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D’un escargot l’autre

lundi 17 janvier 2005, par Joani Hocquenghem

Métamorphose de La RealidadMorelia : un couscous à l’escargotLe vent souffle sur Oventic

Métamorphose de La Realidad

De temps en temps, le vert de l’armée jure parmi les conifères. Aux fenêtres de la voiture défilent le portail géant et les rambardes kilométriques du camp militaire, l’impressionnant quadrilatère de la prison surplombant la forêt qui tente de la cacher, puis les postes de contrôle comme à l’approche d’une frontière. C’est la route des migrants d’Amérique centrale vers les USA, ce qui justifie la vigilance, explique Gloria Muñoz, auteur du livre anniversaire du mouvement zapatiste, 20 et 10, le feu et la parole, qui a vécu six ans dans les communautés rebelles.

Au volant de la Jeep, Hermann Bellinghausen traverse sans ralentir le bourg de Comitán et oblique vers l’est, Las Margaritas. Passionné, infatigable, il connaît la route par cœur. Dans les pages de La Jornada, le seul quotidien qui donne les nouvelles des zapatistes, ça fait dix ans qu’il assure le suivi du Chiapas, cent ou deux cents reportages par an, une chronique que ne ratent pas ceux qu’inspirent les luttes indiennes de par le monde. Un rôle clef qui lui vaut intimidation, espionnage et persécutions.

La montagne abrupte de San Cristóbal de las Casas s’affaisse peu à peu, fait place à l’infini moutonnement de la selva ; aux sapins succèdent bananiers des cañadas, les vallées tropicales. La large route goudronnée que les militaires ont construite pour leur offensive de 1995 se prolonge par une piste, traverse une rivière, longe plusieurs haciendas abandonnées aux colonnades rongées par la végétation.

« Par ici s’avançaient les blindés, dit Gloria au passage d’un col, la colonne de tanks et de transports de troupe a surgi accompagnée d’avions et d’hélicoptères, c’était comme l’enfer qui déboulait... »

C’était le 9 février 1995 ; ils avaient fait ensemble, ce matin-là, ce qui aurait bien pu être la dernière interview du sous-commandant Marcos qui se terminait par un optimiste : « Dites-leur qu’on va gagner. »

À Mexico, le président Zedillo, sûr d’une victoire éclair, convoquait une conférence de presse pour annoncer la détention de civils proches du mouvement et lancer les mandats d’arrestation contre les chefs zapatistes « démasqués ». La solution militaire l’emportait, l’invasion de la « zone franche » instaurée par le gouvernement lors du premier dialogue. L’effet de surprise, la fuite éperdue. Quand les soldats arrivent à Guadalupe Tepeyac, le village est désert ; ils saccagent les maisons, détruisent l’Aguascalientes, l’amphithéâtre de bois, le premier forum des zapatistes, et construisent une grande caserne.

Gloria se rappelle ce retournement du jour au lendemain, les journalistes et les fonctionnaires qui soudain les regardaient de travers, narquois, eux qui avaient choisi le mauvais camp, le camp des perdants, les arrestations de gens tout proches, les ruses de sioux pour déjouer la filature des collègues et les barrages militaires, et reprendre contact avec les familles amies, réfugiées dans la montagne.

- Como te va ?

Aux abords de Guadalupe Tepeyac, aujourd’hui repeuplé, Hermann stoppe la Jeep devant une petite maison. La dame qu’il salue s’approche et embrasse Gloria. Elle est occupée aux préparatifs de la noce, sa fille se marie demain, leur apprend-elle. Elle a choisi un gars du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir de 1929 à 2000), hélas, et d’un village éloigné, en plus. « Enfin, je n’ai rien à dire ; le sentiment, ça ne se discute pas ! », ajoute-t-elle avec un sourire ému.

Au centre du village, l’hôpital, inauguré par le gouvernement en 1993, est un « éléphant blanc », comme on dit ici : il n’y a ni médecins ni médicaments. Autre bloc de béton qui tranche dans la campagne parmi les ranchs et cahutes de bois, le camp militaire : solides murs d’enceinte, vaste parking asphalté où stationnent les camionnettes neuves des fonctionnaires de garde. Sous la pression de la Marche de la couleur de la terre, en 2001, le terrain a été évacué par la troupe, mais n’a jamais été rendu au village : le ministère des armées l’a remis à celui du développement social.

