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Pour la vie, les zapatistes parcourront les cinq continents.

Cinquième partie
« Le regard et la distance à la porte »

vendredi 16 octobre 2020, par SCI Galeano

Octobre 2020

Supposons qu’il est possible de choisir, par exemple, le regard. Supposons que vous pouvez vous libérer, ne serait-ce qu’un moment, de la tyrannie des réseaux sociaux qui imposent non seulement ce qu’on regarde et ce dont on parle, mais aussi comment regarder et comment parler. Donc, supposons que vous relevez les yeux. Plus haut : de ce qui est local à ce qui est régional ou à ce qui est national ou à ce qui est mondial. Vous regardez ? Oui, un chaos, un fouillis, un désordre. Alors supposons que vous êtes un être humain, enfin, que vous n’êtes pas une application numérique qui, à toute vitesse, regarde, classifie, hiérarchise, juge et sanctionne. Alors vous choisissez ce que vous regardez… et comment regarder. Il se pourrait, c’est une supposition, que regarder et juger ne soient pas la même chose. Ainsi, vous ne faites pas que choisir, vous décidez aussi. Changer la question « ça, c’est mal ou bien ? » en « qu’est-ce que c’est ? ». Bien sûr, la première question conduit à un débat agréable (il y a encore des débats ?). Et ensuite au « ça, c’est mal — ou bien — parce que je le dis ». Ou, peut-être, il y a une discussion sur ce qu’est le bien et le mal, et de là, des arguments et des citations avec notes de bas de page. C’est vrai, vous avez raison, c’est mieux que de recourir à des « likes » et des « pouces en l’air », mais je vous ai proposé de changer de point de départ : choisir la destination de votre regard.

Par exemple : vous décidez de regarder les musulmans. Vous pouvez choisir, par exemple, entre ceux qui ont perpétré l’attentat contre Charlie Hebdo ou ceux qui marchent maintenant sur les routes de France pour réclamer, exiger, imposer leurs droits. Vu que vous êtes arrivé jusqu’à ces lignes, il est très probable que vous penchiez pour les « sans-papiers ». Bien sûr, vous vous sentez aussi dans l’obligation de déclarer que Macron est un imbécile. Mais, omettant ce rapide coup d’œil ver le haut, vous regardez à nouveau les plantons, campements et manifestations des migrants. Vous vous demandez leur nombre. Ils vous semblent beaucoup, ou peu, ou trop, ou assez. Vous êtes passé de l’identité religieuse à la quantité. Et alors vous vous demandez ce qu’ils veulent, pourquoi ils luttent. Et là, vous décidez si vous recourez aux médias ou aux réseaux pour le savoir… ou vous les écoutez. Supposons que vous pouvez leur demander. Vous leur demandez quelle est leur croyance religieuse, combien ils sont ? Ou vous leur demandez pourquoi ils ont abandonné leur terre et décidé d’arriver à des terres et des cieux où il y a une autre langue, une autre culture, d’autres lois, d’autres façons ? Il se peut qu’ils vous répondent d’un seul mot : guerre. Ou peut-être qu’ils vous détaillent ce que ce mot signifie dans leur réalité à eux. Guerre. Vous décidez d’enquêter : guerre où ? Ou mieux : pourquoi cette guerre ? Alors ils vous submergent d’explications : croyances religieuses, disputes territoriales, pillage des ressources ou, purement et simplement, stupidité. Mais vous ne vous en tenez pas là et vous demandez à qui profite la destruction, le dépeuplement, la reconstruction, le repeuplement. Vous trouvez des références à plusieurs corporations. Vous enquêtez sur ces corporations et découvrez qu’elles sont dans différents pays et qu’elles fabriquent non seulement des armes, mais aussi des autos, des fusées interplanétaires, des fours à micro-ondes, des services de livraison, des banques, des réseaux sociaux, du « contenu médiatique », des vêtements, des portables et des ordinateurs, des chaussures, des aliments bio et non bio, des compagnies maritimes, des ventes en ligne, des trains, des chefs de gouvernement et de cabinets, des centres de recherche scientifique et pas scientifique, des chaînes d’hôtels et de restaurants, des fast food, des lignes aériennes, des centrales thermoélectriques et, bien sûr, des fondations d’aide « humanitaire ». Donc vous pourriez dire que c’est l’humanité ou le monde entier qui est responsable.

