Ailton Krenak appartient au peuple krenak, dont le territoire se situe dans la vallée du rio Doce, dans l’État du Minas Gerais, au sud-est du Brésil, et dont l’environnement est affecté par les extractions minières. À la fin des années 1980, il participe à la création de l’Union des nations indigènes, milite et organise l’Alliance des peuples de la Forêt. Il interroge ici l’« idée d’humanité » construite au long de « ces deux ou trois mille ans » : « La colonisation du monde par l’homme blanc européen a largement été guidée par le principe qu’une humanité éclairée devait aller à la rencontre d’une humanité, restée dans l’obscurité sauvage, pour l’irradier de ses lumières. Cette aspiration au cœur de la civilisation européenne a toujours été justifiée par le postulat qu’il n’existe qu’une manière d’être ici sur la Terre, une certaine vérité, ou une conception de la vérité, censée guider la plupart des choix effectués à différentes périodes de l’histoire. »
« Si nous sommes une seule humanité, comment justifier que, selon de savants calculs, près de la moitié de celles et ceux qui la composent soient totalement dépossédés des conditions minimales qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins ? La modernisation a poussé ces gens hors des campagnes et des forêts pour en faire de la main-d’œuvre, et aujourd’hui ils s’entassent dans des favelas en périphérie des métropoles. Ces gens ont été arrachés à leurs collectifs, à leurs lieux d’origine, et ont été jetés dans ce broyeur appelé “humanité”. »
Conditionnés par la fable que nous sommes l’humanité, donc, nous nous sommes éloignés de la Terre, cet organisme dont nous faisons partie, convaincus qu’elle était une chose et nous une autre, alors que « tout est nature ». « Alors que l’humanité est partout poussée à quitter son sol, les grandes entreprises très intelligentes, elles, s’emparent de la Terre. Nous, l’humanité, nous vivrons dans des environnements parfaitement artificiels, produits par ces mêmes entreprises qui dévorent les forêts, les montagnes et les fleuves. Et ils sont prêts à inventer n’importe quoi pour nous maintenir dans cette situation, dépossédés de tout, et si possible, pourvu que nous absorbions beaucoup de médicaments. Après tout, il faut bien faire quelque chose des déchets qu’ils produisent. On pourrait résumer ce reste à un tas d’objets destinés à nous divertir, et à une montagne de médicaments. » Seuls restent en contact avec la Terre les oubliés, répartis un peu partout sur la planète. « Il y a l’humanité respectable, et il y a une couche organique, plus brute, plus rustique, cette sous-humanité est composée de gens qui s’accrochent encore à la terre. » L’entreprise prétend séparer ces gens de la ressource naturelle qu’est la Terre, au prétexte qu’ils ne savent pas l’exploiter. « L’idée que les humains puissent vivre séparément de la Terre, dans une civilisation abstraite, est absurde. Cette idée détruit la diversité, nie la pluralité des formes de vie et des modes d’existence. Elle prescrit le même repas, le même costume et, si possible, la même langue à tout le monde. » « La consommation a pris toute la place dans les relations. Nos enfants, depuis l’âge le plus tendre, sont éduqués à devenir des clients. Personne n’est plus admiré que celui qui peut consommer davantage. Ils sont adulés au point d’en devenir immonde. (…) Cette idée de consommateur vous dispense de l’expérience de vivre sur une Terre pleine de sens, et ouverte à différentes cosmovisions. »
« Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillées dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors, il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. » Ailton Krenak invite à « toujours raconter une histoire de plus, un autre récit » pour retarder la fin du monde. Il présente les techniques élaborées par ses ancêtres, grâce auxquelles les peuples autochtones du Brésil ont pu résister à la colonisation qui voulait mettre fin à leur monde, pour traverser ce cauchemar et finalement atteindre le XXIe siècle. « Ces personnes ne sont pas des individus, mais des “sujets collectifs”, qui tissent des relations sociales avec tout ce qui les entoure, avec les lieux où ils vivent, et sont parvenus à transmettre leurs visions du monde à travers le temps. » Cette expérience n’est pas seulement culturelle mais doit être comprise comme « une stratégie consciente de résistance », une mémoire profonde de leur terre qu’Eduardo Galeano appelle la « mémoire du feu ».
