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Communauté de paix San José de Apartadó

En Colombie, de passage par La Unión

dimanche 8 avril 2012, par Vero et Patxi

Nord-ouest de la Colombie, région d’Urabá.

La communauté de paix San José de Apartadó, en résistance depuis 1997, construit un mode de vie alternatif et autonome en zone de guerre.

Cette guerre chronique est liée au contrôle d’une région riche en ressources naturelles (eau, charbon, terres fertiles) que le gouvernement colombien destine aux multinationales. Par ailleurs, la guérilla des FARC y est fortement implantée [1]. La violence des affrontements entre armée et guérilla s’est fortement accentuée au début des années quatre-vingt-dix provoquant le déplacement forcé des paysans. Les groupes paramilitaires, agissant conjointement avec la force publique, ont alors pour objectif de terroriser la guérilla par population interposée. Les massacres de civils augmentent en nombre et en cruauté. Les victimes sont démembrées et il est parfois impossible de récupérer les corps.

Pour résister à ces déplacements forcés, les paysans de la commune de San José de Apartadó s’organisent dès 1996. En tant que population civile, ils élaborent une proposition de communauté neutre en s’appuyant sur les traités internationaux. Mille trois cent cinquante paysans affirment alors leur droit à ne collaborer ni avec l’État ni avec la guérilla en signant la déclaration publique de communauté de paix le 23 mars 1997. L’adhésion à cette communauté est libre et régie par cinq principes : participer au travail communautaire ; refuser l’impunité ; ne pas participer à la guerre de manière directe ou indirecte ; ne pas porter d’arme ; ne pas fournir d’informations à aucune des deux parties en conflit.

Aucun des acteurs armés ne respectera cette déclaration de neutralité. En quinze ans, plus de deux cents membres de la communauté ont été assassinés par l’armée, les groupes paramilitaires et dans une moindre mesure, la guérilla des FARC. En 2005, suite aux massacres de Mulatos et La Resbalosa [2] puis à l’implantation forcée d’un poste de police au sein du village de San José de Apartadó [3], la communauté de paix rompt tout lien avec la justice et l’État colombien.

Malgré de nombreuses difficultés, la communauté de paix construit son propre chemin sans relâche. La détermination dans la lutte et l’accompagnement international [4] ont permis à une grande partie des paysans déplacés de revenir travailler leurs terres. La communauté a pu acquérir des terres en propriété collective. Développer un système d’éducation autonome. Expérimenter des cultures d’autosubsistance. Mettre en place la commercialisation du cacao communautaire.

L’existence même de la communauté de paix est un caillou dans la botte du gouvernement colombien. Les massacres, les assassinats, les blocages alimentaires, la diffamation, tous les coups sont permis pour en venir à bout. Pourtant, ici, personne n’a l’intention ni de se taire ni de se résigner.

Au bout d’une piste poussiéreuse, on descend à San Josesito de la Dignidad, porte d’entrée de la communauté de paix. C’est notre deuxième passage. Nous sommes là pour assister aux quinze ans de résistance de la communauté, qui seront fêtés le 23 mars. D’ici là, nous emprunterons les chemins menant aux différents hameaux de la communauté de paix San José de Apartadó.

Sur le chemin de La Unión

Partir pour La Unión c’est partir pour le jardin d’Eden. Marcher pendant plus d’une heure, le long d’une rivière paisible. S’envelopper de vert. Par-ci, par-là, des fleurs comme des touches de couleurs. Des fruits aux noms imprononçables mais tellement délicieux, qu’on attrape à pleine main comme un gout d’enfance. Quelques maisons isolées. Pas un être humain à la ronde. Juste le souffle du vent. On s’attendrait presque à voir surgir Adam et Eve. On ne croise que le silence. Et se sentir comme à l’origine du monde. Mais tout cela n’est qu’illusion, le décor trompeur. Ici, la terre a saigné. Des hommes, des femmes, des enfants ont été assassinés. Leur seul et unique tort était de vouloir vivre sur une terre qui pouvait nourrir leur famille. D’ailleurs, très vite, les mots d’un compagnon nous ramènent sur terre. Presque innocemment, il nous montre un chemin ordinaire et il nous dit : « Là, ils ont tué mon frère. Il avait dix-sept ans. » Brutal retour à la laideur du monde... Au loin, le son d’un hélicoptère se fait entendre. L’armée jette ses hommes dans la selva. Comme dans un jeu vidéo. Mais ici, la guerre est bien réelle et les armes tout autant. Le jardin d’Eden se transforme en jardin des horreurs.