Mais vous vous demandez si le monde ou l’humanité ne sont pas responsables, aussi, de cette manifestation, de ce planton, de ce campement de migrants, de cette résistance. Et vous en venez alors à conclure que, peut-être, c’est probable, éventuellement, le responsable est un système intégral. Un système qui produit et reproduit de la douleur à ceux qui l’infligent et à ceux qui la subissent.

Maintenant vous tournez votre regard vers la manif qui parcourt les chemins de France. Supposons qu’ils soient peu, très peu, que c’est seulement une femme qui porte son pichito. Ça vous importe, maintenant, sa croyance religieuse, sa langue, ses habits, sa culture, ses façons ? Ça vous importe que ce soit seulement une femme qui porte son pichito dans ses bras ? Maintenant oubliez la femme un moment et centrez votre regard seulement sur le bébé. Est-ce que ça importe si c’est un garçon ou une fille ou un·e autre ? La couleur de sa peau ? Peut-être découvrez-vous, maintenant, que ce qui importe, c’est sa vie.

Maintenant, allez plus loin, après tout vous êtes déjà arrivé jusqu’à ces lignes, alors quelques-unes de plus ne vous feront pas de mal. Enfin, pas beaucoup de mal.

Supposez que cette femme vous parle et que vous avez le privilège de comprendre ce qu’elle dit. Vous croyez qu’elle exigera que vous lui demandiez pardon de la couleur de votre peau, de votre croyance religieuse ou non, de votre nationalité, de vos ancêtres, de votre langue, de votre genre, de vos façons ? Vous vous hâtez de lui demander pardon de ce que vous êtes ? Vous attendez qu’elle vous pardonne pour retourner à votre vie ayant réglé le problème ? Ou qu’elle ne vous pardonne pas pour vous dire : « bon, au moins j’ai essayé et je me repens sincèrement d’être qui je suis » ?

Ou vous craignez qu’elle ne vous parle pas, qu’elle vous regarde seulement en silence, et que vous sentiez que ce regard vous demande : « Toi, qu’est-ce que tu veux ? »

Si vous arrivez à ce raisonnement-sentiment-angoisse-désespoir, alors, désolé, vous êtes incurable : vous êtes un être humain.

Une fois établi que vous n’êtes pas un bot, répétez l’exercice dans l’île de Lesbos, au détroit de Gibraltar, dans le Pas-de-Calais, à Naples, au Río Suchiate, au Río Bravo.

Maintenant tournez votre regard et cherchez Palestine, Kurdistan, Euskadi et Wallmapu. Oui, je sais, ça fait un peu tourner la tête… et ce n’est pas tout. Mais dans ces endroits il y a des gens (beaucoup ou peu ou trop ou assez) qui luttent aussi pour leur vie. Mais il s’avère qu’ils conçoivent la vie comme inséparablement liée à leur terre, à leur langue, leur culture, leurs façons d’être. À ce que le Congrès national indigène nous a appris à appeler « territoire », et qui n’est pas seulement un morceau de terre. N’avez-vous pas envie que ces personnes vous racontent leur histoire, leur lutte, leurs rêves ? Oui, je sais, ce serait peut-être mieux pour vous de recourir à Wikipédia, mais ça ne vous donne pas envie de l’entendre directement et d’essayer de le comprendre ?

Revenez maintenant à ce qui est entre le Río Bravo et le Río Suchiate. Approchez-vous d’un endroit qui s’appelle « le Morelos ». Un nouveau zoom de votre regard sur la commune de Temoac. Approchez-vous maintenant de la communauté d’Amilcingo. Vous voyez cette maison ? C’est la maison d’un homme qui de son vivant se nommait Samir Flores Soberanes. Devant cette porte, il a été assassiné. Son crime ? S’opposer à un mégaprojet qui signifie la mort pour la vie des communautés auxquelles il appartient. Non, je ne me suis pas trompé dans ma phrase : Samir est assassiné parce qu’il défendait non sa vie individuelle, mais celle de ses communautés.

