Membres du Comité clandestin révolutionnaire indigène de l’EZLN,
Autorités des Conseils de bon gouvernement, des communes autonomes, des peuples indigènes en résistance,
Commission Sexta de l’EZLN,
Coordinateurs et membres du Cideci - Centro I. Wallerstein - Universidad de la Tierra,
Membres de la revue Contrahistorias et tous les « auteurs matériels et intellectuels » du Premier Colloque international In Memoriam Andrés Aubry, y compris tous ses participants,
Chers Andrés Moreno, Cristina, Arturo, Carla,
Amis d’André Aubry et Angélica Inda,
Compagnons des Altos du Chiapas, de San Cristóbal de Las Casas, du Mexique et du monde,
Un salut et un remerciement pour me confier, en ce moment, l’honneur de parler d’André - un très grand honneur, un trop grand honneur. Et, si je peux me permettre, un remerciement pour avoir organisé une rencontre si singulière et pour y avoir participé, pour avoir offert à André la plus belle fête qu’il puisse avoir imaginée (et je suppose qu’il ne parvient toujours pas à y croire...) : une fête de la pensée et des émotions, une fête allègre et grave, durant laquelle même les éléphants, les âmes et les morts ont dansé. Un remerciement enfin pour lui faire ce cadeau ici, au Cideci-Unitierra, qu’il avait tant de plaisir à fréquenter et dont il ne cessait de s’émerveiller, depuis le moment de son inauguration : « voilà un lieu vraiment pensé pour travailler, pour réfléchir et pour vivre ». Ici, tu continueras à vivre, André, ici tu continueras à penser avec plaisir.
Peut-être n’aurais-je pas dû dire cela, mais il se trouve que c’est depuis ce point, depuis cette fête qui nous réunit, qu’il nous faut regarder le chemin suivi par André Aubry, pour tenter de reconnaître le sens de son œuvre et de sa vie, qui sont une seule et même chose.
Nous pourrions commencer en nous demandant : qu’est-ce qui a conduit André Aubry (c’est le nom qu’il reçut de sa naissance, en 1927, dans les environs de Paris) jusqu’à sa véritable terre, où il a choisi de demeurer pour toujours, en compagnie d’Angélica Inda ? Qu’est-ce qui l’a mené là où il est maintenant, « Mol Andrés », fêté avec tant de respect et d’affection par une si ample famille ?
Il y a des ruptures, et des ruptures fortes, dans la vie d’André Aubry. Mais il y a surtout de la cohérence et de la fidélité, au sens précis qu’il a lui-même donné à ce mot, en 1973, à Medellín : « La fidélité ne consiste pas à répéter les mêmes erreurs mais à poursuivre avec persévérance le même objectif par des moyens différents... La fidélité est noble si elle s’attache à l’honnêteté, à la rigueur d’une analyse lucide et à la chaleur humaine. »
Cette fidélité, je tenterai d’en rendre compte à travers cinq mots : « libération » est le premier, celui qui nous convoque aujourd’hui ; les autres sont « sciences sociales », « mémoire », « lutte » (qui nous réunit aussi), « être humain ». J’y ajoute toutes mes excuses, car je sais que, dans ce que je vais dire, il manquera à chacun de vous quelque chose, quelque chose de ce que vous avez vécu et partagé avec Don Andrés. Toutes mes excuses, car je sais qu’il manque beaucoup d’aspects et qu’il y en a bien d’autres que, certainement, je n’ai pas tout à fait compris.