Un nouveau passage tortueux entre les monts mène aux plates terres limoneuses d’une autre cañada où circulent des chevaux et des camions zapatistes arborant en guise de raison sociale sur leur portière « Transports des Communes autonomes ». Un poids lourd qui porte haut sur son front de métal le nom de « El Secuestrado histórico » et sur son arrière-train la mention complémentaire « Je suis rebelle et alors ? » arrive en soulevant la poussière et débarque un groupe de voyageurs.

Dernier arrêt, La Realidad. Nous n’avons mis que sept heures. Sur la dernière partie, la piste est très bonne. « Les zapatistes ont réuni il y a peu tous les transporteurs qui l’utilisent, relate Hermann. Ils ont arrêté le trafic et se sont réparti les tronçons. La main-d’œuvre et les camions ne pas manquaient pas, ils l’ont refaite en quelques jours. »

À l’entrée du village, au croisement de deux rues en carré, Max nous accueille et nous indique où dormir. Il demande nos noms et nos passeports, la raison de notre visite ; on écrit ça sur une feuille de cahier qu’il empoche et il part vers d’autres tâches sur son VTT.

La place ne manque pas dans la maison communale, une longue bâtisse de bois où l’on accroche nos hamacs avant d’aller explorer le crépuscule, franchir le petit pont, découvrir la ceiba, le fromager aux frondaisons immenses, le terrain de basket où se joue une partie acharnée aux dernières lueurs du jour, les bâtiments couverts de fresques de l’école, qui ne fonctionne pas, hélas, dit Gloria qui espère que le stage de formation de promoteurs d’éducation qui a lieu en ce moment résoudra le problème du manque des maîtres.

Les lucioles on pris possession de la prairie ; la musique d’une marimba roule dans la nuit, entrecoupée des appels à la fête d’une noce. « Cessez de faire ce que vous faites, venez car c’est l’heure de danser », répète une voix dans le haut-parleur.

Au campement international, deux grandes pièces ajourées en planches au bord du chemin, l’ampoule s’est allumée. Avec un Espagnol passionné et méthodique (il a passé deux mois dans une communauté où il a appris à broder avec les femmes), une jeune Argentine qui a entrepris de réorganiser la bibliothèque, deux Québécoises et deux Suédoises, on improvise un casse-croûte et on parle manifs à Göteborg, à Séville, à Toronto.

Sous l’appentis, Hector suit la conversation.

- Tu te souviens de la rencontre intercontinentale de 1996, quand sont venus des milliers d’étrangers au village ? lui demande un des voyageurs.

Il ne se rappelle pas ; il avait cinq ans. Les Européens lui dessinent l’Espagne, l’océan, les mers, les pays.

- En somme, ce sont des îles alors ?

- Des îles très grandes, des continents.

- Oui, les continents, répète-t-il d’une voix songeuse.

Au matin, la radio salue le lever du jour par une cumbia endiablée qui secoue la campagne tandis que les boutiques ouvrent leurs volets de bois.

« Allons voir la turbine, propose Gloria, on a l’autorisation. »

En aval du village, un canal en ciment dévie les eaux du ruisseau vers une cascade entubée. En contrebas, dans une cabane, l’engin vrombit sans défaillir : une turbine installée par un groupe solidaire italien. D’abord elle a été bloquée à la douane du port de Veracruz, ensuite les travaux ont duré ; les gens d’ici ont fourni la main-d’œuvre, le syndicat indépendant des électriciens a trouvé les pièces manquantes, aidé au câblage, au moulage des poteaux en ciment, au branchement des transformateurs triphasés. Enfin, depuis un an, le 110 volts abonde ; la lumière et la musique coulent à flot et Radio Insurgente, la voz de los sin voces, résonne de maison en maison déversant en alternance chansons, messages, débats, exposés sur le néolibéralisme et le feuilleton musical, les aventures de la rebelle Toñita, héroïne des combats d’Ocosingo en janvier 1994, à qui la sorcière Pánfila permettra de connaître l’amour sincère.

