« Le passé n’est pas mort, ce n’est même pas du passé. » (William Faulkner, Le Bruit et la Fureur)
Le livre que nous présentons relate des faits du passé afin de faire en sorte que les gens turbulents des nouvelles générations n’aient pas les versions officielles comme seules références mais qu’ils aient aussi à portée de main la « mémoire qui vient d’en bas » pour reprendre la formule du regretté [bleu violet]Agustín García Calvo[/bleu violet]. Ainsi, ils se rapprocheront davantage de la vérité historique, ce qui, au moins en conscience, les rendra libres. George Orwell a dit que celui qui contrôle le présent contrôle le passé, et celui qui contrôle le passé contrôle le futur. Eh bien ce livre s’inscrit dans le conflit qui oppose les partisans de la liberté et toutes les sortes de contrôleurs.
La période historique qui a émergé dans les années soixante a pris fin depuis longtemps, cependant la société hédoniste, narcissique et postmoderne qui s’est enracinée par la suite ne saurait s’expliquer sans elle. Et, après plus de cinquante ans, on s’étonne encore de l’impact et des effets dissolvants de certains événements circonscrits aux universités. C’est parce que le mouvement étudiant des années soixante a eu la vertu de démasquer et d’accentuer les contradictions insurmontables qui minaient le régime de Franco. La dictature franquiste avait créé autour d’elle un vide d’une telle ampleur que seule la peur parvenait à le préserver. La disparition de cette crainte au sein de la société civile et la tentative de combler ce vide par des comportements plus libres et des institutions alternatives n’étaient qu’une question de temps. La protestation spontanée qui commençait à faire descendre les gens dans la rue, sans autre désir que celui de mettre fin à la dictature, allait oser modeler des esquisses d’auto-organisation comblant l’absence de médiation. Les premières commissions ouvrières furent alors créées dans les usines entre 1957 et 1963, en marge du syndicat vertical la CNS ; puis en 1964 le vaste mouvement assembléiste contre le SEU (syndicat officiel des étudiants) se déclencha. On assista à une libération des mœurs : le joug de la morale catholique fut fortement ébranlé par des comportements plus ouverts notamment à l’égard de la tenue vestimentaire, de la pop anglo-saxonne, de la liberté sexuelle, de l’usage des drogues et d’un sain athéisme.
L’expansion capitaliste européenne de l’après-guerre, insuffisamment prise en compte, eut des conséquences sur la Péninsule en contribuant à l’industrialisation du pays et à un accroissement très sensible de ses villes. Dans le même temps, la campagne se dépeupla, à marche forcée — pour approvisionner en main-d’œuvre les zones industrielles nouvellement créées. Les classes moyennes urbaines se développèrent rapidement et la consommation de masse apparut. Un baby-boom se produisit et la demande d’enseignement supérieur commença à s’envoler ; l’augmentation des inscriptions engendra des difficultés dans les universités sclérosées. La jeunesse étudiante ne se sentait pas à l’aise sous le corset moral et intellectuel de la dictature. En général, en bien ou en mal, les étudiants ignoraient les conclusions de la guerre civile passée et avec la désinvolture des nouveaux venus, ils s’apprêtaient à revendiquer un statut politique qui correspondait à celui du régime capitaliste en cours chez leurs homologues européens.
L’opposition antifranquiste fleurit dans les rangs universitaires. Souffrant d’un retard idéologique évident, elle enchâssa les revendications « démocratiques » dans les schémas et dogmes staliniens les plus rances, exagérés jusqu’à la caricature par les courants prochinois et castristes. L’ignorance de la révolution espagnole vaincue et l’éradication sanglante de l’anarchisme ouvrier, ainsi que la quasi-inexistence d’éditions abordables des œuvres du socialisme classique et de la pensée critique contemporaine ne contribuèrent pas particulièrement à clarifier la situation et encore moins à comprendre l’époque qui s’amorçait. Les décombres idéologiques léninistes, maoïstes et guévaristes n’aidaient pas vraiment et, comme on pouvait s’y attendre, la confusion théorique fut compensée par un redoublement d’activisme. À partir de 1966 les salles de cours et surtout la rue se sont transformées en véritable espace politique, signe que la politique officielle ne fonctionnait pas du tout. L’agitation sur le campus et les manifestations de rue constituèrent un terrain approprié pour vérifier la pertinence des idéologies. Et, étant donné l’atmosphère répressive dans laquelle était plongée la société, les plus contestatrices seraient les meilleures. La vérité se faisait mieux connaître en lançant des pierres. C’est ainsi que la dénommée acratie [1] arriva au sommet de la radicalité à Madrid.