Qui plus est, Samir a été assassiné parce qu’il défendait la vie de générations auxquelles on ne pense pas encore. Parce que pour Samir, pour ses compañeras et compañeros, pour les peuples originaires regroupés dans le CNI et pour nous autres, femmes, hommes, femmes-hommes zapatistes, la vie de la communauté n’est pas quelque chose qui se passe seulement dans le présent. C’est, surtout, ce qui viendra. La vie de la communauté est quelque chose qui se construit aujourd’hui, mais pour l’avenir. La vie dans la communauté est quelque chose qui se lègue. Vous croyez que le compte est réglé si les assassins — intellectuels et matériels — demandent pardon ? Vous pensez que sa famille, son organisation, le CNI, nous tous·toutes, nous serons satisfaits si les criminels demandent pardon ? « Pardonnez-moi, je l’ai montré aux tueurs pour qu’ils procèdent à son exécution, je n’ai jamais su tenir ma langue. Je tâcherai de me corriger, ou pas. Je vous ai demandé pardon, maintenant retirez votre planton et on va terminer la centrale thermoélectrique, parce que sinon, on va perdre beaucoup d’argent. » Vous supposez que c’est ce qu’ils espèrent, ce que nous espérons, que c’est pour ça qu’ils luttent, que nous luttons ? Pour qu’ils demandent pardon ? Pour qu’ils déclarent : « Excusez, oui, nous avons assassiné Samir et, au passage, avec ce projet, nous assassinons vos communautés. Allez, pardonnez-nous. Et si vous ne nous pardonnez pas, eh bien, ça nous est égal, le projet doit se réaliser » ?

Et il s’avère que ceux-là mêmes qui demanderaient pardon pour la centrale thermoélectrique sont les mêmes du Train mal nommé « maya », les mêmes du « couloir transisthmique », les mêmes des barrages, des mines à ciel ouvert et des centrales électriques, les mêmes qui ferment les frontières pour empêcher la migration provoquée par les guerres qu’eux-mêmes alimentent, les mêmes qui persécutent le Mapuche, les mêmes qui massacrent le Kurde, les mêmes qui détruisent la Palestine, les mêmes qui tirent sur les Afro-Américains, les mêmes qui exploitent (directement ou indirectement) les travailleurs dans n’importe quel coin de la planète, les mêmes qui cultivent et glorifient la violence de genre, les mêmes qui prostituent l’enfance, les mêmes qui vous espionnent pour savoir ce qui vous plaît et vous le vendre — et si rien ne vous plaît, alors ils font que ça vous plaise —, les mêmes qui détruisent la nature. Les mêmes qui veulent faire croire, à vous, aux autres, à nous, que la responsabilité de ce crime mondial en marche est la responsabilité de nations, de croyances religieuses, de résistances au progrès, de conservateurs, de langues, d’histoires, de modes de vie. Que tout se synthétise en un individu ou une individue (ne pas oublier la parité de genre).

Si vous pouviez aller dans tous ces coins de cette planète moribonde, que feriez-vous ? Bon, nous ne le savons pas. Mais nous, femmes, hommes, femmes-hommes zapatistes, nous irions apprendre. Bien sûr, nous irions aussi danser, mais une chose n’exclut pas l’autre, je crois. Si cette opportunité se présentait, nous serions prêt·e·s à tout risquer, tout. Non seulement notre vie individuelle, mais aussi notre vie collective. Et si cette possibilité n’existait pas, nous lutterions pour la créer. Pour la construire, comme s’il s’agissait d’un navire. Oui, je sais, c’est une folie. Quelque chose d’impensable. À qui viendrait à l’esprit que le destin ce ceux qui résistent à une centrale thermoélectrique, dans un tout petit recoin du Mexique, pourrait concerner la Palestine, le Mapuche, le Basque, le migrant, l’Afro-Américain, la jeune environnementaliste suédoise, la guerrière kurde, la femme qui lutte autre part sur la planète, le Japon, la Chine, les Corées, l’Océanie, l’Afrique mère ?