À l’heure du café, une dame vient embrasser Gloria et apporte des tortillas toutes chaudes. Elle prend des cours d’accouchement avec les sages-femmes expérimentées, décrit comment l’homme peut aider, mime le mouvement des deux bras ceinturant le corps de Gloria et poussant vers le bas. Il y a des stages où on apprend l’usage des herbes et d’autre choses que savent les gens d’ici. Et aussi des campagnes d’hygiène et de prévention, signale Gloria, les promoteurs de santé sont en train de gagner la bataille contre les maladies parasitaires.

« La communauté a subi une guerre d’usure terrible. Elle a joué le rôle de paratonnerre », dit Hermann. En 1998, les convois de blindés débarquaient quatre fois par jour, les avions militaires surgissaient à toute heure et faisaient des vols en piqué sur les maisons. De 1995 à 2001, La Realidad, partie visible de la rébellion, a subi les foudres de l’État, qui ont laissé leurs séquelles d’angoisse, gastrites, troubles nerveux.

Après six ans d’occupation, de harcèlement de l’armée et d’alertes quotidiennes, le desserrement de l’étau militaire qu’a obtenu la marche de 2001 a laissé aux zapatistes l’espace de leur nouvelle métamorphose. La Realidad, ce bout du monde, ce hameau de la Selva à sept heures de route de la ville de San Cristóbal, est devenu, le 9 août 2003, le Caracol del Mar de Nuestros Sueños (l’Escargot de la mer de nos rêves), siège du Conseil de bon gouvernement Hacia la Esperanza (Vers l’espoir), un des cinq gouvernements régionaux rebelles du Chiapas. De fait, depuis cette date, ce n’est plus la voix de l’armée zapatiste, mais la leur qui se fait entendre.

Au fond du village, le Caracol est un palais rustique, une fragile forteresse de troncs et de planches où un étage en balcon, sur un côté, donne sur la grande cour. Du côté opposé, au-delà de la boutique qui fait l’entrée, s’alignent les locaux neufs du Conseil de bon gouvernement et des sept communes autonomes de la région. Au mur, une carte du monde, un tableau de répartition des tâches, un calendrier où sont inscrits les prochains événements (commissions, travaux en cours, rencontre de foot) et sur la table deux ordinateurs. L’internet est pour bientôt, dès qu’ils auront le téléphone.

Le conseil de La Realidad, explique un de ses membres, est formé des délégués des communes autonomes. Ils ne sont pas payés et se relaient selon une alternance par semaine qui permet à tous d’apprendre le travail et leur laisse le temps de gagner leur vie dans leur village.

Parmi ses multiples tâches, régler les conflits, rendre la justice. « Si quelqu’un a commis un délit, il doit compenser autant que possible les dégâts, résoudre le problème de celui qui a subi des dommages », dit un des zapatistes, qui n’emploie pas les substantifs « victime » ou « coupable ». « Il s’agit de réparations. On est contre les amendes, précise-t-il, car celui qui peut payer s’en sort et celui qui n’a pas les moyens reste. »

Dans la cour, une foule d’enfants a rempli les bancs de l’amphithéâtre couvert et scrute sur l’écran d’une télé les aventures de Robin Hood en anglais aux sous-titres illisibles, en joie face à ce Moyen Age de carton pâte où Kevin Costner s’agite comme un beau diable.

- Il va tomber de son cheval ! s’exclame un des marmots.

Il n’y a pas beaucoup de cassettes et ils ont vu le film pas mal de fois.

Devant la maison de Max, d’autres visiteurs attendent leur tour. L’homme aux cheveux frisés, les deux femmes aux yeux clairs détonnent dans cette communauté tojolabal. Ils ne sont pas indiens ni zapatistes, « sans parti », expliquent-ils. Ils ont fait neuf heures de route pour exposer leur cas : en octobre, le maire de la ville de Motozintla, près de la frontière du Guatemala, a fait éventrer leur rue sous prétextes d’aménagements, détruisant adductions et écoulements ; ils vivent dans un bourbier d’eau d’égout. Ils ont formé un comité, ils sont allés réclamer, et le seul résultat, c’est que le syndic municipal les a menacés avec une arme à feu. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » dit une des femmes. « C’est pour ça que les gens finissent par prendre les armes ! »

Dès leur entrée en fonction, le travail des conseils se heurte aux intérêts des partis et aux caciquismes régionaux. Le 2 septembre, un transporteur vient se plaindre qu’on lui a volé son camion. Convoqué par le conseil, l’accusé est détenu ; son père s’engage à dédommager le propriétaire. Le 10, les leaders de la CIOAC, syndicat agricole proche du PRD, le parti de gauche, et le député local s’en mêlent, s’opposent à la solution pacifique et séquestrent le camion du conseil et ses deux chauffeurs. Mais leur propre base ne les suit pas ; sous sa pression, le 18 septembre, ils doivent libérer les « otages », rendre le camion, et accepter la solution des zapatistes.

