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De la machine sociale à la révolution biologique
Notes sur l’œuvre théorique de Giorgio Cesarano

jeudi 23 juillet 2020, par Luis Andrés Bredlow

I. Vingt ans après sa mort, Giorgio Cesarano est encore inconnu du lectorat hispanophone [1], alors même qu’en Italie semble s’amorcer, avec la récente publication de ses écrits théoriques inédits [2], la redécouverte d’une œuvre qui continue d’être aussi intempestive qu’elle le fut au moment de sa rédaction. Présenter la traduction — à ce jour inédite — que nous avions faite, il y a dix ans, de son bref cycle poétique I Centauri — extrait du livre posthume Romanzi naturali, Guanda, Milan, 1980 — nous a semblé être le moins que nous puissions faire pour rompre un tel silence, ainsi que l’occasion propice à de brèves notes sur sa vie et son œuvre.

Préalablement au volume cité, Cesarano, né en 1928 à Milan, avait publié les recueils de poèmes L’erba bianca (1959), La pura verità (1963) et La tartaruga di Jastov (1966), qui le situent dans l’aile la plus intransigeante de la neovanguardia, où la subversion des schémas conventionnels du langage, loin de s’épuiser en un jeu formel stérile, aspire à la subversion de la réalité même qu’elle tente de refléter. Le même élan le conduit, à la fin des années soixante-dix, à abandonner l’écriture « littéraire » et à vouer les dernières années de sa vie à la « critique radicale » de la société, « car je suis convaincu — déclare Cesarano en 1974 — que c’est là que la parole livre sa guerre la plus extrême contre une langue faite de chaînes et d’armes » [3].

En se suicidant en 1975, Cesarano laisse derrière lui, comme fruit de cette activité critique et théorique, les essais Apocalisse e rivoluzione (avec G. Collu, Dedalo, Bari, 1973) et Manuale di sopravvivenza (ib. 1974), ainsi que de longs fragments désordonnés de l’inachevée Critica dell’utopia capitale — dont le premier volume fut publié en 1979 chez Varani, Milan —, vaste effort pour asseoir le mécontentement diffus des nouveaux mouvements contestataires sur une vision anthropologico-évolutive de l’histoire de l’espèce humaine, s’inspirant surtout de Marx, Freud, Adorno et des théories situationnistes, mais assimilant aussi de façon critique les apports de Saussure, Bataille et de l’antipsychiatrie : trois volumes d’une écriture dense, prolixe et labyrinthique, jalonnée par les lueurs d’une impitoyable lucidité qui, nous devons le reconnaître avec gratitude, nous stimulèrent et nous inspirèrent beaucoup pendant ces années-là ; il ne sera donc pas de trop de rappeler, bien qu’à grands traits, quelques-unes des lignes maîtresses de cette élaboration théorique.

II. Il est plus qu’évident que les écrits en question ne furent pas conçus avec l’intention de contribuer aux progrès de la sociologie, de l’anthropologie ou de quelque autre science, mais comme protestation passionnée contre un ordre social qui remplace la vie possible ici et maintenant par le simple fonctionnement machinal pour lequel « le sens est toujours ailleurs » : protestation souvent emplie — force est de l’admettre — d’un pathos révolutionnaire aux relents millénaristes qui ne suscitera peut-être pas beaucoup d’enthousiasme aujourd’hui ; toutefois, il convient de rappeler que Cesarano ne partagea jamais le moindre enthousiasme pour ledit « socialisme réel » — qu’il taxait de « capitalisme néochrétien » [4] — ni pour les mouvements gauchistes de son temps : « Nul ne croit moins à la révolution que les hébéphrènes qui s’ennuient à mourir en parlant de révolution (…). La probabilité d’un frémissement subversif est plus grande chez la ménagère qui, dans le tourbillon de sa machine à laver, voit sa “vie” et celle de sa famille reflétée comme une reproduction cyclique de saleté périodiquement nettoyée par des cascades de lessives, qu’elle ne l’est dans l’atrabilaire auto-ironie avec laquelle le gauchiste contemple ses espérances qui s’en sont allées en fumée de haschisch. [5] »