André Aubry et la lutte pour la libération
La libération, André Aubry l’a cherchée par différents moyens, mais toujours au cœur de grands processus historiques des XXe et XXIe siècles. Tout a commencé dans les années 1940, durant la lutte de résistance pour libérer la France et l’Europe de la barbarie nazi et collaborationniste. Il s’est approché de ce combat, encore adolescent, et a pu vivre l’explosion de joie qu’a signifiée la libération de Paris et de l’Europe. Au milieu de cette allégresse a surgi l’impulsion pour s’enrôler dans une autre lutte, cette fois-ci pour libérer l’Église de son conservatisme, en sympathie avec ses amis prêtres ouvriers, bientôt abandonnés par Rome, puis durant le Concile Vatican II. Quelques années plus tard surgit, en France comme dans d’autres parties du monde, le mouvement de 68, qui bouleverse la vie et la manière de penser de tant de personnes. Celles d’André Aubry aussi qui, l’année suivante, répond favorablement à ceux de ses amis qui lui demandent de passer de l’autre côté de l’océan, pour collaborer avec les instituts de la Conférence épiscopale latino-américaine, à Medellín et à Quitó. Il découvre l’Amérique latine : « Ici, dit-il, j’ai retrouvé à nouveau un contexte de libération. Ici, était en gestation un homme nouveau, celui qui avait été chanté dans les rues de Paris en mai 68. » C’est alors qu’a lieu la rencontre avec Don Samuel Ruíz García, qui l’invite au Chiapas. C’est le moment des rencontres décisives, avec le Père Michel Chanteau et, à travers lui, avec Angélica Inda (et nous savons bien qu’il est impossible de penser à André sans l’associer à Angélica). C’est le moment d’une autre rencontre, historique, le Congrès indigène Fray Bartolomé de Las Casas, en 1974. « Je reste ici », décide André Aubry, à l’âge de quarante-sept ans.
Durant les années 1970, il s’identifie avec le projet de libération des opprimés, avec les « damnés de la terre ». Il sait voir la « colère paysanne ». Il travaille pour promouvoir « l’autonomie alimentaire », en expérimentant des solutions concrètes dans les parcelles et en lançant d’éloquents propos dans les séminaires et forums, où il soumet à une critique radicale le développement imposé par ceux qui commandent depuis le Premier Monde. Il fait l’éloge des luttes des paysans « pour reconquérir leurs terres et récupérer leur dignité ». En 1981, il situe le Chiapas dans ses justes coordonnées planétaires : « Le Chiapas chevauche l’historique 17e parallèle qui, du Mexique au Vietnam en passant par l’Éthiopie, a secoué l’histoire occidentale : de Zapata à Hô Chi Minh, il a ouvert au Tiers Monde une nouvelle histoire, comme réalité vécue ou postulée dans la lutte. »
Dans sa critique vigoureuse de l’indigénisme officiel, il prend de l’avance en écrivant en 1974 : les communautés indigènes, « dans leur organisation collective », pourraient être « le laboratoire d’un homme nouveau, dont le futur pourrait bien tomber amoureux ».
André Aubry a eu le talent - le flair, dirait-il - de se laisser pousser par le vent de l’histoire. « L’inspiration de [ses] travaux fut l’intensité historique de moments fondateurs. » De fait, il n’a pas manqué ses « grands rendez-vous avec la réalité » : la libération de l’Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Vatican II, la révolution culturelle de 1968, l’impulsion libératrice de l’Église latino-américaine, les guerres paysannes du XXe siècle...
Pour rendre hommage à Samuel Ruíz, André Aubry rappela la phrase si juste d’Eduardo Galeano, qu’il est permis de lui appliquer désormais : « Nous sommes ce que nous faisons, mais surtout ce que nous faisons pour changer ce que nous sommes. » André Aubry n’a pas cessé de lutter à la fois pour se transformer lui-même et pour transformer la réalité, pour désapprendre en même temps qu’il apprenait et transmettait à d’autres son immense expérience.
Tes bottes toujours, plantées sur la terre.
Ton gilet de laine, sous la pluie.
Ton ambre et ton paliacate, près du cœur.
André Aubry, pour une autre science sociale
Son œuvre ? Voulez-vous des comptes ? Ce sont pas moins de sept livres, depuis Une Église sans paroisses (au titre si illichien) en 1971, jusqu’à Chiapas a contrapelo (au titre si benjaminien) en 2005, en passant par Les Tzotzils par eux-mêmes, San Cristóbal de Las Casas, su historia urbana, demográfica y monumental ou un autre, inédit, consacré à la redécouverte de Palenque. Ce sont - seul, en collaboration avec Angélica Inda, ou comme responsable éditorial - 34 bulletins des Archives historiques diocésaines et 46 documents et publications de l’Inaremac. Ce sont plus de soixante articles dans des revues scientifiques, mexicaines ou internationales, telles que Mesoamérica, Boletín del Archivo General de la Nación, Annuario del Cesmeca, Contrahistorias, Latin American Perspectives, Trace, Journal de la Société des américanistes, ou dans des ouvrages collectifs et des actes de colloques nationaux et internationaux, plusieurs d’entre eux édités par l’UNAM. Ce sont un nombre incalculable d’articles de presse, dans La Jornada (une partie d’entre eux avec Angélica Inda, rassemblés ensuite dans Los llamados de la memoria), Tiempo, Expreso Chiapas, La Guillotina, Le Monde diplomatique et bien d’autres.