La force n’est pas la mesure de l’autorité et, bien pire, le recours constant à celle-ci de la part d’un État en prouve l’absence. La force délégitimait sa raison d’être et le privait de justification. Ce qui se passait alors n’était pas une crise économique mais une crise d’autorité, une façon courante de présenter ce qui est en réalité une crise politique, institutionnelle et culturelle. Il n’y avait pas de passerelle entre l’État autoritaire, l’antifranquisme et la société. Il existait uniquement une relation entre des vainqueurs qui abusaient de leur victoire et des vaincus qui ne la reconnaissaient plus. La violence était le seul liant, bien au-dessus du faible arsenal idéologique. Par conséquent, l’idéologie franquiste, qui avait déjà échoué dans ses formes archaïques, cléricales et fascistes, allait maintenant le faire dans ses formes modernes, technocratiques et « développementistes » : les réformes destinées à les rendre concrètes étaient mort-nées. Cette crise était le facteur objectif, les éléments subjectifs en seraient la classe ouvrière de plus en plus disposée à se débarrasser du syndicat vertical et une révolte étudiante naissante. Bien qu’à l’université, en proie à une crise permanente au milieu des années 1960, il existait déjà un double pouvoir, il n’en allait pas de même sur les lieux de travail. La conscience sociale de la nouvelle classe ouvrière n’avait pas atteint le niveau requis. Ce décalage empêcha que le contenu de classe imprègne trop la contestation dans tous les domaines. Et paradoxalement, tandis que les fils de la bourgeoisie et des hauts fonctionnaires parlaient abstraitement du socialisme dans les amphithéâtres, au sein des usines et des ateliers les discours se centraient sur les libertés démocratiques — la liberté syndicale en particulier — ancien patrimoine de la bourgeoisie. Finalement, les conditions subjectives ne se développèrent pas suffisamment pour transformer la crise sociale du franquisme en crise révolutionnaire mais cependant assez pour maintenir une agitation constante dans l’État dictatorial. La situation s’avérait idéale pour que l’opposition de l’exil se pose en médiateur et propose une « réconciliation » avec les franquistes européanistes de l’intérieur, en essayant de surmonter la crise et de faciliter une évolution pacifique vers un parlementarisme oligarchique qu’on appellerait « démocratie ». C’était la position du parti stalinien (PCE), des socialistes et des nationalistes.
La critique de l’orientation de ce pacte donna naissance à la gauche universitaire qui s’éloigna progressivement des partis de l’opposition clandestine — principalement le PCE et le FLP [2] — et construisit ses propres structures, plus autoritaires et hallucinantes encore. Cependant, une partie de la contestation, les ácratas de Madrid, décida de profiter de la spontanéité du mouvement étudiant en surfant sur la négation pure. Ils n’avaient aucun plan préconçu, ni aucune ambition avant-gardiste mais ils savaient ce dont ils ne voulaient plus. Au lieu d’essayer de combler le vide politique de l’université « positivement » — avec des conseils de délégués, un syndicat démocratique ou des comités de cours —, ils le firent « négativement » en perturbant l’ordre dans les facultés, en s’affrontant aux forces du régime, à la police et aux groupes fascistes ; autrement dit, en empêchant le bon fonctionnement de l’enseignement que le conservateur Moyano baptisa « supérieur » en 1857. L’intention, bien qu’inavouée, était très explicite : la répression révélerait la vraie nature du franquisme, son imposture appuyée uniquement sur la violence et une résistance prolongée aggraverait la crise dans l’enseignement, la rendant irréversible et dans le même mouvement « l’enseignement » lui-même inutilisable pour le régime. Les facultés en tant que telles, de par leur simple existence, participaient au jeu car leur fonctionnement ordinaire ne pouvait qu’aggraver tous les dysfonctionnements. La conduite des ácratas pouvait être qualifiée d’éthique car ils ne dissimulaient pas leur objectif : le sabotage de l’université. Pas plus qu’ils n’employaient de méthodes indignes (mensonge, diffamation, manipulation) comme le faisaient les staliniens. Ils n’aspiraient à rien qui puisse se traduire par une once de pouvoir.