La Unión, pas plus d’une trentaine de maisons pelotonnées autour de son kiosque. Par-ci, par-là, quelques maisons colorées. Rouge. Bleu. Rose. Vert. Comme pour redonner des couleurs à la résistance. Partout des enfants. Partout des animaux. Qui se frôlent dans un joyeux tohu-bohu. Et de la musique, du vallenato [5], à plein tube. Qui donne envie de danser. De chanter à tue-tête. Du bonheur immédiat. À portée du cœur.

Pourtant, même dans les moments les plus simples, la guerre se rappelle à eux. Comme ce soir-là où les hommes jouaient aux cartes. Un tapis vert, quelques pesos [6] posés juste pour pimenter le jeu. On pourrait se croire dans un tripot clandestin. À la seule différence que l’alcool est interdit dans la communauté. Ils compensent en fumant. Cigarette sur cigarette. Les hommes sont concentrés. Et soudain la radio qui s’élève : « Guérillero, démobilise-toi, ta famille t’attend », suivi d’une musique mélodramatique. Une propagande toute simple. L’armée, la guérilla, les paramilitaires. Partout. Tout le temps. Comme un cauchemar. Obsédant. Mais la musique revient et la vie reprend ses droits.

Ici, vivent des paysans opiniâtres. Qui refusent de quitter leur terre et qui ont choisi le choix de l’autosubsistance. Malgré les menaces. Malgré la peur. Ils résistent. Le groupe étant leur force. Par le collectif, ils ont réussi à créer un système alternatif à la société de consommation.

Ils ont, entre autres, planté de la canne à sucre sur les terres communautaires. Deux ou trois familles se regroupent pour produire leur propre sucre en un ou deux jours de travail. Ce samedi-là, Chicorico, Javier et un de ces fils coupent la canne. La cadence est rapide. L’ambiance détendue. Ils plaisantent. On sent le plaisir de travailler ensemble. Plus tard dans la matinée, Bernardo charge la mule. Très vite, on broie les cannes pour en extraire le jus. Pour le purifier, le jus est chauffé dans de grandes cuves. On passe du jaune sale au jaune clair. Dans la lumière, le sucre liquide, appelé « miel » ressemble à une coulée d’or. Des hommes de la communauté ne font que passer. Comme une balade dominicale. Des commentaires. Des rires. Une communauté tout en vie. Les femmes arrivent et participent au processus. Une grand-mère saisit la casserole avec une autorité toute naturelle. Pour cette petite-fille qui la regarde. Oublier les livres, les grandes théories. Juste reproduire les gestes. Repartir à l’assaut de la mémoire de la terre. Ils n’ont aucun besoin de descendre au commerce du coin pour acheter des fruits et des légumes. La terre est leur grand magasin. Par leur travail de chaque jour, ils peuvent avoir du riz, des frijoles [7], du maïs, des bananes, de la yuca [8], quelques avocats, du cacao et des fruits à profusion, goyave, papaye, mangue.

Avec les animaux, cochons, poulets, ils ont de la viande. Les poules leur donnent des œufs. Les vaches du lait. L’autosubsistance est un choix politique et pragmatique. Ils sont les maitres de leur propre alimentation. Saine et naturelle comme ils aiment à le répéter avec fierté.

