« Emmett Grogan n’existe pas, c’est un canular, terme générique désignant un héros existentiel de notre temps », s’exclament les Diggers, cette bande d’activistes déterminés à transformer le théâtre en art insurrectionnel dans le San Francisco de 1966. Quand le 31 octobre 1966, pour leur première apparition publique, les Diggers bloquent la circulation en distribuant un texte qui critique la récupération de la « révolution psychédélique » par le star system et les marchands, ils risquent des poursuites pour « trouble à l’ordre public ». Pourtant, Emmett Grogan existe bel et bien, c’est même une des personnalités les plus charismatiques de la bande. Cultivant une dégaine de voyou irlandais, casquette en tweed du Donegal et paraboots montantes, il détonne au milieu des hippies perchés qui fleurissent dans le quartier de Haight Ashbury. Au geste de la main du peace and love, il préfère un « V » avec la paume de la main vers l’intérieur, ce qui chez les Britanniques correspond au doigt d’honneur. À lire Ringolevio, le récit romancé de sa vie, que viennent de rééditer les éditions L’Échappée, Emmett Grogan a toujours eu l’âme d’un troublemaker. Après une jeunesse dans les bandes de Brooklyn, où il s’essaie très tôt à la drogue et aux cambriolages, il voyage en Europe et fraye, selon ses dires, avec les indépendantistes irlandais.
Dans l’introduction de l’édition américaine du livre, son ancien complice Peter Coyote souligne le désir acharné de Grogan de faire de sa vie un vrai film, quitte à en rajouter un peu : « Ne croyez pas tout ce que vous lirez, mais ne soyez pas trop prompts à douter non plus. Qu’il ait fait exactement, ou non, tout ce dont il se vante n’a que peu d’importance. Comme Emmett s’en défend dans sa préface, “ce livre est une histoire vraie”. Mais cela ne signifie pas que tout s’est déroulé ainsi. » Ce n’est donc pas par souci de véracité historique qu’on (re)lira cette fresque d’une génération. C’est la vitalité du jeu qui anime Ringolevio et fait d’Emmett Grogan une figure magnétique. Il fréquenta autant des membres de gangs portoricains, des managers de rock, des voyous, des stars de ciné, des Black Panthers, des Hell’s Angels, que des activistes des années 1960 prônant une vie « libre et gratuite ». Grogan bouscule l’indolence hédoniste et le suivisme des consommateurs de contestation en préconisant une philosophie de combat, qui pose les fondations du do it yourself : « Le but suprême de l’existence n’est pas le repos, mais l’action. Se reposer, c’est mourir ! Et tout le monde aura droit au repos éternel. Mais aujourd’hui, l’heure est à l’action, car il est urgent que tous voient le monde tel qu’il est […] La société occidentale s’est suicidée. Cette civilisation est un cadavre. La politique n’est pas moins morte que la société qu’elle est chargée de défendre. Nous ne sommes que les premiers frémissements d’une lutte titanesque, aux implications infinies. » Cramant la vie par toutes ses veines, Emmett n’échappera pas à l’agonie des swinging sixties : héroïne, guerre du Vietnam, répression. En 1978, son corps est retrouvé en bout de ligne du métro à Coney Island après une ultime injection de bourrin, ce qui est en soi tout un symbole du crépuscule d’une époque. Reste à redécouvrir et faire découvrir ce livre-culte épatant.
Mathieu Léonard
CQFD n° 133, juin 2015
Les Diggers de San Francisco
un film de Céline Deransart et Alice Gaillard