Mais compter de la sorte n’a guère de sens, car, pour André Aubry, importait plus que tout le travail collectif ; et il nous faudrait aussi comptabiliser les nombreux livres qu’il a aidé à écrire. Et même ainsi, nous n’atteindrions pas le plus décisif : Don Andrés a beaucoup écrit, mais il se préoccupait assez peu de transformer en livres ses multiples interventions, ni de promouvoir ce qu’il avait produit. De là, la quantité de textes qu’il laisse inédits ; de là, le fait que tous ses livres sont aujourd’hui épuisés. Sans doute y avait-il pour lui plus important que les livres, aussi précieux qu’ils puissent être : la vie, les gens, les luttes, les chemins du Chiapas. Ce que Don Andrés nous laisse, c’est l’exemple d’une œuvre qui n’est pas séparée de la vie, une œuvre-vie, une vie d’action et de recherche.
On a loué André Aubry pour avoir été « pionnier de la recherche-action » (Neil Harvey). Cette méthodologie, cette éthique, il l’a mise en pratique et exprimée avec constance depuis les débuts de l’Instituto de Asesoría Antropológica para el Área Maya AC (Inaremac), qu’il a fondé en 1974 avec quelques amis. Il faudra évaluer et analyser avec soin le rôle qu’a joué André Aubry dans le développement de l’anthropologie critique au Chiapas, dans les années 1970 : elle fut sans aucun doute « fondamentale » (Jan Rus). Il y a certainement plusieurs manières légitimes de pratiquer la recherche, et même la recherche-action : André lui-même en expérimenta plusieurs, tantôt davantage amarré à son bureau ou à son ordinateur, tantôt davantage sur le terrain. Mais la recherche d’apports tangibles fut toujours prioritaire pour lui, sans doute en raison d’un sentiment d’urgence qui l’obligeait à « chercher en résolvant », ainsi qu’il le disait au début des années 1980 (un sentiment d’urgence qui nourrissait également son inépuisable capacité d’indignation face à l’oppression, l’injustice, la bêtise). Probablement cela est-il dû aussi au fait que Don Andrés était un homme du concret, identifié avec la terre, avec le terroir.
Pour lui, « les sciences sociales sont des instruments pour l’action. [Il] ne conçoit pas leur pratique sans un engagement concret avec les populations concernées » (1990). Cet engagement implique l’exigence morale de restitution aux communautés ; il exige surtout une production partagée de savoirs, avec elles, à partir d’elles, qu’il s’agisse de nouvelles options agroécologiques expérimentées collectivement ou de la renaissance d’une littérature indigène écrite, dans le cas de l’Atelier tzotzil. La recherche-action implique de « faire dialoguer le savoir populaire et le savoir universitaire institutionnalisé », d’« atteler à une même tâche créative de sages paysans analphabètes et des universitaires cultivés », d’une manière qui se refuse à être verticale, car tous apprennent, tous cherchent (1984). Comme il l’expliquait, au moment de recevoir le Prix Chiapas en sciences, en 2001 : « Alors, nous avons retourné la tortilla anthropologique. Au lieu d’étudier l’indigène, nous sommes devenus ses étudiants, ses élèves, pour appliquer ses connaissances à notre pauvre discipline. » C’est pourquoi l’Inaremac - c’est-à-dire André Aubry et tous ceux qui ont collaboré avec lui - ne prétendait pas apporter des solutions de l’extérieur, mais proposait de les construire en réactivant les savoirs populaires. Inaremac, disait-il, « se contente d’accompagner ». Accompagner : un mot juste pour Don Andrés.