III. Le rapport du MIT sur « Les limites à la croissance » (1972), manifeste inaugural de toutes les inquiétudes écologiques postérieures, fut interprété par Cesarano comme une confession implicite de « l’inévitable course du capital, en tant que mode de production économico-politique, vers une crise d’autodestruction irréversible » [6] qui débouche sur l’alternative entre la destruction de l’espèce ou « la libération définitive de toute aliénation » [7]. Dans les termes de la théorie des systèmes, la limite du capital en tant que « système ouvert » est la tendance à se clore, « en rejetant hors de lui sa propre source d’énergie la plus organique, l’énergie humaine » [8], et celle — comme le souligne Cesarano dans une prévision sarcastique de la « société du loisir » — à « s’épurer de la pollution de la production au point d’abandonner les hommes à la liberté de se produire simplement comme ses formes emplies de vide, comme ses contenants » [9].

Les formes actuelles de l’aliénation — la « machine sociale » de la valorisation de la valeur, qui réduit les êtres à de simples pièces de l’engrenage — représentent pour Cesarano le point culminant critique d’un processus qui débute avec les origines de l’espèce, avec l’apparition de l’outil (arme ou instrument) — la « prothèse », dit Cesarano — dans lequel dès le début « il ne faut pas tant voir un perfectionnement technologique du corps que le mode d’être du corps en tant que membre du social : le corps combiné dans lequel l’outil-prothèse, en s’incorporant l’énergie organiquement naturelle de la corporéité “biologique” l’unit inséparablement comme telle — comme corps combiné — à la communauté et à ses modes spécifiques de se produire et de se représenter. Ce n’est pas tant le corps qui s’approprie l’outil que l’outil qui s’approprie le corps » [10].

IV. Le monde de l’outil, le monde social, est à la fois, et de manière indissociable, un monde linguistique, un monde de signes. « Le signe est un outil, le mot est un outil ; l’outil est signe et mot : l’univers communautaire est en soi et pour soi un univers sémiologique » [11]. La langue peut se définir comme « le mode de reproduction invariant des modes de productions variables » [12], étant entendu que toute la production est, avant tout, production d’un « monde », production de sens (linguistique, symbolique, social) [13], et, par conséquent, de valeur — « La valeur commence là où le sens s’aliène ; avec le sens qui ne s’épuise pas dans les sens, qui se constitue comme entité séparée (…), sens qui demande à la vie qu’elle rende compte de lui, par terreur du changement et de la mort » [14] —, avant d’être production d’objets. L’objet est, en tant que simple représentation de ce que désire le désir, une « épiphanie du monde » et, partant, un « épiphénomène de la valeur ». La production de marchandises « procède du fétichisme de l’objet, devenu marchandise » [15].

V. Dans l’outil, « mutation inorganique » face à laquelle l’organisme biologique demeure invariable, l’espèce humaine « extrojecte » sa capacité d’adaptation évolutive : ce qui ne manque pas de rappeler, par de nombreux aspects, les thèses aussi suggestives qu’inquiétantes formulées il y a déjà quelques années par le paléoanthropologue français André Leroi-Gourhan et son projet d’une « biologie de la technique » qui considérerait « le corps social comme un être indépendant du corps zoologique, animé par l’homme, mais cumulant une telle somme d’effets imprévisibles que sa structure intime surplombe de très haut les moyens d’appréhension des individus » [16].

Dans une telle perspective, l’évolution des techniques humaines se présente comme l’histoire d’une extériorisation progressive des fonctions du corps : de la main et des dents tout d’abord (outil), puis de l’impulsion motrice (traction animale, force mécanique et mise à profit des énergies naturelles) et finalement des fonctions cérébrales de direction, « jusqu’au point de fabriquer des systèmes nerveux artificiels et des pensées électroniques » [17]. Pour Leroi-Gourhan, le résultat de ce processus est ce qu’il nomme l’« organisme social », macro-organisme qui reproduit la division de fonctions ayant lieu dans les organismes vivants, réduisant l’individu à une « cellule » spécialisée de l’organisme collectif : « L’homme, qui reste dans son corps un mammifère normal, se dédouble dans un organisme collectif aux possibilités pratiquement illimitées de cumul des innovations » et qui, avec les avancées de la technique, « devient prépondérant de manière de plus en plus impérative et l’homme devient l’instrument d’une ascension techno-économique à laquelle il prête ses idées et ses bras » [18].

