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Chiapas : la mort voyage à dos d’homme

samedi 20 mars 2004, par Hermann Bellinghausen

Marcela était sur le point de donner le jour à son second enfant. Elle a seize ans ; Fernando, son époux, vingt ans, s’occupait pendant ce temps de leur premier-né, âgé de dix mois et gravement malade. Quand les douleurs de l’enfantement ont commencé, ils décidèrent de se rendre à l’hôpital de San Quintín de la commune d’Ocosingo. Nous sommes en novembre 2003, dans la forêt Lacandone.

San Bartolo, leur village, est dans les montagnes, à trois ou quatre heures de marche de la route de terre qui joint Ocosingo et San Quintín. Le parcours, plus approprié aux mules qu’aux personnes, oblige à traverser une rivière au fort courant dans un long hamac tendu au-dessus. C’est là que se rendent la femme en couches, son mari et leur bébé malade.

La photographe Araceli Herrera les a rencontrés à San Quintín, et elle les a accompagnés dans leur lutte contre la mort. C’est elle maintenant qui raconte cette histoire, et les images que le lecteur a devant les yeux sont les siennes.

« Il se trouve que l’enfant était atteint d’une étrange maladie. “Sa langue tournait et retournait dans sa bouche et son estomac gonflait comme un ballon.” Fernando parla avec les médecins de la clinique de San Quintín, connue comme le “petit hôpital”. Ils lui affirmèrent ne pas avoir les moyens de s’occuper de l’enfant. Fernando leur dit qu’il n’avait pas d’argent pour l’emmener à Tuxtla Gutiérrez, à douze heures de camion à bétail de San Quintín. »

Comme ils semblaient ne pas avoir d’ambulance, ou du moins ne pas avoir l’intention de l’utiliser, les médecins firent savoir à Fernando qu’ils n’avaient pas d’argent eux non plus. « Aussi ne restait-il qu’à attendre la mort du bébé, sans aucun espoir », rapporte Araceli Herrera.

Pendant ce temps, Marcela put mettre au monde une fille. Le garçon, le bébé de dix mois, qui n’avait pas encore de prénom, succomba « comme ça, simplement », comme les animaux de la montagne. Fernando et Marcela tout juste « allégée » rentrèrent dans leur communauté en portant le mort.

Ce sont les parents de Fernando qui les accueillirent d’abord ; quand, « le visage indescriptiblement marqué par la douleur et la colère, il leur apprit la nouvelle, ils éclatèrent en sanglots », ajoute la photographe.

« En quelques heures, les hommes de la communauté s’organisèrent pour transporter Marcela, qui ne pouvait marcher, dans sa maison des montagnes. À l’aide d’une machette, d’une chaise, de bâtons et de liens, ils fabriquèrent de quoi transporter la mère assise, et ils partirent avec Marcela sur le dos. Le plus difficile fut de traverser le pont suspendu. Un fort courant animait la rivière. Le vent, violent, menaçait de secouer le “hamac”, et les membres du cortège devaient passer un par un. Et un par un ils prirent leur tour de porteur. »

En arrivant dans sa communauté, Marcela fut prise en main par toutes les femmes qui s’organisèrent dans la cuisine pour nourrir la jeune mère et prendre soin du nouveau-né. « Le moment le plus angoissant fut la préparation du corps du garçon. Son grand-père lui mit ses habits et fabriqua la caisse pour l’enterrer. »

Arrivée à ce point de sa narration, Arceli commente : « Les chiffres de la mortalité des enfants et des jeunes mères sont très élevés, mais ils ne sont pas exacts, car le secrétariat à la Santé ne couvre pas cette zone marginalisée. »

L’histoire de Marcela, si tristement dramatique, est une histoire « normale » dans les terres indigènes du Chiapas. Elle se déroule pourtant à San Quintín, le village-forteresse de l’armée mexicaine dans la forêt Lacandone, où l’économie paysanne est stimulée par la présence de centaines de militaires ainsi que par « l’investissement considérable du gouvernement » en matière de services dans cette communauté tzeltal, vitrine des préférences et des soutiens institutionnels des derniers gouverneurs priistes [1].

Roberto Albores Guillén, récemment ressuscité par son parti, fut sur le point de transformer San Quintín en chef-lieu d’une nouvelle « commune » parmi toutes celles qu’il a créées à des fins contre-insurrectionnelles. Il aimait visiter le village, au pied des Montes Azules (réserve naturelle), au bord de la rivière Jataté au plus fort de son débit, tout proche de la lagune de Miramar. À l’occasion, il accompagnait le président Zedillo et le secrétaire de la Défense. San Quintín profite de la meilleure piste d’aviation de la forêt, et du trafic régulier d’avions militaires et civils.

Base militaire clé, c’est une grande unité de casernement de la 39e zone militaire, créée aussitôt après le soulèvement zapatiste. Une hampe aussi haute que celle du Zócalo de Mexico, et son drapeau monumental, font figurer San Quintín sur la carte. Au cœur de la forêt, visible à distance, le drapeau est une image sans équivoque : flèche plantée dans le sol, il indique que « les institutions se trouvent ici ».

À partir de 1995, quand les communautés de la forêt furent militarisées, San Quintín, qui appartenait majoritairement à la Centrale paysanne nationale du PRI, connut une « prospérité » supérieure à la moyenne régionale. La cohabitation fréquente avec au moins deux mille soldats, deux fois plus nombreux que la population indigène, a produit d’importants effets sur la société. La consommation de « services » (hôtels, restaurants, blanchisseries, bazars, etc.) introduisit dans le paysage la prostitution professionnelle, une « coutume » inconnue jusqu’alors. On l’apprit vite, et des familles « vendirent » leurs filles, car elles valaient plus qu’une prostituée « usagée ».

San Quintín dispose de tous les services et de la présence évidente des institutions, pas seulement des militaires. Travaux publics, écoles, services de santé. Pour le fils de Marcela, on s’est littéralement croisé les bras. On leur a dit, à elle et son mari, qu’on n’avait pas de quoi sauver l’enfant moribond. Vrai ou faux, on savait que ça s’aggraverait. Refuser une assistance est un crime. Manquer de moyens est un scandale, car cela signifie que la « présence des institutions » n’est qu’un leurre, une simple mise en scène. Qu’une fois de plus les Indiens ne comptent pas.

Marcela et son époux Fernando, poussés par l’espoir, ont porté jusqu’à ce que la mort le leur arrache leur fils de dix mois, qui est mort sans avoir été baptisé.

San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, 15 mars 2004,
Hermann Bellinghausen

Photos : Araceli Herrera

Source : La Jornada, 16 mars 2004.
Traduction : Hapifil, pour RISAL.

Notes

[1Le Parti révolutionnaire institutionnel - PRI a dirigé le Mexique d’une main de fer durant sept décennies. (Note de RISAL)

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