Ácratas, c’est sous ce nom que les syndicalistes universitaires et « carrillistas » [3] désignaient le groupe de fauteurs de troubles qui perturbaient leurs manœuvres dans les assemblées et harcelaient sans relâche « les gris » [4] du campus à l’Université centrale madrilène, plus tard appelée Complutense [5]. Jaime Pozas, Fernando Aldecoa, Antonio Pérez et Paco Gil seront les plus populaires. La composition du groupe était assez souple. Ils ne faisaient pas de prosélytisme et ne formaient pas de cercles d’étude. Ils ne nommaient pas de délégués pour les représenter et se réunissaient souvent dans les bistrots, de sortes que le terme de « groupe » n’est pas le plus approprié. Ce fut, en réalité, le procureur du Tribunal de l’Ordre public qui l’utilisa le plus souvent afin de justifier une condamnation supplémentaire pour « association illicite ». Un texte de deux pages constituait tout leur programme. On ne pouvait pas les qualifier d’anarchistes. Certains ne l’étaient pas du tout, d’autres à leur manière. Pour quelques-uns il s’agissait d’une période intense de leur jeunesse qui repose aujourd’hui dans le coffre à souvenirs. Pour d’autres ce fut un bon début, prélude à des journées flamboyantes. L’esprit rebelle qui les animait était plus libertaire qu’autre chose et, au fil du temps, la plupart ont su ce qu’était réellement l’anarchisme et ont participé à certaines de ses manifestations.
Le développement du capitalisme national avait entraîné des changements dans la société de classes et touchait non seulement le monde du travail mais aussi la vie quotidienne qui commençait à souffrir des conséquences de l’urbanisation accélérée et du consumérisme. De nouveaux éléments, comme les jeunes des banlieues, les nouvelles classes moyennes, les étudiants, la télévision ou le tourisme, entraient également dans le jeu. En conséquence, la question sociale ne pouvait se réduire à une question politique ou professionnelle car les contradictions du système dominant ne pouvaient apparaître exclusivement comme des conflits politiques ou syndicaux. La transformation de la vie en marchandise mettait en place de nouveaux mécanismes de réification et suscitait en même temps une rébellion d’un nouveau genre. L’aspect culturel et le vécu revêtaient beaucoup d’importance. On commençait à s’interroger sur la manière de vivre et des sujets tels que la nature du travail, la société de consommation, l’aliénation religieuse, la famille patriarcale, le sens de l’éducation, l’aventure et la fête, etc. allaient bientôt acquérir une importance non négligeable dans la réflexion et la protestation de la jeunesse. Toutes ces questions influencèrent petit à petit le mouvement contre la dictature. Ils furent également responsables de ses aspects ludiques et transgressifs, de sa réticence devant l’organisation et la bureaucratie des partis, de son rejet du dogmatisme, de sa créativité, largement présentes au début des années soixante-dix. La pratique des ácratas révélait intuitivement le nouveau contenu subversif du conflit universitaire, même s’il n’a pas atteint, parce qu’on ne les a pas laissés faire, une formulation précise.