Depuis, l’autorité morale des conseils n’a fait que s’étendre. Les gens affluent de tous bords, et pour toutes sortes de problèmes. Entre autres une coopérative de la côte pacifique, à quelque 500 kilomètres de La Realidad, à qui les autorités corrompues refusent systématiquement le permis de pêche, les conducteurs des triporteurs qui assurent le transport urbain dans la ville de Huixtla dont les fonctionnaires ont confisqué les engins, un groupe d’institutrices qui ont été violées sur la route de Las Margaritas et dont le Conseil identifie les agresseurs. En mars, dans une autre région, c’est le racket des travailleurs d’Amérique centrale en route vers les USA que dénoncent des paysans au Conseil de bon gouvernement de La Garrucha : les gens du PRI, avec la bénédiction du maire, ont installé des barrages routiers autour d’Ocosingo où ils rançonnent les migrants.

Au matin, à l’heure du départ, Max a complètement oublié de nous rendre nos passeports ; il est parti au champ. Sur le pas de la porte, sa femme s’excuse de son étourderie, et les retrouve au fond de la pièce. Il est toujours à droite et à gauche sur son vélo à porter des messages, à chercher l’un et l’autre, il faut bien qu’il aille s’occupe du maïs.

« Rodrigo, dix ans, de la communauté de San Rafael envoie un abrazo à l’EZLN et dédie aux bases d’appui la chanson El arbol en la barranca... » On passe près de plusieurs maisons isolées où la radio fait écho à celle de la voiture de Hermann. Les priistes du coin écoutent aussi Radio Insurgente, fait-il remarquer. D’un coup, au passage d’un col, la voix s’éteint. Nous retournons vers le goudron.

À San Cristóbal, dans le journal du surlendemain, un communiqué du Conseil de bon gouvernement prend fait et cause pour les habitants de Motozintla et exige la reconstruction de leur rue : « On les a gavés de promesses sur papier signées par le maire, le gouvernement du Chiapas, les représentants du gouvernement fédéral et le député fédéral du district. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont rien fait. Ils n’ont été bons qu’à détruire et non à construire (...) Comme ce n’est ni devant la porte de Fox ni devant celle du gouverneur, ça peut bien attendre plus de sept mois. »

Morelia : un couscous à l’escargot

« Quand je suis arrivé la première fois à Morelia, l’ambiance était tendue, raconte Irij, cheminot de la région parisienne, tout en pilotant d’une main sûre la camionnette entre les montagnes. En décembre, les gens du PRI avaient menacé de brûler le Caracol et, début janvier, un groupe d’éleveurs s’est présenté, machette au poing, accusant un zapatiste d’avoir volé une vache. Le Conseil le fait appeler, le met en cellule et garantit d’éclaircir l’affaire. Bon, ils se sont calmés, ils en ont même oublié leurs machettes sur place ; les zapatistes rigolaient en les ramassant après leur départ. Le détenu affirmait qu’il était innocent : si une vache est perdue, il faut la chercher, disait-il. Alors ils sont partis à sa recherche, et ils l’ont retrouvée coincée sur un rocher. Quand ils l’ont ramenée au propriétaire, ils n’ont demandé qu’une chose, qu’il vienne s’excuser auprès de l’accusé ; il a accepté et à la fin ils se sont serré la main. »

Au carrefour de Cuxuljá, Irij gare la voiture devant le restaurant-coopérative zapatiste, juste en face du poste de contrôle où stationnent deux camions pleins de soldats, et on se régale d’œufs et de frijoles tandis qu’il aide au service les deux dames indiennes qui s’activent aux fourneaux.