Ne devrions-nous pas plutôt aller, par exemple, à Chablekal, au Yucatán, au local de l’Equipo Indignación, et leur reprocher : « Eh ! Vous avez la peau blanche et vous êtes croyants, demandez pardon ! » ? Je suis presque sûr qu’ils répondraient : « Pas de problème, mais attendez votre tour, parce que pour l’instant nous sommes occupé·e·s à accompagner ceux qui résistent au Train maya, ceux qui subissent des spoliations, la persécution, la prison, la mort. » Et ils ajouteraient :

« De plus nous devons répondre à l’accusation du pouvoir suprême que nous sommes financés par les Illuminati dans le cadre d’un complot interplanétaire pour bloquer la 4T [1]. » Ce dont je suis sûr, c’est qu’ils utiliseraient le verbe « accompagner », et non les verbes « diriger », « commander », « mener ».

Ou nous devrions plutôt envahir les Europes au cri de « rendez-vous, visages pâles ! », et détruire le Parthénon, le Louvre et le Prado et, au lieu de sculptures et de peintures, remplir tout de broderies zapatistes, en particulier de masques zapatistes — qui, soit dit en passant, sont efficaces et très jolis —, et, au lieu de pâtes, de fruits de mer et de paellas, imposer la consommation de maïs, cacaté et yerba mora, au lieu de vins et de bières, pozol obligatoire, et pour ceux qui sortent dans la rue sans passe-montagne, amende ou prison (oui, au choix, car il ne faut pas non plus exagérer), et nous écrier : « Et vous, les rockers, marimba obligatoire ! Et dorénavant rien que des cumbias, pas question de reggaeton (c’est tentant, pas vrai ?). Et toi, Panchito Varona et Sabina, les autres aux chœurs, démarrez avec Cartas Marcadas, et en boucle, même si “nos den las diez, las once, las doce, la una, las dos y las tres… [2] et vite, parce que demain faut se lever tôt ! Tu entends, toi, un autre toi, ex-roi poudre-d’escampette, fiche la paix à ces éléphants et mets-toi à cuisiner ! Soupe de courge pour toute la cour ! » (je sais, ma cruauté est exquise) ?

Maintenant, dites-moi : vous croyez que le cauchemar de ceux d’en haut, c’est qu’on les oblige à demander pardon ? Ce qui peuple leurs rêves de choses horribles, ce ne serait pas qu’ils disparaissent, qu’ils n’importent plus, qu’on n’en tienne pas compte, qu’ils soient rien, que leur monde s’effrite presque sans faire de bruit, sans que personne ne s’en souvienne, ne leur érige de statues, de musées, de cantiques, de jours de fête ? Ce ne serait pas que la possible réalité les fasse paniquer ?

C’est une des rares fois où feu le SupMarcos ne s’est pas servi d’une métaphore cinématographique pour expliquer quelque chose. Parce que, vous n’êtes censés le savoir ni moi vous le raconter, mais le défunt pouvait évoquer les étapes de sa courte vie chacune en référence à un film. Ou accompagner une explication sur la situation nationale ou internationale d’un « comme dans tel film ». Bien sûr, plus d’une fois il a dû arranger le scénario pour qu’il colle avec la narration. Comme la plupart d’entre nous n’avaient pas vu le film en question, et qu’on ne captait pas avec des portables pour consulter Wikipédia, ben, on le croyait. Mais ne sortons pas du sujet. Attendez, je crois qu’il l’a laissé écrit sur un de ces papiers qui saturent le coffre aux souvenirs… Il est là ! Voici :

« Pour comprendre notre détermination et la taille de notre audace, imaginez que la mort est une porte qu’on franchit. Il y aura des spéculations multiples et variées sur ce qu’il y a derrière cette porte : le ciel, l’enfer, les limbes, le rien. Et des dizaines de descriptions de ces options. La vie pourrait alors être conçue comme le chemin menant à cette porte. La porte, la mort, quoi, serait ainsi un point d’arrivée… ou une interruption, l’impertinente coupure de l’absence blessant l’air de la vie.