Il évoque l’aggravation des tensions dans les relations politiques des sociétés indigènes avec l’État brésilien, suite aux récents changements. Avec Jair Bolsonaro, plus que jamais, « la machine étatique agit pour défaire toute forme d’organisation sociale résistante, en cherchant à intégrer les populations à l’ensemble de la société ». Les Krenak considèrent le rio Doce, qu’ils appellent Watu, comme une personne, comme leur grand-père, et non comme une ressource. En 2015, celui-ci a été entièrement contaminé, « plongé dans le coma », par un matériau toxique sur une étendue de plus de six cents kilomètres, suite à la rupture de deux barrages de contention de déchets miniers. « S’il ne fait aucun doute que le développement de technologies efficaces nous permet de voyager d’un endroit à un autre, que ces équipements facilitent notre déplacement sur la planète, il est également certain qu’ils s’accompagnent d’une perte de sens de nos déplacement. »
Imaginer un autre monde possible n’est pas chercher à « réorganiser d’une nouvelle manière les relations sociales et les usages que nous avons de ce qui relève du domaine de la nature, comme si nous n’en faisions pas partie ». « Nous devons considérer la nature, dont chaque morceau de nous-même fait partie, comme une immense multitude de formes composant un tout. Soixante-dix pour cent d’eau, et un tas d’autres matériaux nous composent, pourtant nous avons créé cette abstraction d’unité : l’homme comme mesure de toute chose. Sur cette base nous avons tout écrasé sur la planète jusqu’à ce que s’impose à la conviction générale qu’il n’existe qu’une humanité à laquelle s’identifier agissant dans un monde à sa disposition. » Pour résister à cette idée et tenter un autre point de vue, il faut écouter, ressentir « les différentes couches composées à la fois des êtres qui nous entourent, mais aussi des paysages et de toutes sortes d’entités, restées hors de nous et qui, pour une raison quelconque, se confondent avec ce qui peut être désigné comme la “nature”. » « Les presque humains représentent des centaines de millions de personnes éparpillées dans le monde qui persistent à rester en dehors de la danse des civilisés, de la technique et du contrôle de la planète. » Les habitants des forêts « élaborent des alliances entre des multiplicités d’espèces et de cultures et développent des formes de justice où la division entre société et nature reste floue ». Ils nomment cette « citoyenneté de la Forêt » : la florestania, qu’Ailton Krenak propose comme solution pour retarder notre chute.
Eduardo Viveiros de Castro, dans sa postface, résume et intellectualise la pensée d’Ailton Krenak. Il renvoie le concept d’anthropocène à « la disjonction ontologique entre immanence et transcendance inaugurée avec la “percée transcendantale” de la dénommée Période Axiale ; une disjonction qui (…) s’est manifestée dans une guerre de conquête et d’extermination des peuples de l’immanence : de la catéchèse des “païens” à la chasse aux sorcières, des colonialismes à la mondialisation ». Retarder la fin du monde signifie retarder la bataille finale entre « les arrogants esclaves de l’empire de la transcendance » et « la multitudes des peuples humains et non humains dont la simple existence est une forme de résistance, peuples qui remplissent la fonction de barrière, de katechon, contre l’avancée du désert et l’avènement de l’“abomination de la désolation”. »
Ce recueil de textes de conférences, prononcées à Lisbonne en 2017 et en 2019, permet d’avoir un accès direct et rare, du moins en langue française, à la parole d’un intellectuel et activiste indigène, d’entendre l’expression d’une certaine « cosmovision », sans passer par le filtre de l’anthropologie.
Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
2 août 2020.
Photographie :
Alberto César Araújo,
Amazônia Real