvier 2012. Le président municipal, non reconnu par l’assemblée depuis qu’il avait autorisé contre l’avis de cette même assemblée le changement de régime du sol, avait bien tenté, il y a environ deux mois, de reprendre en force la mairie avec ses sbires. Il a échoué dans son entreprise. Pourtant il avait l’appui politique et financier du gouverneur et de Mareña Renovable. L’assemblée a décidé de ne pas permettre la réalisation des prochaines élections, le 7 juillet, et demandé à l’Institut électoral d’Oaxaca de s’abstenir de les programmer dans la municipalité. Bien qu’il se dégage une forte majorité à la fois contre le projet de construction des éoliennes sur la barre Santa Teresa et contre les partis politiques, l’unanimité est loin d’être atteinte et la population reste divisée et politiquement hésitante.
Du côté d’Unión Hidalgo, les entreprises de construction des parcs d’éoliennes profitent de la confusion et de la désorganisation concernant les terres communales pour continuer leurs chantiers dévastateurs. Il faut dire que, depuis la disparition de Victor Yodo, président des bienes comunales, enlevé par l’armée dans les années soixante-dix, l’assemblée des comuneros n’a plus été convoquée. Avec la complicité des partis politiques, dont la Cocei, les biens communaux sont tombés en désuétude. Les terres se sont transmises de père en fils, des caciques se sont appropriés de vastes étendues de terres communales, d’anciens comuneros se sont regroupés pour continuer une tradition communale et, à l’occasion, défendre les communaux face à la convoitise de certains. Le projet de construction d’éoliennes a pu parfois se présenter comme une aubaine pour quelques petits spéculateurs de bas étage, qui pouvaient se faire reconnaître comme propriétaires de facto puis de jure de quelques arpents de terre, avec la connivence des bureaucrates et des notaires, et obtenir ainsi une rente annuelle. Une grande partie du parc d’éoliennes est construite en toute illégalité sur des terres communales et continue à se construire en toute illégalité sur des terres communales. Reconstituer l’assemblée des comuneros est une bonne façon de mettre en difficulté les entreprises de construction comme Preneal ou Mareña Renovable. C’est cette démarche qui est entreprise actuellement à Unión Hidalgo : l’assemblée constituée par les anciens comuneros et leurs fils auxquels se sont ajoutés des « petits propriétaires » prend forme ; elle se réunit désormais le dernier dimanche de chaque mois et commence à engager le fer contre les entreprises de construction. Évidemment cette initiative n’a pas l’heur de plaire à tout le monde, aux transnationales, aux politiques et à ceux qui se sont appropriés des terres avec l’idée d’en louer une partie pour une rente annuelle, accrochés à leur propriété et à leur ego, ils ont peur de perdre l’un et l’autre. Ils sont devenus agressifs ces derniers temps au point de menacer de mort certains comuneros.
Les consortiums qui construisent les éoliennes sont des facteurs de déstabilisation et de violence dans toute la région. En prétendant imposer leur projet — ce sont des millions de dollars qui sont en jeu, monnaie, monnaie —, ils ont corrompu les fonctionnaires et les politiques, ils tentent d’acheter les gens, ils ont recruté des tueurs et créé des troupes de choc afin de casser la résistance. Ils ont divisé les populations et encouragé la guerre entre les habitants. C’est à San Mateo del Mar que la situation est la plus tendue et la plus critique actuellement. Au début de décembre (2012), le président municipal corrompu et rejeté par l’assemblée, tente un véritable coup d’État, il s’empare avec une troupe armée de la mairie, ceux qui s’y trouvent sont violemment frappés. Dès qu’elle apprend la nouvelle, la population réagit, elle élève une barricade à l’entrée de la ville afin d’isoler le maire et empêcher l’arrivée des forces de soutien. Las, des camions et camionnettes arrivent de Huazantlán del Rio, agence municipale favorable au maire, ils transportent des troupes de choc, les partisans du maire sont armés et tirent, ceux de la barricade, non armés, se dispersent. Ils entrent. Des sicaires cagoulés et armes au poing occupent alors les carrefours et menacent les gens. Les heures noires de San Mateo del Mar. La tactique des partisans de Mareña Renovable pour tenir sous le joug toute une population est relativement simple : patrouiller, se saisir, quand l’occasion se présente, des