Il y a cent ans, le 10 avril 1919, était assassiné Emiliano Zapata, le héros de la révolution mexicaine qui avait lutté pour que les communautés paysannes récupèrent leurs terres, accaparées par les grandes haciendas ; il avait également impulsé une forme de pouvoir populaire parfois qualifiée de « Commune de Morelos », du nom de l’État qui, non loin de Mexico, en constituait le bastion. Depuis, il est demeuré une référence pour toutes les luttes populaires, notamment paysannes et indiennes. Un peu partout, dans le Mexique d’en bas, on raconte que Zapata n’est pas mort. Depuis leur soulèvement, le 1er janvier 1994, les zapatistes du Chiapas le considèrent comme leur général en chef et disent qu’on l’aperçoit parfois chevauchant dans les montagnes.
Depuis un siècle, des centaines de Zapata sont morts en défendant leurs territoires contre la spoliation et la destruction. Le 20 février dernier, dans le Morelos, à quelques kilomètres du village natal de Zapata, l’un d’eux a été assassiné de deux balles dans la tête par des tueurs qui sont venus le chercher chez lui.
Il s’appelait Samir Flores. Avec les habitants de son village, Amilcingo, il luttait contre le « Projet intégral Morelos » incluant la construction de deux centrales thermoélectriques alimentées par un gazoduc qui doit passer au pied du volcan Popocatepetl, dans une zone à haut risque sismique.
Lorsqu’il était encore candidat, Andrés Manuel López Obrador, le nouveau président du Mexique qu’on dit progressiste mais qui est avant tout productiviste, s’était opposé à ce projet et avait apporté son soutien à la lutte du Front populaire en défense de la terre et de l’eau dont Samir Flores faisait partie. Depuis qu’il est au pouvoir, le revirement est complet : le projet doit absolument être mené à bien, quitte à passer outre l’opposition des habitants des zones affectées. Et malgré la mort de Samir Flores.
Cette confrontation exacerbée est apparue au grand jour en ce 10 avril, centenaire de la mort de Zapata. De son côté, le président a pris la tête de la commémoration officielle à Cuernavaca, la capitale du Morelos. Bien qu’il ait l’habitude de placer son action sous l’égide de Francisco Madero (le démocrate modéré qui avait déclenché la révolution de 1910 mais que Zapata avait dénoncé pour n’avoir pas respecté ses engagements envers le peuple mexicain), il entendait profiter de l’occasion pour revendiquer également la très populaire figure de Zapata. Il avait du reste réussi, dans un premier temps, à associer à sa démarche les petits-enfants et arrière-petits-enfants du chef révolutionnaire. Cependant, face à son revirement en faveur de la centrale thermique et, plus encore, après l’assassinat de Samir Flores, ceux-ci ont décliné l’invitation, faisant valoir qu’il n’était pas possible de rendre hommage à Zapata tout en spoliant les communautés villageoises nées de son combat.
En parallèle, une autre célébration a eu lieu à Chinameca, l’hacienda où Zapata avait été assassiné. Y ont appelé l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) et le Congrès national indien, une organisation rassemblant un grand nombre de peuples indiens du Mexique et dont le Front populaire en défense de la terre et de l’eau fait partie. Ils se sont réunis pour rendre hommage à la fois à Emiliano Zapata et à Samir Flores, pour dénoncer la continuité des attaques contre les territoires indiens et réaffirmer leur lutte pour la vie. L’affrontement entre deux mémoires opposées ne pouvait être plus net : d’un côté, la commémoration officielle d’un pouvoir dont l’action réelle va à l’encontre du combat de ceux qu’elle prétend honorer ; de l’autre, la mémoire vive d’une même lutte qui unit passé et présent.
Mais le conflit ne se limite pas au Morelos, car le nouveau pouvoir mexicain fait preuve d’un « développementisme » frénétique, assumé sans presque jamais se soucier des enjeux écologiques et, en particulier, du réchauffement climatique. Parmi ses grands projets figure la création, dans l’isthme de Tehuantepec, d’un axe de communication interocéanique, capable de rivaliser avec le canal de Panama et assorti d’un énorme parc de plusieurs milliers d’éoliennes (EDF en est partie prenante), qui va détruire de fragiles écosystèmes, notamment des lagunes où sont installés des peuples indiens vivants de la pêche. On peut mentionner aussi la volonté de planter un million d’hectares d’arbres fruitiers et forestiers, dans une perspective étroitement liée aux intérêts du secteur agro-industriel mexicain, dont l’un des principaux entrepreneurs, Alfonso Romo, est aussi le chef de cabinet de la Présidence. Enfin, le très mal nommé « Train maya » doit unir le Chiapas au Yucatán, avec pour objectif de drainer au moins quatre millions de touristes supplémentaires vers les grands centres tels que Cancún, où la surexploitation touristique a déjà des effets dévastateurs pour l’environnement et les populations indiennes de ces régions.
C’est à tous ces grands projets nuisibles que les zapatistes du Chiapas ont clairement dit non, le 31 décembre dernier, au moment de célébrer les vingt-cinq ans de leur soulèvement. Ils ont ainsi fait savoir qu’ils s’opposeraient avec la plus grande fermeté à ce qui impliquerait de détruire des territoires dans lesquels s’expérimentent des formes d’autogouvernement populaire et des manières de vivre en partie soustraites à la tyrannie marchande.
C’est bien d’une guerre entre les mondes — entre le productivisme mortifère et la volonté de préserver des formes de vie étroitement imbriquées à leur environnement — qu’il s’agit.
Jérôme Baschet
Source : [bleu violet]Reporterre[/bleu violet]
(titre de l’auteur)
17 avril 2019.