Au bourg d’Altamirano, il marchande vingt poulets avec un bagout tout méditerranéen, obtient une ristourne substantielle en promettant au grossiste de revenir tous les quinze jours. Avant de reprendre la route, il consulte sa liste et passe en revue les sacs à l’arrière de la camionnette : carottes, oignons, patates, courgettes, poivrons, tomates, chayotes (il n’a pas trouvé de navets au marché), pois chiches, épices, coriandre, huile d’olive, tout y est. Pour l’harissa, on fera avec du piment d’ici.

Mais, dans la grand-rue, la voiture se met à cracher une fumée blanche chargée de vapeur. Trois mécaniciens se succèdent sous le capot avant de rendre un verdict sans appel : joint de culasse. Irij ne se laisse pas abattre. Laissant l’engin aux mains d’un des spécialistes, il rameute le groupe de Français du comité Chiapas de Paris qu’il a entraînés dans l’aventure et les entasse à neuf, plus les deux chauffeurs et les provisions, dans deux Volkswagen-taxis qui gravissent bravement le reste de la piste.

« La route est bonne, elle vient d’être refaite, assure-t-il sous son sac d’oignons. Au moment des travaux, le maire d’Altamirano est même venu consulter le Conseil sur le tracé. Ça tombait bien : ils avaient besoin de caillasse pour stabiliser la chaussée, une des communes autonomes pouvait la fournir, alors ils la lui ont achetée plutôt que de la faire venir. »

À la sortie du village de Morelia, les deux coccinelles débarquent voyageurs et paquetage devant le Caracol Tourbillon de nos paroles, siège du Conseil Cœur arc-en-ciel de l’espérance. On pousse le portail et décline nos noms sur un cahier, mais nul ne nous demande nos passeports. Du seuil d’un des bâtiments, une dame nous invite à nous installer dans le campamento civil qui sert de dortoir aux visiteurs : historique baraque couverte de graffitis, de tags et de dessins, citations, symboles régionaux, pensées en basque, en japonais, qui volettent autour de notre sommeil.

Sauf Irij, qui a toujours chaud, on se réveille raides glacés, recroquevillés dans les hamacs et sur les lits de bois, et devant la grande cuisine, on se met à la pluche tandis que la brume se lève sur les constructions couvertes de fresques qui s’étagent au pied de la montagne : cafétéria neuve en planche de pin, bureau vidéo, presse et internet, terrain de basket, amphithéâtre, salles de réunion et atelier de forge.

Dans la prison, un cube de ciment dans la prairie, se trouve un détenu ; on devine sa présence à l’attitude d’un gars appuyé à la grille et qui s’adresse à lui. Avec le soleil, le va-et-vient s’accroît, les passants saluent, lèvent le bras, toujours le gauche, à la façon des zapatistes. Un groupe de filles disputent une partie sur le terrain de basket, des jeunes en cagoules viennent assister au stage des promoteurs de santé, une délégation d’une communauté distante se regroupe et se concerte sous l’auvent de la boutique. À deux heures arrivent les femmes du village et, à la fin de la classe, les enfants de l’école autonome « Tissant la sagesse maya », et bientôt cent cinquante personnes se répartissent sous les ombrages.

Ce qui met les marmots en joie, surtout, c’est le nom du plat : « Cus-cus ! cus-cus ! », crient-ils à tue-tête. Sur les trois foyers de la cuisine communautaire, les marmites bouillonnent. Irij attise le feu, assaisonne, répartit les écuelles, vide sur la grande table sa couscoussière improvisée, une casserole où à la perceuse il fait des trous qui dessinent un escargot, les lettres EZLN et une sorte de trident, le Z berbère, « qui est dans notre langue le symbole des hommes et des femmes libres ». Il est de ceux qui veulent rapprocher les continents. Pour expliquer les luttes de sa Kabylie natale en terre zapatiste, il a décidé de faire connaître la cuisine de son pays aux paysans tzeltales et il roule patiemment la semoule, la semoule de chez Carrefour à Mexico (« j’aurais dû la prendre à la Goutte-d’Or, mais j’avais déjà trop de bagages »), bientôt imité par une petite fille et un gamin à qui on a bien lavé les mains et qui s’enthousiasment pour ce nouveau sport culinaire.

- Et le prisonnier ? s’avise Valérie la louche à la main.