Enfin, il a toujours lutté pour rompre la dissymétrie entre la science universitaire et le savoir populaire (comme entre la ville et la campagne). Pour y parvenir, il n’hésitait pas à prendre pour cible les vanités de l’Université, ce qui n’est guère à son goût. Mais, surtout, il s’employait, dans sa pratique même, à restituer sa dignité au savoir populaire, sans pour autant l’idéaliser. Il reconnaissait ses « collègues » indigènes comme ses égaux, ses maîtres.
La réalité n’est pas divisée en tranches ou en dossiers bien classés, de sorte que la recherche-action exige un savoir intégral, « une coordination entre le docte savoir populaire et la symphonie des disciplines de ce que l’on nomme la science » (1984). André Aubry lui-même fut un exemple de ce désir, essentiel mais si difficile à réaliser, d’un « savoir non parcellaire, non divisé », quoi que toujours « conscient du caractère inachevé et incomplet de tout savoir » (selon les termes d’Edgar Morin qu’André citait avec fréquence). De Don Andrés, on a dit qu’il était « une bibliothèque vivante », un « humaniste », et bien d’autres expressions qui veulent indiquer que bien peu de gens sont, comme lui, capables d’évoluer à leur aise dans les savoirs et les débats de tant de disciplines, comme l’histoire, l’anthropologie, la géographie (si importante pour lui, que guidait son sens des relations entre la Terre Mère et les êtres humains), l’agronomie, la politique, l’histoire de l’art, et d’autres encore.
En 2006 et 2007, ici même, ainsi que dans un texte de grande importance qui sera bientôt publié dans un recueil collectif, il a exposé les principes d’une « autre pratique de la science », d’une « autre science sociale » : sa pensée était la même ; seulement plus mûre, plus profonde, capable de systématiser toutes ses expériences. Il avait du reste vécu, peu auparavant, d’autres aventures de recherche-action, parmi lesquelles la traduction des Accords de San Andrés dans dix langues indigènes du Chiapas. Travail d’une portée considérable, en raison de la nature du texte traduit, mais aussi du processus de traduction (fait d’allers et retours entre le séminaire et les communautés) qu’il avait impulsé. Mais, de cela, je ne dirai rien, car l’équipe du Celali l’a fait déjà avec des mots fort éloquents, lors de l’hommage collectivement rendu au « Mol Andrés ».
En 2006-2007 donc, il réaffirme le travail collectif, l’approche transdisciplinaire, l’engagement en faveur de la transformation sociale. Comme un devoir politique et éthique, mais aussi parce que les luttes mêmes produisent de nouvelles connaissances, ouvrent des horizons pour de nouveaux savoirs et de nouvelles formes de savoir. Les luttes, explique Don Andrés, sont des « laboratoires conceptuels » : là, se forgent des notions, des manières de voir, des interrogations. C’est là que le sens commun se fait sens critique. Et c’est là que le scientifique social doit être, pour peu qu’il soit capable de désapprendre pour apprendre de nouveau. Finalement, Don Andrés parvient à un équilibre, reconnaissant les multiples rythmes de travail et les facettes difficile à concilier du scientifique social : « Le travail scientifique est une tâche austère et une flatteuse tranchée, à la fois sociale et intellectuelle. »
Ton ineffaçable accent français « que même Dieu ne peut ôter », avais-tu dit.
Ta parole si vivante et passionnée :
tu en faisais un chemin, avec les cailloux que semait ton sens si concret de l’humanité,
avec les étincelles d’expressions bien à toi.
Ta manière de transmettre à tous ton énergie et ton immense savoir,
comme en avaient fait l’expérience les enfants-acteurs des banlieues de Paris :
« On ne rencontre pas deux fois un homme comme lui », avaient-ils conclu.
André Aubry, guerrier de la mémoire
Et pourquoi cela ? Serait-ce parce que Nicolas Arraitz, l’auteur de Tendre venin, a ainsi titré son hommage à André Aubry, publié dans CQFD ? Ou en écho à l’éthique du guerrier selon Elías Contreras, un autre orfèvre en matière de « chercher en résolvant » ? Je le cite : « 1. - Le guerrier doit toujours se vouer au service d’une noble cause. 2. - Le guerrier doit toujours être prêt à apprendre et le faire. 3. - Le guerrier doit respecter ses ancêtres et prendre soin de leur mémoire. 5. - Le guerrier doit cultiver les sciences et les arts et, avec eux, être le gardien de son peuple. 6. - Le guerrier doit se consacrer également aux grandes choses et aux petites. (J’en oublie deux...)
