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Bulletin de critique bibliographique À contretemps

En exil chez les Indiens

jeudi 19 février 2015, par Victor Keiner (Date de rédaction antérieure : janvier 2010).

Malcolm Menzies
Mastatal
Une colonie individualiste au Costa Rica

texte français établi par Vera Osterman
Éditions Plein Chant, Bassac, 2009
312 pages

Ce livre débute par une curieuse entrée en matière. Son auteur — qui est aussi celui d’En exil chez les hommes, réédité par Rue des Cascades en 2007, l’un des plus beaux livres qui soient sur Bonnot et les « bandits tragiques » — y précise d’emblée qu’il est, d’une part, probablement vain d’écrire sur un sujet comme l’anarchisme, qui n’intéresserait désormais personne, et que, d’autre part, dans cette tradition, « l’histoire des communautés, colonies et autres formes de vie en commun » ne le concerne que « médiocrement ». S’il a décidé de se lancer dans cette étude très fouillée d’une colonie anarchiste individualiste installée, au vingtième siècle, dans un coin perdu du Costa Rica, c’est surtout, précise-t-il, qu’elle eut l’excellente idée de s’installer en un lieu — Mastatal — qui le fascine littéralement depuis qu’il l’a découvert. C’est lors de son premier voyage à Mastatal, en 1978, que l’auteur rencontra René Baccaglio, un des derniers témoins — avec qui il noua une amitié de vingt ans — de cette aventure modérément communautaire.

Pour Malcolm Menzies, l’anarchisme est une « attitude face à la vie ». Il relève davantage de l’instinct que d’une quelconque adhésion à une doctrine ou à une histoire. On devient anarchiste parce qu’on l’était sans le savoir, parce qu’on ne peut être que cela. Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur ce point, mais cette manière — restrictive — d’envisager l’anarchisme explique pour beaucoup le fait que son auteur manifeste autant d’intérêt pour ces individualistes qui s’occupaient davantage de changer de vie que de changer la vie, et encore moins de transformer le monde. Contrairement à ce que pense Malcolm Menzies, on assiste depuis quelque temps, sans doute comme rançon d’un certain recul du combat collectif, à un renouveau d’intérêt pour l’histoire, longtemps méprisée ou considérée comme folklorique par les anarchistes eux-mêmes, de l’individualisme et de l’illégalisme. On peut même ajouter que Mastatal s’inscrit indéniablement dans ce récent courant éditorial.

Plus que pour le rappel de cette expérience chaotique, dont Malcolm Menzies semble lui-même convenir qu’elle n’eut rien de très remarquable, le livre vaut surtout pour sa subtile description de l’imaginaire dans laquelle elle prit corps — le culte de l’« émancipation des esprits », l’anti-industrialisme, le goût de l’expérimentation et l’amour de Dame Nature, si chers aux individualistes. De même, l’auteur excelle à portraiturer ces quelques « en-dehors » disciples de Stirner et d’Armand partis, en diverses époques, vivre leurs rêves d’« Uniques » face à la Cancreja (le Crabe), cette montagne surplombant Mastatal à 1305 mètres d’altitude. Ainsi, le lecteur saura tout sur les motivations, les parcours et les désirs cachés de Charles Fernand Simoneau — alias Pedro Prat, le fondateur —, de Jacques Dubois, de Miguel Palomares, de Raoul Odin, de Marius Theureau, de Georges Vidal, de Léon Rodriguez, de René Baccaglio et de quelques autres adeptes du grand saut venus participer à cette étrange colonie où, toute vie collective se révélant impossible, ses membres se contentèrent de conjuguer leurs égoïsmes respectifs. Pas très brillant, disions-nous… Ce qui l’est en revanche, c’est l’enthousiasme cent fois répété des nouveaux arrivants et le courage employé par chacun d’entre eux à affronter des conditions d’existence particulièrement hostiles. Il fallait, pour ce faire, convenons-en, que grande fût leur détestation du monde commun.

S’il écrit en mémorialiste d’un temps disparu pour lequel il éprouve visiblement une certaine nostalgie, Malcolm Menzies ne nous épargne rien des ratés que connurent ces colons de Mastatal. Au point que ce livre peut aussi se lire, à revers, comme une éclatante démonstration de l’impraticabilité de cet anarchisme de petits propriétaires qui, n’ayant fondé leur cause sur rien, passent à côté de tout ce qu’ils croisent, la misère indienne par exemple. Comme si, tout acquis à leur improbable rêve de retour à l’état sauvage, ces « en-dehors » perdaient tout sens de la sauvagerie du monde tel qu’il est. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant, là n’est pas le propos de l’auteur qui affiche, au contraire, beaucoup de respect pour « [ces] gens qui allèrent à Mastatal (…) en quête d’une vie différente ».

Différentes, ces vies le furent indéniablement avant que de sombrer dans le puits sans fond de l’oubli. Le mérite, immense, de Malcolm Menzies, c’est de leur redonner mémoire, même si, comme il le dit, « qui écrit sur les morts peut tout au plus retarder leur disparition complète en témoignant de leur vécu ». En mettant leurs existences d’« en-dehors » en écho avec les drôles idées qui les portèrent et qui structurèrent, au-delà des seules limites de l’anarchisme individualiste, partie de l’imaginaire libertaire, il fait indéniablement tâche utile. Le reste est affaire d’appréciation. La richesse de l’anarchisme, c’est de permettre à ceux qui, peu ou prou, s’en réclament, de le vivre comme ils l’entendent. Quant à savoir si ceux de Mastatal, en exil chez les Indiens, contribuèrent à irriguer le vieux rêve émancipateur, on peut en douter, même si cela importe peu au regard du plaisir que le lecteur éprouvera à s’immerger en territoire d’utopie costaricienne.

Victor Keiner
À contretemps, n° 36, janvier 2010.

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