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Bulletin de critique bibliographique À contretemps

Joe Hill et les IWW : itinéraire d’un nomade inspiré

mardi 9 juin 2015, par Freddy Gomez (Date de rédaction antérieure : 19 mai 2010).

Franklin Rosemont
Joe Hill. Bread, Roses and Songs
La création d’une contre-culture ouvrière
et révolutionnaire aux États-Unis

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Bureau
Éditions CNT-Région parisienne, 2008
Réédition, 2015, 600 pages

Si le militantisme peut n’être, par son côté sacrificiel, qu’une autre forme de l’aliénation, celui que pratiquaient ces compagnons d’un genre très particulier que furent les Industrial Workers of the World (IWW), demeure un contre-exemple salutaire. C’est sans doute la vraie — et essentielle — leçon qui se dégage de la lecture de cet ouvrage de Franklin Rosemont consacré à Joe Hill : lutter sans plaisir, c’est à coup sûr perdre.

Nous sommes bien loin ici, en effet, de tout ce discours directement hérité du culte des martyrs qui sous-tendit la pratique de bien des organisations ouvrières, même les plus glorieuses. Si le martyrologe et les rituels existèrent aussi aux IWW, ils furent plutôt minimalistes. Comme si la vie devait toujours gagner sur la mort.

Ce plaisir d’exister par la lutte, qui inonde les pages de ce livre, tient pour beaucoup à l’originalité de cette étrange organisation — mi-syndicat, mi-mouvement — qui précéda de quelque soixante ans l’irruption d’une contre-culture américaine, potentiellement radicale mais assurément moins ouvrière — que l’auteur, pourtant, n’hésite pas à inscrire dans la descendance des IWW. La thèse mériterait sans doute d’être nuancée, mais elle n’enlève rien à la valeur documentaire exceptionnelle de cet ouvrage qui, précise Rosemont, ne prétend pas livrer une histoire exhaustive des IWW, mais simplement « jeter un regard neuf sur le plus célèbre poète ouvrier américain et l’organisation révolutionnaire qu’il a fini par symboliser ». La figure de Joe Hill est donc au cœur de cette étude, mais d’abord comme reflet d’un monde disparu auquel Rosemont rend un vibrant hommage.

De ce Joe Hill, on ne sait à vrai dire pas grand-chose. Né Joel Emmanuel Hägglund dans la ville portuaire suédoise de Gävle, en 1879, il est issu d’une famille luthérienne pratiquante. Son père, conducteur de train sur la ligne Gävle-Dala et dévot du Temple, meurt quand le gamin a six ans. Adolescent, Joel travaille dans une usine de cordes. Après le décès de sa mère, en 1902, il embarque pour les États-Unis, en compagnie de son frère aîné Paul. Arrivé à bon port — New York —, les services anthropométriques d’Elis Island le mettent en fiche sans se douter le moins du monde que ce gaillard de vingt-trois ans, mesurant un mètre quatre-vingts, portant cheveux brun foncé et affichant un regard bleu profond finira par être « une des figures les plus populaires, les plus détestées et les plus mystérieuses de l’histoire des États-Unis ».

Le goût pour l’anonymat constitue, sans doute, une des caractéristiques majeures de cette étonnante génération de parias par vocation et d’en-dehors par constance qui, en ce XXe siècle naissant, s’obstina à compliquer la tâche de leurs futurs biographes. On sait, par exemple, à quel point de génie Ret Marut/B. Traven poussa l’art de la fugue et de la dissimulation. Dans le cas de Joseph Hillstrom, dit Joe Hill — c’est ainsi qu’il décide de s’appeler sitôt entré aux États-Unis —, cette prédisposition à la dépossession de soi s’adapte à merveille à son destin de « vagabond rebelle ». Au point, nous dit Rosemont, qu’il deviendra l’archétype du hobo, cette figure emblématique de la grande confrérie wobblie des anonymes en bleu de chauffe, ces travailleurs itinérants n’existant, comme êtres singuliers, que dans le déplacement et se réalisant, comme être collectif, dans la fraternité des luttes.