Parmi les plus importantes tâches qu’ont réalisées André Aubry et Angélica Inda, il faut placer la récupération des Archives historiques diocésaines, dont Samuel Ruiz leur avait confié la responsabilité, à partir de 1977, en vue de leur conservation, de leur usage scientifique et de leur mise à disposition des communautés indigènes du Chiapas. De là, la gestion atypique d’un si riche fonds documentaire : « Il n’est pas fréquent de mélanger archives et haricots, manuscrits et champs de maïs. Telle est pourtant la caractéristique la plus claire » de la collaboration entre l’Inaremac et les Archives diocésaines, disait André Aubry en 1984. « Dans ce va-et-vient des archives aux champs, la mémoire écrite des manuscrits et la mémoire orale des villages, la mémoire docte et la mémoire populaire... se fertilisaient mutuellement. » Les fruits de la récupération documentaire étaient portés aux communautés, sous forme de transcriptions écrites ou de cassettes enregistrées par Angélica, chaque fois que l’histoire immédiate les frappait, pour comprendre des problèmes de terre ou de territoire, pour prendre conscience de leur histoire, pour fortifier ou récupérer leur cohésion. C’est là le labeur qui a également permis à André et Angélica de réaliser un exemplaire travail d’histoire immédiate, lorsqu’ils nous ont livré leurs analyses, ancrées dans une remarquable profondeur temporelle, des tragiques événements des années 1997 et 1998, à Acteal et dans les Altos du Chiapas, ainsi que des catastrophes du Soconusco, la même année, puis en 2005.
L’amplification de la mémoire indigène donna l’un de ses premiers fruits en 1981, avec la publication de Cuando dejamos de ser aplastados (ou plutôt : Cuando se acabó el mozo). En présentant ces récits tsotsiles de la révolution mexicaine, Don Andrés lançait : « Espérons que parvienne au lecteur l’impact révolutionnaire de l’histoire, quand celle-ci est étudiée non d’en haut, mais à partir de ceux d’en bas, quand on la contemple non depuis la ville mais depuis la campagne. » C’est aux mêmes tâches d’accompagnement, visant à revitaliser la mémoire depuis les peuples indigènes eux-mêmes, qu’André était attelé dans les dernières années, les dernières semaines de sa vie. C’était là un engagement auquel il ne pouvait manquer, auquel il ne manquait pas.
Don Andrés était en quête de la mémoire dans les campagnes, mais aussi en ville. Du volume qu’il a consacré à San Cristóbal, Concepción Villafuerte a pu écrire : « Chaque page du livre qu’il a publié sur notre ville nous apprend ce qu’aucun de ceux qui y sont nés n’ont pu apprendre au cours de leur vie entière... Il a rendu aux Chiapanèques leurs racines, à travers des documents primordiaux. Il sait tout ce que nous autres, coletos et Chiapanèques, devrions savoir. » De ce livre, la première phrase mériterait sa place dans une anthologie qui n’existe pas encore : « San Cristóbal de Las Casas est cette ville enchantée construite avec du crottin de cheval, de la paille de blé ou des épines de pin, du blanc d’œuf et des copeaux de bois, comme dans les contes de fées. Dans d’autres parties du monde, l’art est parvenu à exprimer la chaleur de la chair dans la froideur du marbre... mais San Cristóbal a choisi de modeler son rêve éternel dans la fragilité éphémère de la glaise, de la paille, de l’œuf et d’exprimer la noblesse avec du crottin de cheval. » André Aubry, historien-poète du concret, du quotidien, de la noblesse des choses humbles. Il faut voir là une vraie leçon historique, car la mémoire doit s’enraciner dans le sol, dans les matières que l’on touche et que l’on respire ; de là convient-il de partir pour que l’histoire soit le terrain ferme où cheminer.