On arriverait à cette porte, donc, du fait de la violence de la torture et de l’assassinat, de l’infortune d’un accident, de la pénible entre-ouverture de la porte lors d’une maladie, de la fatigue, du désir. C’est-à-dire que, bien que la plupart du temps on arrive à cette porte sans le désirer ni le vouloir, il serait aussi possible que ce soit un choix.

Chez les peuples originaires, aujourd’hui zapatistes, la mort était une porte qui surgissait presque au début de la vie. Les enfants s’y confrontaient avant l’âge de cinq ans et la franchissaient entre fièvres et diarrhées. Ce que nous avons fait le 1er janvier 1994, ça a été d’essayer d’éloigner cette porte. Bien sûr il fallait être disposé à la franchir pour y arriver, bien que nous ne le désirions pas. Depuis, tout notre effort a consisté, et consiste à éloigner cette porte le plus possible. “Allonger l’espérance de vie”, diraient les spécialistes. Mais d’une vie digne, ajouterions-nous. L’éloigner jusqu’à la mettre sur le côté, mais beaucoup plus loin sur le chemin. C’est pour ça que nous avons dit au début du soulèvement : “pour vivre, nous mourons”. Parce que si nous ne léguons pas la vie, c’est-à-dire le chemin, alors pourquoi vivons-nous ? »

Léguer la vie.

C’est précisément ce qui préoccupait Samir Flores Soberanes. Et c’est ce qui peut synthétiser la lutte du Front des peuples en défense de l’eau et de la terre du Morelos, de Puebla et de Tlaxcala dans sa résistance et sa rébellion contre la centrale thermoélectrique et le soi-disant « Projet intégral Morelos ». À leur exigence d’arrêter et d’annuler un projet de mort, le mauvais gouvernement répond en argumentant qu’on perdrait beaucoup d’argent.

Là, dans le Morelos, on a la synthèse de la confrontation actuelle dans le monde entier : argent versus vie. Et dans cet affrontement, dans cette guerre, aucune personne honnête ne devrait être neutre : ou avec l’agent, ou avec la vie.

Ainsi, nous pourrions conclure, la lutte pour la vie n’est pas une obsession chez les peuples originaires. C’est plutôt… une vocation… et une vocation collective.

D’accord. Salut et que nous n’oublions pas que pardon et justice ne sont pas la même chose.

Depuis les montagnes des Alpes, où il se demande qu’envahir en premier : l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la France, l’Italie, la Slovénie, Monaco, le Lichtenstein ? Nan, c’est une blague… ou bien pas ?

Le SupGaleano, qui s’exerce à son gribouillis le plus élégant.

Mexique, octobre 2020.

Du cahier de notes du Chat-Chien. Une montagne en haute mer. Première partie : Le radeau.

« Et dans les mers de tous les mondes qui existent dans le monde,
on a vu des montagnes se mouvoir sur l’eau et, sur elles,
des femmes, des hommes et des femmes-hommes
dénués de visage. »
« Chroniques de l’avenir »,
Don Durito de La Lacandona. 1990.

À la troisième tentative ratée, Maxo est devenu pensif et, après quelques secondes, il s’est exclamé : « Faut du lien. » « Je t’avais dit », a rétorqué Gabino. Les restes du radeau flottaient épars, se cognant les uns aux autres au gré du courant de la rivière qui, faisant honneur à son nom, « Colorado », se teintait de l’argile rougeâtre qu’elle arrachait des rives.

Alors ils ont appelé un escadron de milice à cheval, qui est arrivé au rythme de la Cumbia sobre el Río Suena, du maestro Celso Piña. Ils se sont mis à attacher les liens bout à bout et ont fait deux longs tronçons. Ils ont envoyé une équipe de l’autre côté du fleuve. Une fois leurs cordages attachés au radeau, les deux groupes allaient pouvoir contrôler la trajectoire du navire sans qu’il finisse en morceaux, un amas de troncs entraîné par une rivière qui ne semblait même pas se rendre compte de cette tentative de navigation.