« Désespérément maigres » sont donc les données biographiques sur Joe Hill. On l’a vu ici, on l’a vu ailleurs, comme le furet de l’histoire. On l’a vu ou on a cru le voir, car rien n’assure, après tout, que ce Joe faisant piquet de grève du côté de Cleveland ou de Pittsburgh n’était pas un autre, un semblable, un frère de cette vaste cohorte de fellow workers. Ce qu’on sait, en revanche, et ce sur quoi insiste Rosemont, c’est que Joe Hill éprouva, en 1911, « le plaisir de se battre sous le drapeau rouge » en plein Mexique insurgé et qu’il participa de près, en 1912, à la grande grève de la Fraser River, au Canada. Ce qu’on sait, à coup sûr, c’est que, au gré de ses errances, ce nomade inspiré devint l’auteur, compositeur et interprète le plus populaire de cet authentique « syndicat chantant » que furent les IWW, « une “star” incontestée du fameux Little Red Song Book […] — la publication ouvrière américaine la plus diffusée de tous les temps ». Pour le reste, sa légende toujours vivante tient, bien sûr, aux tragiques conditions de sa disparition. Arrêté, accusé de meurtre et condamné à mort, Joe Hill fut exécuté, le 19 novembre 1915. Malgré une extraordinaire campagne de mobilisation ouvrière en sa faveur.

En vingt-six chapitres, le livre de Rosemont restitue, par le menu, les lignes de force et l’imaginaire de ce « syndicalisme industriel révolutionnaire » qui se caractérisa, à la fois, par un art de vivre et une manière de lutter au quotidien. Il le fait à sa façon, évidemment passionnée. Car Rosemont ne cherche pas à inscrire son œuvre dans une quelconque démarche de valorisation historique. Pour lui, cette cause est entendue. Quant au hiatus constaté entre ce que représenta, effectivement, ce mouvement comme irruption émancipatrice absolue et ce qu’en dirent, en général, les experts en histoire sociale, il se contente de le constater. Il est vrai que ces condescendants analystes de l’histoire des IWW n’y ont vu, le plus souvent, que l’expression d’un millénarisme hors d’âge, une sorte de parenthèse utopique que le temps — entendons par là la marche triomphante du « communisme » bolchévisé — allait se charger de refermer. Aux yeux de l’historiographie dominante, dans sa double acception marxiste et bourgeoise, l’« échec » des IWW marquerait, in fine, la victoire de la raison — prolétarienne ou réformiste — sur le pittoresque libertaire de ces héritiers d’un révolutionnarisme encore plus daté que l’anarcho-syndicalisme de la vieille Europe. Que cette raison ait accouché de monstres importe finalement peu à la science historique.

Il est probable que les mêmes experts en froides certitudes reprocheront à Rosemont son évidente empathie pour les IWW. Comme si la distance constituait, en soi, un gage de profondeur. Admettons-le, donc : l’auteur de cette somme ne croit pas à l’objectivité en matière d’histoire. Par ses parents — son père participa activement, de 1947 à 1949, à la plus grande grève de l’histoire de la Typographical Union de Chicago et sa mère, chanteuse et accordéoniste de jazz, fut membre de la Musicians’ Union —, mais aussi par son parcours propre — il est lui-même possesseur de la carte rouge des IWW depuis 1962 —, Rosemont se situe au cœur même de cette histoire. Comme descendant et comme continuateur. D’évidence, cette proximité induit une parenté que seule confère la connaissance du dedans. Au point que ce livre tient du roman familial, au sens de la famille élargie, celle qu’on s’est choisie librement et dont on est l’héritier volontaire. Que l’amour ait quelque chose à voir là-dedans, c’est sûr. Mais, après tout, cet amour-là peut aussi ouvrir le regard, celui que l’histoire froidement statistique rend si court.