Voir et reconnaître le plus concret, le plus matériel, n’empêche pas de voir et de reconnaître les créations « élevées » de l’art. Parmi les contributions d’André Aubry à la mémoire du Chiapas, on doit rappeler ses études sur les retables baroques de San Cristóbal et sa participation à la restauration de certains d’entre eux, ainsi qu’à celles de monuments comme la cathédrale, San Nicolás de los Morenos et, tout récemment, Santo Domingo, dont il a aidé à restituer l’extraordinaire façade de stucs polychromes. Don Andrés savait bien qu’« il n’existe aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie », comme l’affirme la thèse VII de... Walter Benjamin, celle qui ouvre Chiapas a contrapelo. Mais il savait aussi que, malgré cela, nous devons cultiver les arts, écoles de notre regard, de nos sept sens, y compris le sixième - penser - qui, dans les arts, s’incarne non dans des concepts ou des théories, mais dans des formes, des couleurs, des sons, des mouvements du corps. Don Andrés a su identifier, dans l’art de la domination coloniale, la main et la mémoire indigènes. Il a su reconnaître les traces d’un « autre art », d’autres aspirations, enfouies dans des monuments de culture à la gloire de ceux d’en haut.
Guerrier, André Aubry l’était d’une mémoire qui remonte très loin, pour venir au plus près de nous, d’une histoire de longue durée apprise de Fernand Braudel et de l’école des Annales. André était tout autant à son aise lors les tables rondes de Palenque, pour étudier glyphes et stèles, que lors d’un colloque sur la Révolution mexicaine ; il aimait tout autant parler du Popol Vuh que d’art baroque ; de Bartolomé de Las Casas que de Don Samuel ; de l’arrivée des premiers hommes au Chiapas, il y a dix mille ans, que de la Marche de la couleur de la terre ; des mouvements des plaques tectoniques il y a soixante millions d’années que de la fin du système-monde capitaliste en 2050. Du passé géologique au futur espéré : telle est l’amplitude temporelle dans laquelle il vivait et pensait. Du passé le plus lointain, mais qui ne cesse d’affleurer, de demander mémoire et justice, jusqu’au futur, qui est le point de vue incertain depuis lequel nous regardons le passé. Telle est l’amplitude temporelle qu’il jugeait nécessaire pour parvenir à un savoir véritablement intégral. Telle est l’amplitude temporelle qui lui a permis d’écrire Chiapas a contrapelo, le livre de la maturité qui synthétise une vie de savoirs multiples. Dans cet ouvrage, convergent au moins deux racines et inspirations. L’une est la stimulation intellectuelle et amicale qu’il a partagée avec ses compagnons du séminaire I. Wallerstein. Il y a trouvé l’impulsion et le cadre théorique de l’analyse des systèmes-mondes, qui lui ont permis d’approfondir et de systématiser la vision globale et de longue durée qu’il développait depuis plusieurs décennies. L’autre racine tient, ainsi qu’il l’a écrit, au fait que ce livre avait été « mis à l’essai dans les campagnes chiapanèques », pendant qu’il partageait la soif d’histoire des indigènes zapatistes, dans leur processus de construction de l’autonomie. Ainsi ce livre est-il né de la rencontre d’une perspective théorique générale et d’une expérience pratique de terrain. C’est un livre écrit depuis la lutte et pour la lutte, qui nous restitue le fil qui donne son sens à l’histoire, qui donne son sens à la lutte. Sans oublier que l’histoire des peuples indigènes s’écrit aussi sous une forme textile, de sorte que sont également nécessaires le fil, la trame et la broderie des cultures, des langues, des arts.
Pour mieux saisir comment Don Andrés concevait cette histoire pensée depuis une lutte qui s’est définie elle-même comme une guerre contre l’oubli et pour la mémoire, je me permettrai de partager avec vous quelques paragraphes d’un document qu’il avait écrit pour un atelier, réalisé en 1999, dans un lieu indéterminé d’une commune indéterminée du Sud-Est mexicain : « Ma vie est ma lutte (autrement dit, lutter est une belle manière de vivre). L’histoire est la lutte des peuples. Celui que la lutte n’intéresse pas, l’histoire ne l’intéressera pas davantage.
Pour étudier l’histoire, la première tâche est d’apprendre à analyser la réalité, celle d’aujourd’hui, la mienne, celle de ceux qui luttent. Si je ne comprends pas mon présent, jamais je ne parviendrai à comprendre mon passé, encore moins mon futur ; et l’histoire me laissera indifférent.