Ce qu’on mange, il en mange aussi, disent les zapatistes. Munie d’une assiettée bien remplie, elle lui porte sa part, puis une autre pour son frère qui est dehors à lui faire la causette.

Depuis combien de temps il est là ? Plusieurs heures, dit-il aux visiteurs. Quand sortira-t-il ? Dans un moment. Pourquoi il est là ? Des problèmes dans la communauté, se contente-t-il de répondre.

Oliviers et palmiers, montagne de neige et villes ensoleillées, la mer, sur le drap qui sert d’écran, l’Afrique, « continent où on n’est pas tous noirs », contrairement aux attentes de quelques-uns des élèves. L’Algérie, pays riche en pétrole mais où il y a beaucoup de pauvreté, où les sans-emploi émigrent clandestinement vers le nord, tout comme ici. Dans la grande salle ajourée, cours de géographie pour les enfants et les grands avec diapositives, documentaire et explications dont un jeune traducteur assure la version tzeltal.

Irij, au tableau, raconte la Kabylie, colonisée par les Romains, les Arabes, les Français : « Berbères, barbares, c’est le nom qu’ils nous ont donné, mais notre vrai nom est Imazighen. Nous aussi défendons notre culture, notre langue, le tamazight ; nous aussi, nous avons nos assemblées coutumières, les Aarouch, et c’est là que nous luttons pour notre autonomie ».

Pour cet échange, il a choisi le 20 avril, anniversaire de la rébellion, de la grève générale de 1980, du printemps berbère 1980-1985 et des manifs de 2001 réprimées par le parti au pouvoir.

- Pourquoi il s’appelle FLN ? demande un marmot haut comme trois pommes.

Oui, pourquoi ? Irij explicite le sigle, un nom qui est presque celui des zapatistes :

« Front de libération national, car c’est un parti qui s’est créé dans la révolution, la guerre contre le colonialisme français. Ensuite, il s’est agrippé au pouvoir, depuis quarante ans maintenant. C’est un peu ce que vous avez connu avec le PRI. »

À la nuit se met en route la seconde partie du programme. Quelqu’un a apporté la cassette du film « Le Seigneur des anneaux » en son dolby sensurround. À côté, le bureau du Conseil ne désemplit pas. Ça fait huit heures qu’ils bossent. Ils sont en train de préparer leur rapport d’activité pour l’assemblée générale du Caracol, après-demain et subissent avec patience le feu roulant des questions de la délégation parisienne.

Eux aussi ont un projet de radio, et également de coopérative de café. Ce qui est déjà en place, c’est le centre de santé, les coopératives de femmes d’artisanat, le restaurant zapatiste au village de Cuxuljá et les écoles primaires, des internats où enfants et maîtres sont nourris par la communauté. La première génération va passer dans le secondaire et suit ces jours-ci un cours de mise à niveau pour aider les retardataires. Les programmes ont été élaborés par les communautés avec l’aide d’éducateurs de l’extérieur.

Est-ce que l’éducation est la même qu’à Oventic, dans la Zone Nord ?

- Il y a des différences ; là-bas, ils ont une autre culture ; on est autonomes, vous savez..

Sur la justice, un des zapatistes souligne : « On ne veut pas que celui qui a commis un délit reste enfermé éternellement. Juste le temps de lui parler, de trouver avec lui comment compenser les dégâts. »

Quelle relation ont-il avec les municipalités officielles ?

- Il n’y en a pas. Eux, ils sont là-bas, nous ici.

Quel message pour les compagnons en France ?

- Si vous voyez ce qu’on est en train de faire, si vous trouvez ça bien, si vous voyez comme nous que les gouvernements de là-bas et d’ici sont d’accord pour nous en empêcher, soyez solidaires et luttez contre vos propres mauvais gouvernements.

Comme il prononce ces paroles, une rafale d’explosions déchire la nuit. À côté, les combats de gnomes ont atteint leur paroxysme, accompagnés de sauvages incantations qui passent à travers le ciment des murs. Dans la pièce, autour de l’ampoule, l’ambiance solennelle se détend brusquement ; une des femmes du conseil nous remercie avec effusion de notre visite. Sa voisine prend la parole à son tour :

- Je ne parle pas bien espagnol, mais un jour, on l’espère, c’est nous qui irons vous apporter notre cuisine, ne serait-ce que des tortillas et des frijoles.