L’autre intérêt de ce livre, c’est d’explorer très minutieusement la dimension créative de cette « contre-culture ouvrière révolutionnaire » dont furent porteurs les IWW. Sur ce plan, l’apport — pour le coup, historique — de Rosemont est indéniable. À le lire, on comprend, en effet, en quoi cette curieuse organisation anti-hiérarchique sortit des sentiers battus de la stricte théorie critique pour inventer une culture populaire de la dissidence où la pratique de la chanson, de la poésie, de l’humour et de la parodie structura une joyeuse contre-société d’individus aussi attachés à cultiver la dérive que le goût d’être ensemble. Communément, cet aspect des choses échappe le plus souvent à l’analyse politique, décidément trop rationnelle pour saisir, ou simplement entrevoir, ce que toute lutte sociale digne de ce nom porte en elle d’écart absolu et de désir de ré-enchanter le monde. Le livre de Rosemont accorde, au contraire, une place de tout premier plan à ce domaine du sensible wobbly, qu’il étudie de très près. Pour ce faire, il fallait évidemment que l’auteur de ce Joe Hill manifestât une authentique passion surréaliste pour cette pratique du rêve émancipateur que représente, au sens large, l’expérience poétique. « Chez les IWW, note ainsi Rosemont, les téméraires protagonistes du romantisme révolutionnaire ouvrier soulevèrent la question de la poésie avec une urgence jamais perçue auparavant dans aucun mouvement ouvrier ou radical. » Au-delà de la figure tutélaire de Joe Hill, c’est donc au « surréalisme vernaculaire » de ces poètes ouvriers aux semelles de vent que Rosemont consacre ses plus belles pages. « Ce qui est réellement étonnant, note-t-il, c’est que tant de wobblies aient écrit de la poésie, qu’elle ait suscité un tel engouement dans tout le syndicat, et ait même exercé une certaine influence sur “l’avant-garde” artistique de l’époque. » Et de citer, comme autant de témoignages de cette incandescence poétique, les merveilleux exemples de Ralph Chaplin, Arturo Giovannitti, Laura Tanne et T-Bone Slim.

Cette attention particulière — et légèrement fascinée — portée par l’auteur à cette contre-culture wobblie lui vaudra sans doute, ici et là, d’être accusé de surévaluer cette dimension artiste du combat des IWW aux dépens des autres spécificités de cette galaxie militante. Ce serait oublier qu’il évoque — et abondamment — sa pratique de la solidarité ouvrière contre la « suprématie blanche », son attachement à la cause amérindienne, son féminisme assumé, son souci de combattre la religion sans se couper des prolétaires croyants, sa critique acerbe du léninisme incarné par le PC (dit « parti comique ») ou encore sa sensibilité à la thématique environnementale. En revanche, et pour le coup le reproche est plus fondé, Rosemont omet de s’interroger sur les causes — internes — de la progressive éclipse des IWW, au profit du PC notamment, à partir des années 1920. Comme si, à elle seule, la brutale répression — étatique, mais aussi stalinienne — dont furent victimes les membres de l’organisation suffisait à expliquer son irrémédiable déclin. Là réside, à l’évidence, le point faible de cette étude qui, à trop vouloir prouver la singularité de l’imaginaire des IWW, finit par ignorer qu’il fut autant défait par le ralliement d’une partie de ses militants au mouvement communiste que par les conditions mêmes de la mutation capitaliste au sortir de la Première Guerre mondiale.

S’interroger sur ce point d’histoire pourtant essentiel supposait, il est vrai, de moduler certaines ferveurs d’analyse quant aux bienfaits supposés de l’indétermination idéologique des IWW. Car s’il est vrai que les wobblies chevauchèrent allègrement — et, par bien des côtés, positivement — les frontières entre syndicat et mouvement ou entre un « marxisme en bleu de travail » à forte connotation antiautoritaire et un anarchisme existentiel du quotidien, on peut aussi voir dans ce refus de se définir une des causes de sa faible résistance à la montée des périls, intégrateur ou stalinien. Sur ce plan, une comparaison avec la très anarcho-syndicaliste et très antimarxiste CNT espagnole prouverait sûrement que l’adhésion de ses membres à un bloc imaginaire beaucoup plus rigide que celui des IWW ne fut pas sans effets sur sa pérennisation. Malgré la répression et les défaites qu’elle dut, elle aussi, subir.

Ces réserves mises à part, la parution française de ce Joe Hill, admirablement traduit et superbement annoté, mis en pages et illustré, est une excellente nouvelle pour qui s’intéresse à la permanence du vieux mythe émancipateur, plus nécessaire que jamais par les sales temps qui courent.

Freddy Gomez
À contretemps, n° 34, mai 2009.

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