Ceux qui luttent ont besoin d’une autre histoire, une histoire qui s’écrit d’en bas, à partir des luttes des peuples. L’histoire [d’en haut] sert à faire obéir les gens. L’histoire à partir d’en bas sert pour que les gens continuent à lutter.
Pour que l’histoire parle, il faut que je l’interroge. Les questions, je les trouve en analysant ma réalité. Les réponses, je les cherche dans le passé..., c’est-à-dire que je demande à ceux qui ont cheminé en premier quel a été leur processus ; et l’une des questions importantes est de savoir quel futur ils voulaient, de quel projet ils rêvaient, dans quelle direction ils voulaient cheminer...
La parole de l’histoire est message ; en général, son message consiste à nous dire où est l’engagement. Mais si je ne veux pas m’engager, mieux vaut que je ne m’intéresse pas à l’histoire. »
sur les chemins du Chiapas, sur ses pistes les plus rudes.
Ton plaisir devant la beauté des paysages, ta manière de les décrypter, pour en jouir plus encore.
Ton bonheur de partager, avec ceux qui t’accompagnaient,
la forme de chaque montagne, de chaque colline,
les histoires de chaque village, de chaque ancienne hacienda, les systèmes de culture et les souvenirs.
Ta façon de conduire, André, avec ton énergie juvénile et ta sage expérience
(et sache bien que, pour nous, telle n’est pas la cause de ta mort,
mais bien plutôt cet attentat permanent contre les citoyens qu’est... non, pas une autoroute...,
l’abattoir qui relie Tuxtla à San Cristóbal).
André Aubry dans les spirales zapatistes
Identifié depuis les années 1960 et 1970 avec les processus de libération des opprimés, ayant accompagné durant tant d’années la colère paysanne en quête de terre et dignité, André Aubry était bien préparé pour comprendre ce qui allait commencer le 1er janvier 1994. Il était prêt pour ne pas manquer ce rendez-vous avec l’histoire. Ce fut le principal de tous, le rendez-vous décisif, celui que tous les autres avaient préparé. Ainsi, durant les premiers jours de janvier 94, il écrivait « à toute vitesse », comme il disait, des textes pour tenter d’apporter quelque explication aux journalistes internationaux. Durant les premiers mois de 94, il décrivait comment « l’histoire du Chiapas identifie les zapatistes ».
On a dit qu’André Aubry avait su interpréter le mouvement zapatiste, se faire porte d’accès et faciliter la tâche ou la démarche de nombreuses personnes, venues d’autres pays mais aussi du Mexique. Oui, à chacune des étapes du zapatisme, il a su écouter, témoigner, expliquer, défendre. Il l’a fait au temps de la Conai ; il l’a fait en observant de près les dialogues de San Andrés. Il n’a manqué ni un moment ni un événement, depuis la Convention nationale démocratique jusqu’à la Deuxième Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde, qu’il a suivie sans en perdre une minute. Jusqu’à la Rencontre des peuples indigènes d’Amérique, à Vicam (Sonora), à laquelle il a tenu à s’inscrire, avec courage et enthousiasme, alors que ses jambes exigeaient de lui un repos absolu. Une telle confluence des luttes indigènes du continent entier, il était impossible pour lui de ne pas en être témoin. C’est ainsi que, le 20 septembre 2007, il prit sa voiture pour aller consulter son médecin qui, le trouvant parfaitement rétabli, autorisa le voyage qu’il désirait tant accomplir...
André Aubry a su, dit-on, interpréter le zapatisme. Surtout, il a su le voir, depuis la réalité quotidienne des parcelles et des microclimats, depuis la réalité des femmes et des hommes qu’il connaissait depuis vingt ans auparavant. Il a su voir cette réalité qui se transformait, d’en bas, juste comme il l’avait rêvé. Il a su la voir, parce qu’il la vivait, la partageait, la faisait sienne. Il a su l’accompagner, dans la construction d’une éducation autonome et libératrice, dans la reconstitution de la mémoire des communes autonomes, dans bien d’autres tâches encore. Depuis 1974, il se mettait à la disposition des communautés pour accompagner en apprenant ; trente ans après, il accompagnait des processus nés des peuples indigènes et auto-organisés par eux. Il continuait à travailler, et à travailler encore, avec des compagnons qui ne cessent de répéter « nous ne savons que bien peu de choses », quand, en réalité, ce qu’ils savent c’est ce qui met sur ses pieds - ou tête en bas, selon les cas - toutes les théories, toutes les connaissances.