Cette absurdité se déroulait après que fut décidée l’invasion… pardon, la visite des cinq continents. Et, bon, tant pis. Parce que, quand elle avait été votée et qu’à la fin le SupGaleano leur avait dit « vous êtes fous, on n’a pas de bateau », Maxo avait répondu : « faisons en un ». Aussitôt, ils s’étaient mis à faire des propositions.

Comme toute absurdité en terres zapatistes, la construction du « bateau » avait rameuté la bande de Defensa Zapatista.

« Les compañeras vont mourir misérablement », a opiné Esperanza avec son optimisme légendaire (la petite fille avait trouvé ce mot dans un livre et compris que cela se référait à quelque chose d’horrible et d’irrémédiable, et elle l’utilise à sa guise : « Mes mamans m’ont peignée misérablement », « La maîtresse m’a raturée misérablement », et ainsi de suite) quand, au quatrième essai, le radeau s’est démantibulé presque immédiatement.

« Et les compañeros aussi », s’est senti obligé d’ajouter Pedrito, tout en se demandant si la solidarité de genre était de mise dans ce destin… misérable.

« Nan », a répliqué Defensa. « Des compañeros tu les remplaces tant que tu veux, mais des compañeras… où tu vas en trouver ? Une compañera, une compañera pour de vrai, pas n’importe laquelle. »

La bande de Defensa était placée stratégiquement. Pas pour contempler les vicissitudes des comités dans la construction du bateau. Defensa et Esperanza avaient pris par les mains Calamidad, qui avait essayé par deux fois de se jeter dans la rivière pour aller à la rescousse du radeau, et par deux fois avait été tacklée par Pedrito, Pablito et l’aimable Amado. Le cheval bigle et le chat-chien avaient été culbutés dès le démarrage. Ils se faisaient du souci sans nécessité. Quand le SupGaleano avait vu la horde débouler, il avait dépêché trois pelotons de miliciens à la berge du fleuve. Avec son habituelle diplomatie et sans cesser de sourire, le Sup leur avait dit : « Si cette petite fille arrive jusqu’à l’eau, elles meurent toutes. »

Après la réussite de la sixième tentative, les comités ont fait un essai en chargeant le radeau de ce qu’ils appelaient les « choses essentielles » pour le voyage (une espèce de kit de survie zapatiste) : un sac de tortillas grillées, du sucre brun, un sachet de café, quelques boules de pozol, une brassée de bois, un bout de toile plastique en cas de pluie. Ils sont restés un moment à regarder et ils se sont rendu compte que quelque chose manquait. Bien sûr, ils n’ont pas tardé à apporter une marimba.

Maxo est allé là où le Monarque et le SupGaleano étudiait des projets dont je vous parlerai en une autre occasion et il a dit : « Écoute, Sup, faut que tu envoies une lettre à ceux de l’autre côté : qu’ils trouvent du lien et qu’ils le raboutent pour qu’il ait une bonne longueur, et qu’ils le lancent vers ici et alors depuis les deux rives on fait avancer le “bateau”. Mais faut qu’ils s’organisent parce que si chacun lance une corde de son côté, ben elles n’arrivent pas. Il faut qu’ils les raboutent, quoi, et de façon organisée. »

Maxo n’a pas attendu que le SupGaleano revienne de son étonnement et qu’il essaie de lui expliquer qu’il y a une grande différence entre un radeau fait de troncs attachés avec une liane et un bateau pour traverser l’Atlantique.