L’influence d’Agustín García Calvo sur les ácratas a été soulignée à maintes reprises et encore récemment à l’occasion de la publication du livre A finales de enero [6]. La question est plus complexe. García Calvo eut le courage de se tenir aux côtés des étudiants en soutenant leurs revendications et en a payé le prix. Ce geste lui valut aussi une profonde reconnaissance dans les milieux étudiants. C’était une personne très respectée, un rare exemple d’honnêteté intellectuelle et un symbole de résistance passive à la barbarie culturelle franquiste. Ses opinions sur l’inutilité des examens, la manière d’enseigner et la nature de l’enseignement étaient vraiment intolérables pour la dictature. Certains ácratas assistaient à ses tertulias (causeries) à l’Académie Elba et au « Café Comercial » mais relativement peu nombreux, pour des questions de sécurité, et aucun d’entre eux ne peut être considéré comme un de ses disciples. Pas même Pozas avec qui il avait une grande amitié. Ils l’écoutaient mais n’en tenaient pas compte et cela pour une raison de poids : García Calvo désapprouvait l’usage de la violence et en général tout type d’activisme. Pour lui, ce n’était pas l’action qui donnait la vertu mais la connaissance de soi. Conseil inscrit sur le fronton de l’oracle de Delphes. La négation ne pouvait surpasser la discussion pacifique, c’est-à-dire la tertulia, l’alfa et l’omega de tout ce qu’il a fait. Encore moins pouvait-elle être concrétisée politiquement, devenir une idée. Il est impossible de ne pas comparer son enseignement à celui de Socrate tel que le décrit Platon dans son Apologie : quelqu’un qui ne prétendait pas être sage puisqu’il ne pensait pas savoir ce qu’il ignorait mais qui était quand même plus sage que les autres qui eux, pensaient savoir ce qu’ils ignoraient. Enfin, la méfiance à l’égard des « idées » de toutes sortes — d’autres diraient « idées dogmatiques » ou simplement « idéologies » — y compris des idées anarchistes sera l’héritage qu’Agustín laissera à la postérité acrate, même si l’acratie de son temps ne l’a jamais vraiment assumé.
Il est ne fait aucun doute que les ácratas de 68 ont réussi à radicaliser la protestation, rendant la crise insoluble. Le discrédit de l’enseignement du régime était irréversible. D’une certaine façon, ils ont ouvert les portes à une critique théorique libertaire qui ne s’est pas concrétisée de manière convaincante mais dont les éléments ont accompagné pendant un certain temps les manifestations indépendantes du mouvement ouvrier et d’autres mouvements qui allaient se produire mais sans vraiment de liens entre eux ; comme celui des prisonniers, de la contre-culture, du féminisme, de l’antinucléaire ou de l’écologie. Il n’y eut pas non plus d’autres ácratas comme eux parce que le rôle subversif de l’université dans la crise de la dictature pris fin très rapidement et n’alla pas au-delà du procès de Burgos en 1970. À partir de là, d’autres protagonistes comme les ouvriers, les employés, les artistes, les prisonniers, les banlieues, les élites réformistes ou la classe moyenne surreprésentée par les partis politiques, allaient prendre de l’importance. Les partis et les syndicats ont fait pencher la balance en faveur d’une transition négociée entre une dictature amnistiée et une partitocratie parlementaire. Un capitalisme rénové et la soumission volontaire de la majorité aux impératifs politiques de la domination étatique ont fait le reste. L’histoire de la « transition » vers la « démocratie » se résume à une longue marche vers la crétinisation, un processus de déclassement prononcé au cours duquel les masses laborieuses abandonnèrent l’idée d’une société sans classes, libre, égalitaire et autogérée au nom d’une survie rémunérée en accord avec un cirque politico-syndical professionnalisé et protégé par un État vigilant.
Miquel Amorós
Causerie à la Foire du livre de Vallecas, le 3 mai 2019,
et lors de la présentation du livre Los ácratas en la Universidad Central
à la librairie « 80 Mundos », à Alicante, le 16 mai 2019.