Accompagnement incommode parfois, car s’il y a bien une chose qu’André n’a jamais pu apprendre, c’est de s’empêcher de dire ce qu’il pensait avec franchise, avec véhémence parfois. Accompagnement incommode mais respectueux, fidèle toujours, attentif aux autres, à tous les autres, comme le démontrent tant de marques de respect et d’affection envers lui. Un accompagnement fidèle aux idéaux, inspirés par Paolo Freire, de la conscientisation et de la construction collective du savoir ; un accompagnement qui bataillait pour rompre la verticalité des relations de savoir/pouvoir. Et le plus admirable sans doute : la conviction qu’il avait encore tant à apprendre. La simplicité de se laisser guider par d’autres, y compris par de très jeunes gens. À quatre-vingts ans, cette passion vitale et infatigable d’apprendre toujours, de continuer à croître comme personne, à se transformer en apprenant et en désapprenant. Et ce désir d’un futur libérateur, c’est-à-dire libéré de la tyrannie marchande, de sorte qu’il vaudrait mieux nous dépêcher un peu et que cela advienne avant 2050, tant était grande son envie de vivre pareil moment !
Au cours des dernières semaines, des derniers jours de sa vie, Don Andrés était très préoccupé par les attaques contre les communautés, contre l’Autre campagne. Il enterrait avec délectation le mythe du développement, dans le séminaire du centre Wallerstein. Il continuait à approfondir l’histoire de l’une des communes des Altos du Chiapas. Avec ses jumelles, il auscultait pour la énième fois la façade de Santo Domingo, en s’émerveillant de détails jusque-là inaperçus ou qui méritaient une réinterprétation. Et il se souciait de l’entretien d’un pont. Un pont pour la santé, au beau milieu de la forêt. On était impressionné de voir quelle attention affectueuse André vouait à ce pont. Et, bien sûr, à ceux qui, en cet endroit, travaillent et se font soigner.
Un pont est une chose si concrète et, dans ce cas, si nécessaire à la bonne marche d’un projet de santé. C’est la base d’un changement au quotidien. Pour le concevoir, le construire et l’entretenir (de façon qu’il ne s’écroule pas, comme tant de ponts conçus d’en haut), il faut une connaissance intégrale de son environnement humain et naturel, de la rivière et de son utilisation par les habitants, des pluies et de l’humidité, de la végétation, des pierres, du bois, des animaux, des champignons... C’est tout cela que prenait en compte Don Andrés, avec un soin scrupuleux. Tant de choses si petites et si importantes.
c’est bien comment unir, au lieu de séparer.
Par exemple, unir les archives et les parcelles,
unir le savoir scientifique et le savoir populaire,
unir l’amour du terroir et la vision systémique,
unir l’humilité du quotidien et les aspirations de l’art,
unir l’« analyse lucide » et la « chaleur humaine ».
Les ponts, habituellement, joignent horizontalement (n’est-ce pas ?). C’est ainsi que tu voulais réunir les choses humbles et les choses « élevées », ce qu’on dit en haut et ce qu’on dit en bas, mais en le faisant toujours d’en bas, en défiant les lois de la gravité, de telle sorte que les « hauts » et les « bas » basculent dans une spirale pour aller, comme toi, plus en profondeur, plus près du cœur. Pour toi, raconter une histoire à un groupe d’enfants était aussi important que présenter une communication dans un colloque. Pour toi, un pont était aussi important qu’une rencontre d’intellectuels.
Pour tout cela et pour bien d’autres raisons que je n’ai pas su dire, tu as été, André, dans ta pensée et ton cheminement, un digne combattant de la libération individuelle et collective.
Isaïe le prophète, dans son chapitre 58, verset 6 :
ce que tu as désiré sans cesse,
« c’est rompre les chaînes injustes,
renvoyer libres les opprimés,
briser tous les jougs ».
Jérôme Baschet
Universidad de la Tierra,
17 décembre 2007.