Maxo est allé superviser l’essai du radeau avec tous les bagages. Ils ont discuté pour savoir qui allait y monter pour faire un essai avec des gens, mais la rivière fouettait avec une rumeur effrayante ; alors ils ont opté pour faire un mannequin et l’arrimer au milieu de l’embarcation. Maxo faisait office d’ingénieur naval parce qu’il y a des années, quand une délégation zapatiste était allée soutenir le campement des Cucapá, il était entré dans la mer de Cortés. Maxo n’avait pas précisé qu’il s’était presque noyé parce que le passe-montagne s’était collé au nez et à la bouche et qu’il ne pouvait pas respirer. Tel un vieux loup de mer, il avait expliqué : « C’est comme une rivière, mais sans courant, et plus du double, largement, comme la lagune de Miramar. »

Le SupGaleano était en train d’essayer de déchiffrer comment on dit lazo en allemand, en italien, en français, en grec, en euskara, en turc, en suédois, en catalan, en finnois, etc., quand la major Irma s’est approchée et lui a dit : « Mets-leur qu’elles ne sont pas seules. » « Ni seuls », a ajouté le lieutenant-colonel Rolando. « Ni seul·e·s », a avancé Marijose, qui venait demander aux musiciens de faire une version du Lac des cygnes, mais en cumbia. « Comme ça, joyeux, quoi, que ça se danse, quoi, que leur cœur ne soit pas triste. » Les musiciens ont demandé ce que c’était, des « cygnes ». « C’est comme des canards, mais plus jolis, comme s’ils avaient beaucoup étiré leur cou et qu’ils étaient restés comme ça. Que ce soit qu’ils sont comme des girafes mais marchent comme des canards. » « Ça se mange ? » ont demandé les musiciens qui savaient que c’était l’heure du pozol et n’étaient venus que pour déposer la marimba. « Tu rêves ! Les cygnes, ça se danse. » Les musiciens se sont dit qu’une version de Pollito con papas pourrait faire l’affaire. « On va y réfléchir », ont-ils dit et ils sont allés manger leur pozol.

Pendant ce temps, Defensa Zapatista et Esperanza convainquaient Calamidad que, puisque le SupGaleano était occupé, sa cabane était vide et qu’il était très probable qu’il ait caché un paquet de galettes dans la boîte à tabac. Calamidad hésitait, alors elles ont dû lui dire que là-bas elles pourraient jouer au pop-corn. Elles y sont allées. Le Sup les a vues s’éloigner, mais ne s’est pas inquiété, il était impossible qu’elles trouvent la cachette des galettes, dissimulées sous des paquets de tabac moisi, et, s’adressant au Monarque et lui montrant des schémas, il lui a demandé : « Tu es sûr que ça ne va pas couler ? Parce que ça se voit que ça va être lourd. » Le Monarque a réfléchi et a répondu : « Ça pourrait. » Et alors il a dit, sérieusement : « Eh bien, qu’ils emportent des vessies, comme ça ils flottent » (note : vessies = ballons).

Le Sup a soupiré et a dit : « Plus que d’un bateau, ce dont on a besoin c’est d’un peu de bon sens. » « Et plus de lien », a ajouté le SubMoy, qui arrivait juste au moment où le radeau, chargé jusqu’à la gueule, sombrait.

Pendant ce temps, sur la berge, le groupe des comités contemplait les restes du naufrage et la marimba qui flottait les pieds en l’air ; quelqu’un a dit : « Une chance qu’on n’a pas embarqué la sono, ça vaut plus cher. »

Tous ont applaudi quand le mannequin de chiffon est remonté à la surface. Quelqu’un de prévoyant lui avait mis sous les bras deux vessies gonflées.

Dont acte.
Miaou-Ouah.

Traduit de l’espagnol (Mexique)
par Joani Hocquenghem

Texte d’origine :
Enlace Zapatista

Notes

[1López Obrador présente le projet de son propre gouvernement comme celui de la « Quatrième Transformation » : 4T ; il suppose ainsi l’inscrire dans l’histoire révolutionnaire du Mexique : le premier moment étant celui de l’Indépendance, en 1810 ; le deuxième, celui de la Réforme (séparation de l’Église et de l’État), au milieu du XIXe siècle ; le troisième, celui de la révolution de 1910 (NdT).

[2Refrain d’une chanson de Joaquín Sabina : « même si sonne dix heures, onze heures, minuit, une heure, deux heures, trois heures… » (NdT).

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