- On est très content, répètent leurs compagnons en écho.

On a de la peine à se quitter.

Au matin, au moment de se mettre en route, on amène à la prison deux borrachos, deux priistes, qui ont trop bu et fait des dégâts. Une femme est venue se plaindre d’eux, expliquent les responsables du Caracol.

Irij s’étonne :

- Comment ça, des gens du PRI prisonniers des zapatistes ? Et ils vous suivent sans résister ?

- On leur a dit : c’est ça ou elle va aller voir les flics en ville. Si c’est la police officielle qui s’en charge, ils les tapent. Alors ils préfèrent nous suivre.

Ému de partir, de devoir retourner au boulot, Irij s’exclame devant le portail :

- Je vais demander le droit d’exil ici.

Le vent souffle sur Oventic

Retour au réseau routier, où la présence militaire est constante, camouflée ou imposante. D’un escargot l’autre, parcourant l’étonnante spirale zapatiste qui aspire les fonctions étatiques et les remplit mieux que l’appareil officiel. Mieux ? À l’inverse, plutôt, dans un sens opposé.

Dans la Zone Nord, les agressions des paramilitaires ont grossi les rangs des desplazados, victimes d’expulsions violentes. À Zinacantán, en décembre, le maire, du PRD, a coupé l’eau aux zapatistes habitant cette commune paysanne, leur rendant la vie impossible. Le 10 avril, le Conseil de bon gouvernement d’Oventic organise un convoi de quatre mille personnes pour apporter de l’eau aux plus de cent familles dont les semis dépérissent et les basses-cours crèvent de soif et parer au plus pressé de leurs besoins. Au moment où ils repartent, les partisans du maire et la police municipale bloquent l’unique route et les attaquent à coup de pierres, de machettes et d’armes à feu, puis saccagent les maisons des zapatistes, trouant toitures et citernes.

Sauf Hermann Bellinghausen, le reporter de La Jornada, personne de la presse ne s’était dérangé, à Zinacantán. Pour les médias, c’est « un affrontement autour des problèmes d’eau » ; la télévision parle de blessés sans préciser de quel bord et ne donne la parole qu’au maire : les maisons saccagées ? ce sont les zapatistes qui les ont détruites ; les gens chassés ? des « autodéplacés », partis de leur propre gré.

Même dans son journal, la nouvelle a de la peine à passer, une correction de dernière minute a réduit les quatre mille zapatistes qu’il a vus là-bas à « des centaines », suite aux pressions du gouvernement de l’État du Chiapas, au mains d’une coalition PAN-PRD.

« Le PRD s’est joint à la guerre que le mauvais gouvernement mène contre les villages indiens zapatistes. Par l’action de ses maires et des caciques affiliés à ce parti, le PRD est passé des menaces contre nos compañeros et compañeras aux attaques avec des armes à feu », constate le communiqué du Conseil du 15 avril.

À Mexico, la direction du PRD se démarque - un peu tard - du maire, désapprouve qu’on coupe l’eau aux gens pour des raisons politiques, menace de le sanctionner, promet d’enquêter, réaffirme qu’il est pour les accords de San Andrés, alors que tous savent ici que les sénateurs du PRD ont fait échouer leur mise en application par le vote à l’unanimité, en 2001, d’une loi indienne défigurée. Autre épisode des rapports houleux du parti de gauche et des zapatistes, même si la base militante, la troupe des grandes mobilisation, les fidèles de toutes les manifs, est la même ;

« Ils étaient venus porter de l’eau. Cent trente véhicules, voitures et camions, convoyant 45 000 litres d’eau. » D’une voix enrouée, gonflée de colère, le responsable de la « commission de réception »décrit l’embuscade, assis à une petite table sur le sol couvert d’un tapis d’aiguilles de pin et strié de soleil du grand hall de bois d’Oventic.