VI. Mais la comparaison des visions historiques du poète et théoricien Cesarano et du scientifique Leroi-Gourhan nous intéresse ici surtout pour les différences qu’elle met en relief : si dans les pages de l’anthropologue prédomine — malgré sa remarque ponctuelle sur le fait que la « force d’évolution » qui semble être propre aux techniques tend à « à les faire échapper à l’emprise de l’homme » [19] — une exaltation fascinée face au « prodigieux triomphe de l’homme sur la matière » et l’harmonie « organique » de l’« organisme collectif » (métaphore de prédilection de la pensée réactionnaire d’Agrippa Menenius Lanatus à Bertalanffy, en passant par Hobbes), Cesarano souligne, au contraire, le caractère « inorganique » de la « prothèse » (machine, et non pas organisme), sa relation dialectiquement conflictuelle avec le corps « simple » et nu qui dépend d’elle, et insiste sur les conséquences traumatiques et destructives d’un tel dédoublement. La « combinaison » suppose le sacrifice du corps simple comme intégrité organique, comme sens vivant de soi-même : en tant qu’il se combine comme outil, le corps simple participe « de deux systèmes séparés et mutuellement étrangers », celui des organismes vivants, dont il fait partie en tant qu’animal, et le « système de corps combinés » qui, d’un côté, « fonde sa propre dynamique de développement sur la conservation et la défense du corps simple, qui forme sa base comme sujet biologique réel et comme source d’énergie » et, de l’autre, « pour le conserver et le défendre ne peut que le nier en tant que tel » ou tout au plus « l’affirmer exclusivement dans son milieu de mutation combinatoire, en affirmant la combinaison comme le mode d’être qui garantit la survie » [20].

Les traces de l’intégrité perdue et mutilée du corps subsistent dans les formes dé-réalisées du rêve et du sacré comme « mémoire aliénée du sens vivant, le fantôme de la corporéité du sens comme essence vivante, le spectre désincarné du corps perdu comme instant et comme destin » [21], et même dans « la persistance ridicule et coupable de l’âme de l’enfant dans la machine “importante” de l’adulte ; petites hontes misérables que l’on ne peut confier qu’à l’incarnation moderne du confesseur administrateur de la faute : au médecin de l’injection d’hormones et de sédatifs » [22].

VII. Néanmoins, « il ne pourra s’agir d’un “retour” de l’homme à la nature » [23], mais de comprendre que le capital, caractérisé comme « hypertrophie biopathique de la prothèse au-delà de ses limites de cohérence fonctionnelle » [24], est aussi « la dernière domination possible de la prothèse sur le corps » [25], produit aliéné de la conquête du monde par l’espèce humaine, qui ouvre la possibilité d’une « réconciliation du corps social avec la totalité naturelle » [26]. « La machine sociale a bouclé son cycle utile au moment où il est possible (…) de libérer le corps de l’espèce de sa domination » grâce à une révolution « biologique » qui reviendrait à « domestiquer la machine en la réduisant à la limite de sa fonctionnalité effective » [27]. Si, « face à la faillite planétaire », la science et les technologies — et en particulier la cybernétique et l’automation — « doivent se supprimer comme telles », elles « laisseront d’elles-mêmes à l’homme réalisé cette base efficiente mais limitée sur laquelle elles ont jusqu’à présent développé leur relative efficacité pragmatique » [28].