membres de l’opposition connus, les enlever pour les relâcher un ou deux jours plus tard après les avoir battus et menacés. Le jour (jeudi 21 mars) où nous partions rejoindre les étudiants du bachillerato de Benito Juarez (Chimalapas) invités à San Mateo, nous apprenions qu’une journaliste connue de La Jornada, son photographe, des reporters de la radio communautaire Totopo de Juchitán ainsi qu’un habitant ikoot qui les accompagnait avaient été interceptés et arrêtés par un groupe de choc lié au président municipal. Ils furent conduits contre leur gré à l’agence municipale Laguna Santa Cruz favorable aux éoliennes ; là, ils furent soumis à une révision en règle et aux sévices d’une population hostile (quelques ivrognes) appelée par haut-parleur. Les journalistes furent libérés trois heures plus tard ; l’indigène ikoot, connu comme opposant au projet, fut emprisonné et libéré dix heures plus tard — sans doute suite à l’intervention des autorités de l’État, il faut dire que cet événement eut une certaine répercussion au niveau national. C’est le cinquième enlèvement de ce genre depuis le coup de force, à ma connaissance du moins, et il faut dire que j’ai été absent deux mois ! Peu de jours avant, un groupe à la solde du président avait arrêté quatre personnes connues pour leur opposition au parc d’éoliennes, elles furent menacées d’être pendues, frappées puis libérées. Les journalistes étaient venus se rendre compte d’un fait qui avait intrigué les habitants : la veille, des convois incessants de camions lourdement chargés de sable et de gravier ont traversé le village pour aller déverser leur contenu du côté de Santa Cruz, justement. À quoi va servir tout ce sable et tout ce gravier, dont les monticules recouvrent tout un terrain de foot ? À la construction d’une digue qui traverserait la lagune inférieure, en grande partie asséchée en cette saison, en direction de la barre Santa Teresa ? (Cela éviterait de passer par Álvaro Obregón où le peuple garde l’entrée.) Ou bien encore à la mise en chantier du parc d’éoliennes prévu du côté de Santa María del Mar, peuplement qui se trouve au bout de la bande de terre, après San Mateo ?
Des municipalités comme San Dionisio del Mar et San Mateo del Mar connaissent une vie communale forte ; les représentants que les habitants élisent ou qu’ils désignent sont bien connus des populations ; celles-ci attentent que leurs représentants agissent selon leurs vœux ; dans les deux cas, l’assemblée agraire ou assemblée des comuneros reste vigilante. Les présidents municipaux élus dans lesquels les gens avaient placé leur confiance retournent leur veste. Ont-ils subi des pressions de la part des autorités politiques supérieures ? Ont-ils reçu de l’argent ? Le fait est qu’ils ont été corrompus et qu’ils trahissent leurs coreligionnaires. L’assemblée réagit et destitue un président qui agit contre la volonté de la grande majorité de la population. Cette destitution doit cependant être validée par l’assemblée législative de l’État. Dans l’assemblée législative de l’État, il n’y a que des politiques, membres de partis, qui, tous, soutiennent les entreprises capitalistes. La destitution n’est pas validée, au contraire, le président non reconnu et rejeté par la population reçoit l’appui total des forces politiques de l’État, le gouverneur en tête ; à ce soutien politique s’ajoute un appui financier de la part des entreprises. L’argent du consortium international lui permet de recruter des groupes de choc et de gagner des partisans, l’appui des politiques lui assure l’impunité. San Dionisio semble avoir mieux résisté jusqu’à présent aux coups de force du président corrompu et de sa clique. Je me demande si un des points faibles de San Mateo ne se trouve pas dans la proximité de la raffinerie de Salina Cruz. Bien des habitants des agences municipales de Huazantlán del Rio et de Laguna Santa Cruz y travaillent et on sait le poids de la bureaucratie syndicale et de l’idéologie du progrès, le clientélisme et la tradition du coup de poing.
Je voudrais terminer ce petit compte rendu en rendant hommage à deux radios communautaires, qui, en ces temps de lutte, ont pris le parti de la population et de l’information contre le désastre culturel que représente l’avancée du monde capitaliste dans cette région de l’isthme de Tehuantepec : au cœur de la septième section de Juchitán, Radio Totopo ; à Unión Hidalgo, l’Autre Radio.
Georges Lapierre,
Oaxaca, le 24 mars 2013.