Sur la charpente, le vent fait battre les panneaux de tôle, mugit par les interstices entre les planches de murs tandis qu’il précise les chiffres du bilan : « 35 blessés, dont deux graves, ont été évacués vers l’hôpital autonome du Caracol et plus de 500 personnes, grands et petits, sont en fuite dans la montagne. Ils n’ont rien, ils ont soif, ils ont dû tout abandonner. Nous ne voulons par qu’ils perdent leurs maisons, que leurs animaux meurent. »

Dans un nouveau communiqué, le Conseil appelle à la riposte pacifique pour le 25 avril, une caravane plus grande encore pour accompagner le retour des déplacés et installer sur place des campements d’observateurs. Il nous invite à nous y joindre et, sans attendre de réponse, ajoute : « Ce qu’on veut dire aussi, c’est que même si on est menacés, harcelés - il y a trois camps militaires autour de nous -, on va continuer, ça marche, ça fonctionne. »

L’embuscade de Zinacantán a été filmée, et les images ont circulé aussitôt dans toutes les régions grâce au centre de vidéo du Caracol, un petit bureau de parpaings dans la prairie d’Oventic, équipé d’un banc de montage virtuel et d’une parabole permettant les communications par téléphone satellitaire et l’internet. Chacun des cinq Caracoles a ses responsables vidéo et le réseau, épaulé par l’association Promedios, a réalisé 17 films et forme des cinéastes. L’objectif : que le maximum de communes autonomes aient une équipe de tournage et puissent constituer leurs archives.

À Oventic, la Radio Insurgente marche depuis le 9 août 2003, mais a un faible rayon à cause des montagnes ; il faut trouver un émetteur plus puissant, explique un responsable de la station dans la maison du Conseil de bon gouvernement, un bungalow de bois à portes à panonceaux et toit de tôle à quatre pans qui lui donne un petit côté vacancier, surtout complété par les édifices jumeaux en voie de finition qui s’étagent à flanc de colline, les maisons de chacune des sept communes autonomes.

Autour de la table, il y a quatre personnes, trois hommes âgés aux regards de sages, et un tout jeune ; c’est lui qui mène la conversation. Les yeux brillants dans l’ovale du passe-montagne, la voix claire et fière, il parle de la coopérative de café bio, de l’école secondaire qui a inauguré son deuxième bâtiment et où s’achève la formation d’une génération d’enseignants. De l’hôpital aussi qui s’est agrandi : « Jusqu’à l’été dernier, la consultation et les médicaments étaient payants, même si c’était très peu cher. Depuis l’instauration des Caracoles, ils sont gratuits. On vient de plus loin, aussi, maintenant on reçoit 40 à 60 patients chaque jour. »

Le vent agite les vêtements brodés qui ornent la boutique des femmes, fait vibrer sur l’épicerie-restaurant l’enseigne en plastique où Coca-Cola est devenu Caracol 2 et la capsule célèbre a été repeinte à l’emblème de Che Guevara. Dans la salle à manger bourdonne un continuel débat ; d’autres voyageurs, visages tirés de fatigue, souriant d’enthousiasme, des Chiliens qui parlent de la luttes de Mapuches, des Grecs qui participent à la construction d’une école du côté de La Garrucha, des étudiantes du nord du Mexique qui citent des communes autonomes en formation dans les États de Morelos, Oaxaca, Guerrero et même chez les Tarahumaras de Chihuahua, et le prochain surgissement d’un Caracol à Zirahuen, dans l’État de Michoacán.

Dehors, dans le vallon battu par les bourrasques, un groupe de femmes, dans une partie de la prairie cultivée en potager, binent un champ de haricots. Au-delà de l’amphithéâtre en plein air, des adolescents dévalent la pente, s’abritant de leurs cahiers du soleil et de la poussière. À côté de l’école primaire récemment inaugurée, au bord du chemin où les voyageurs attendent la camionnette du retour, un homme scie les planches d’un nouveau local en chantier au son d’une cassette de cumbia.

La Realidad, Morelia, La Garrucha, Roberto Barrios, Oventic, au cœur de la montagne et de la selva, une géographie dispersée dont les centres sont à la campagne et dont les villes sont la périphérie, la lointaine banlieue, une contrée tout édifices publics, couverte de signes, débordant de sens, dont chaque surface écrite ou dessinée proclame la vocation rebelle, vulnérable et inexpugnable, résiste quotidiennement depuis dix ans aux agressions de tous bords et, au vu et au su de tous, sans hâte ni gestes inutiles, construit à la main son autonomie.

Joani Hocquenghem

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