VIII. Ce n’est certainement pas ici le lieu adéquat pour entrer dans une considération critique des écrits dont nous avons tenté d’exposer, de la façon la plus sommaire possible, le cœur argumentatif (considération qui devrait, en particulier, questionner le recours — mythique, à son insu — à une histoire de l’espèce conçue comme cycle d’aliénation et de retour, ainsi que les résidus de foi religieuse en un « paradis perdu » ou — ce qui revient quasiment au même — de foi scientiste et romantique en la « nature » ; questionner, en somme, le manque de précaution par lequel on cède à la tentation de parler en termes positifs, aussi indissociables des idéologies de pouvoir qui les engendrèrent que le sont les termes de « nature », « être », ou « corps » — concept abstrait lui-même qui, malgré toute la force connotative et suggestive de plaisirs interdits qu’il peut renfermer aux yeux de certains, n’a manifestement pas plus de sens que lorsqu’il s’oppose à « âme », et ne signifie rien en dehors d’une telle séparation dualiste —, quand on parle de ce qui est peut-être encore vif et rebelle, au milieu de ses outils et par-dessous les représentations, et qui, à la marge des projets de domestication et de leurs terminologies, n’a et ne peut avoir aucun nom) : il s’agissait ici, en définitive, de faire part — au cas où cela serve à quelqu’un, ce que l’on ne sait jamais — d’une tentative de « penser la technique » peu connue et peut-être plus prometteuse que d’autres.

Luis Andrés Bredlow

Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez.
Cette traduction a été publiée sur LundiMatin le 23 juin 2020.

Portrait de Giorgio Cesarano,
Attilio Steffanoni, 1992.

Notes

[1La version originale de cet article, « De la máquina social a la revolución biológica. Apuntes sobre la obra teórica de Giorgio Cesarano », a été publiée dans la revue barcelonaise Mania n° 2 (1996), p. 82-85. Elle était suivie d’une traduction du cycle poétique I Centauri. Peu d’écrits de Luis Andrés Bredlow (1958-2017) ont été traduits en français à ce jour, le lecteur pourra néanmoins consulter sa préface à La Société du bien-être d’Agustín García Calvo (Le Pas de côté, Vierzon, 2014), ainsi que ses « Notes sur la résistance, la tradition et l’indigénisme », reprises en postface de l’ouvrage de García Calvo Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire (La Tempête, Bordeaux, 2020). Nous renvoyons également le lecteur au texte « Souvenir de Luis Bredlow » d’Anselm Jappe. (Notes du traducteur.)

[2Critica dell’utopia capitale (2e éd.), Circolo Luca Rossi, Milan, 1994 (contient les manuscrits jusqu’ici inédits de Cesarano).

[3Romanzi naturali (appendice), p. 113.

[4Apocalypse et révolution, La Tempête, Bordeaux, 2020, § 13, p. 65.

[5Manuel de survie, Éditions la Tempête, Bordeaux, 2018, § I.3, p. 38.

[6Apocalypse et révolution, § 7, p. 58.

[7Critica dell’utopia capitale, p. 260.

[8Apocalypse et révolution, § 6, p. 56.

[9Manuel de survie, § I.1, p. 37.

[10Apocalypse et révolution, § 19, p. 73.

[11Critica dell’utopia capitale, p. 257.

[12Ib. p. 362.

[13« En tant que telle, la production de sens est ab origine production de puissances étrangères qui dépasse les producteurs. Subsomption du sens vivant — incarné dans la présence corporelle individuelle et collective — au sens mort, cristallisé dans les systèmes symboliques et dans les castes qui en géraient le fonctionnement statutaire (sacerdoces, dirigeants, guerriers). » (Manuel de survie, § IV.155, p. 184).

[14Critica dell’utopia capitale, p. 256.

[15Manuel de survie, § III.60, p. 92.

[16André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, T. I : Technique et Langage, Albin Michel, Paris, 1964, p. 206-207.

[17Ib. p. 244-245.

[18Ib. p. 260.

[19Ib. p. 206.

[20Critica dell’utopia capitale, p. 297 s.

[21Apocalypse et révolution, § 28, p. 86.

[22Critica dell’utopia capitale, p. 216.

[23Manuel de survie, § IV.134, p. 165.

[24Critica dell’utopia capitale, p. 362.

[25Apocalypse et révolution, § 26, p. 80.

[26Critica dell’utopia capitale, p. 362.

[27Apocalypse et révolution, § 26, p. 80-81.

[28Manuel de survie, § IV.134, p. 165-168.

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