Cette volonté d’autosubsistance est née en 2003 suite aux blocages alimentaires de la zone. La vente du cacao procurait de l’argent. Cependant, sous prétexte d’appuyer la guérilla, la nourriture achetée au village était systématiquement saisie par l’armée. Ils se retrouvaient avec de l’argent qu’ils ne pouvaient manger. Hérésie du monde capitaliste en pleine selva. Après plusieurs réunions, l’assemblée communautaire décida de créer un centre agricole pour expérimenter ce nouveau choix de vie.

Avec cet exemple, on saisit bien la force de la communauté qui transforme chaque coup en projet de vie. Malgré lui, le gouvernement colombien a permis la mise en place d’une économie alternative et solidaire. Et chaque jour, à La Unión, on peut croiser des hommes et des femmes fiers de ce choix de vie et prêts à lutter pour le préserver. Sans arme. Sans violence. Juste avec leur inébranlable conviction à travailler une terre qui leur appartient.

Parcourir le centre agricole avec Javier, le coordinateur, c’est saisir au plus près l’intelligence et la force de cette communauté de paix. Au milieu du chaos des armes, elle continue de travailler et d’innover. Sur une trentaine d’hectares, ils ont créé un laboratoire d’espèces et de semences. Là, des plantes médicinales contre les piqûres de serpents. Ici, des plantes aromatiques. Plus loin, des plants d’oignons. Dans un autre coin, des plants de yuca qui peuvent donner en trois mois au lieu de huit. Des frijoles. Rouges. Blancs. De toutes sortes. Des bambous pour faire les meubles ou tout objet divers. Les feuilles de canne servent à faire les toits des maisons. Les arbres sont vite transformés en planches pour les constructions. Ici, la nature est utilisée dans toute sa richesse et jamais elle ne fait défaut à ces tenaces paysans. Des cacaotiers à perte de vue dont ils vendent les fruits pour alimenter le fonds communautaire. Ce fonds permet, entre autres, d’aider les personnes malades qui ne pourraient sans cela avoir recours à des médicaments de première nécessité.

Le centre agricole est également pensé pour préserver les semences originelles des plants transgéniques. Pour ne causer aucun dommage ni à la terre ni à leur santé. Chaque mois, ils organisent des ateliers d’échange de savoirs. L’objectif est de partager les connaissances sur les plantes, découvrir des nouvelles semences, proposer de nouvelles expérimentations, être au plus près des besoins des familles. Un laboratoire à même le champ en pleine ébullition d’idées et de projets. Une recherche d’autonomie qui se fait pas à pas, coup après coup.

Vivre dans la communauté de paix, c’est vivre chaque jour des petits bouts d’humanité. Qui font grandir à l’intérieur de soi. Comme cette rencontre avec Ovidio, vingt-neuf ans, qui nous amène dans son champ en haut de la montagne. On pourrait se croire au sommet du monde. C’est beau à couper le souffle. Il nous montre ses plantations. Caresse les feuilles des frijoles. Presque des gestes d’amant. Il parle de lutte, d’espoir. Son positionnement politique est clair. Il sait pourquoi il lutte. Il sait contre qui il se bat. Il énonce avec détermination que la communauté ne veut aucun acteur armé. Personne. Ils savent bien que les armes ne sont pas en faveur de la paix. Les armes sont faites pour détruire. Les armes ne résolvent rien et ne protègent personne. La seule arme de la communauté c’est le machete [9], pour travailler. Ils arrêteront de lutter quand ils auront obtenu le respect comme communauté, quand il y aura un gouvernement qui valorise et qui respecte les paysans.

La lutte a fait de ces simples paysans des experts en loi. Ils ont écouté les inepties de la justice colombienne, ils sont allés chercher dans les articles de loi, ce qui pouvait les protéger. Et ainsi ils peuvent dire à un militaire qu’il n’a pas le droit d’être sur la zone en s’appuyant sur la loi.

Sur le chemin vers la communauté, il y a souvent des retenes [10]. Les militaires, en toute illégalité demandent leurs papiers, notent leurs noms sur des listes. Listes qui parfois se retrouvent dans les mains des paramilitaires... Lors de ces arrestations illégales, les membres de la communauté osent parler droit et justice. Pour eux, ce n’est pas du courage ni de l’héroïsme. Juste rappeler à l’État que la Constitution politique est faite pour être respectée.

Par la force des choses, ils ont aussi appris l’économie. Découvert la cupidité d’un monde globalisé. La force de cette communauté, c’est de faire de simples paysans des sujets pensants sur la réalité géostratégique de leur terre. Ils sont parfaitement conscients de l’attractivité de leur territoire. Partout des projets destinés aux grandes multinationales. Juste en face de nous, dans cette sierra magnifique, ils veulent développer une mine de charbon et obliger les paysans à vendre ou à quitter leur terre.

Presque dans un cri, Ovidio dit : « Nous en tant que communauté, nous avons grandit ici, c’est notre terre et s’il nous faut mourir ici, nous mourrons. La terre est à nous. Et je crois que personne ne va vendre. Je lutte depuis que je suis enfant. Alors pourquoi vendre si nous avons lutté quinze ans. Non ! Nous n’avons pas besoin d’argent, nous avons besoin de respect. »

Simplement s’assoir sur un tronc et se laisser porter par sa voix. Sombre et envoutante. L’entendre dire et répéter : « Je suis dans la communauté depuis quinze ans et je ne la quitterai pas. Je suis très clair avec les idées de la communauté. Beaucoup de personnes sont tombées et m’ont enseigné à lutter. Ce sont des exemples clairs. Comme j’ai appris d’eux, d’autres apprendrons de moi. Nous luttons pour un nouveau futur. C’est pour cela que ça vaut la peine. C’est un carnaval. Une ronde. »

Juste contempler la nature qui s’offre à nous et se prendre à y croire. Ses paroles nous contaminent. Son enthousiasme nous transporte. Juste rester là. Dans l’illusion de ce décor enchanteur. Pourtant, sa voix révèle aussi ses blessures. Comme une discrète fêlure qui donne envie de hurler. Mais il suffit de le regarder et très vite, on renonce à une colère qu’on sait stérile. Clairement, pour ce paysan déterminé à résister, la violence ne sert à rien et la paix est un vrai choix de vie. Difficile, mais vital dans un monde de plus en plus déshumanisé. Un monde brutal et individualisé où les solidarités se délitent. Ici, il retrouve la force du groupe, la simplicité de la communauté paysanne, la dignité du labeur de la terre.

Avant de partir, dans un souffle, le paysage comme seul témoin, il dit : « Nous voulons vivre en paix, vivre tranquilles. » Une prière presque pour lui-même. Il semble avoir oublié notre présence. Il se retourne et nous sourit du coin des yeux. On redescend comme on revient d’un rêve. Joli moment suspendu entre ciel et mots. Et ceux de Prévert se rappellent à nous : Quelle connerie la guerre !!!

P y V
Antioquia, Colombie,
mars 2012.

Site Internet de la communauté de paix
San José de Apartadó : [bleu violet]cdpsanjose.org[/bleu violet]

Notes

[1Les FARC sont implantées sur ce territoire depuis les années soixante.

[2Assassinat de huit personnes dont Luis Eduardo Guerra, leader historique et représentant légal de la communauté ainsi que trois enfants (dix ans, cinq ans et dix-huit mois).

[3Les principes de la communauté de paix sont incompatibles avec la présence d’un poste de police au milieu de la population civile. La communauté se déplace alors à 1 kilomètre du village pour construire San Josecito de la Dignidad.

[4Les organisations Peace Brigade International, Fellowship Of Reconciliation et Operazione Colomba assurent une présence internationale dans la communauté de paix.

[5Musique populaire colombienne.

[6Monnaie colombienne.

[7Haricots rouges, aliment de paysage du paysan.

[8Manioc.

[9Sabre utilisé quotidiennement par les paysans dans les travaux des champs.

[10Barrages militaires et/ou policiers.

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