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Chiapas : la guerre invisible

samedi 18 août 2007, par Jean-Pierre Petit-Gras

Tandis qu’Irene Kahn, secrétaire générale d’Amnesty International, multiplie les mises en garde en direction du gouvernement de Felipe Calderón [1], les flots de touristes nord-américains et européens continuent de submerger, entre deux cyclones, le littoral du Yucatán ou du Pacifique. Mais leurs troupeaux bariolés se pressent également à San Cristobal, sur les sites mayas et devant les superbes paysages du Chiapas. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette frénésie de « découverte » qui pousse les nouveaux aventuriers de la modernité, une sale guerre continue de se dérouler dans cet État du Sud-Est mexicain, sans même que ceux-ci en recueillent le moindre écho.

À quelques pas de Palenque ou de Yaxchilán, des cascades d’Agua Azul ou de la lagune de Miramar, des dizaines de communautés indigènes mayas (chol, tsotsil, tseltal ou tojolabal) et zoques sont violemment agressées par des bandes de paramilitaires. Maisons brûlées, champs de maïs, arbres fruitiers ou plantations de café dévastés, viols et assassinats se répètent semaine après semaine, perpétrés souvent par d’autres indigènes, encadrées par l’OPDDIC. Créée par d’anciens membres du groupe terroriste progouvernemental « Paz y Justicia », cette « Organisation pour la défense des droits indigènes et paysans » a été réactivée par l’actuel gouverneur de l’État. Équipée et protégée en sous-main par l’armée fédérale et certains corps de police, l’OPDDIC est devenue en un an le fer de lance de la « guerre de basse intensité » menée contre la rébellion zapatiste [2]. Une guerre qui s’appuie sur les principes définis en leur temps par les théoriciens français, puis argentins et nord-américains de la contre-insurrection, et dont l’essentiel consiste à utiliser des membres de la population civile pour semer la terreur au sein de celle-ci, et tenter ainsi d’isoler les plus déterminés des insurgés [3]. Ce qui rend actuellement l’OPDDIC particulièrement dangereuse, c’est que son action contre les communautés zapatistes est concertée avec la dernière offensive gouvernementale contre la petite paysannerie du pays. À travers un programme baptisé PROCEDE, le pouvoir fédéral cherche en effet à liquider un acquis fondamental de la révolution de 1910 : la reconnaissance du droit à la terre, dans le cadre de la propriété collective (avec l’instauration des ejidos), pour ceux et celles qui la travaillent. Car même si la réforme agraire pour laquelle des centaines de milliers de peones indigènes et métis avaient donné leur vie n’a jamais été menée jusqu’au bout, le maintien actuel des ejidos (la terre appartient à l’ensemble de la communauté, les parcelles se transmettant de génération en génération, mais sans pouvoir être vendues ou utilisées à d’autres fin que l’agriculture) n’est plus tolérable pour un système économique dans lequel tout est marchandise, y compris la terre, l’eau, les ressources naturelles et tout ce qui est vivant. Le PROCEDE consiste à offrir aux paysans des titres de propriété individuelle sur ces terres naguère collectives. Nantis de ces « papiers », ceux-ci pourront enfin s’affranchir des règles et des solidarités communautaires, bénéficier d’une garantie pour emprunter aux banques de quoi s’offrir outils « performants » et engrais chimiques, voire vendre la terre au plus offrant si l’attrait de la « vie en ville » se fait trop pressant. L’activité de millions de petits paysans tourne encore essentiellement autour de l’autosubsistance, leur consommation est réduite et ils n’alimentent guère le marché et la grande distribution au niveau national ou international. Le développement de l’agriculture passe donc par l’éradication de cette paysannerie, pour laquelle on envisage un meilleur avenir, dans l’agro-industrie du Nord ou des États-Unis, ou encore dans les maquiladoras, ces usines textiles ou électroniques de montage dont le Mexique s’est fait une spécialité, rivalisant même, en termes de compétitivité et d’absence de droits sociaux, avec la Chine et l’Inde.

Dans quelques décennies, s’il reste des historiens, ceux-ci analyseront probablement le soulèvement zapatiste de 1994 comme un des derniers et des plus déterminés et créatifs soubresauts d’une culture et d’un monde qui se refusent à disparaître. Des sociétés où l’importance des liens de solidarité entre humains, mais aussi avec la terre qui les nourrit, prime sur tout le reste. Cette rébellion, commencée par les armes, poursuivie par la parole et l’action de quelques centaines de milliers d’indigènes engagés envers et contre tout dans la construction de leur autonomie, a remporté des succès aussi indéniables qu’impressionnants. Sans aucune aide ni intervention de l’État et de ce qu’ils appellent le « mauvais gouvernement », avec le seul appui de quelques organisations et groupes de la société civile mexicaine et internationale, les zapatistes sont en train de mettre en place un système éducatif, de santé et de justice remarquables. Profondément inspiré par le principe du « commander en obéissant », le fonctionnement de leur autogouvernement à tous les échelons, de la communauté villageoise au « municipio autonome » et à la région (dont les cinq « Caracoles » coordonnent les moyens et les projets), offre une véritable leçon d’organisation et de démocratie. Les responsables, désignés dans leur communauté pour une période maximale de trois ans, et révocables à tout instant, se relaient tous les quinze jours aux postes de commande des « conseils de bon gouvernement ». Nombre de ces femmes et hommes ne savent ni lire ni écrire, et ce ne sont pas des critères de compétition qui ont prévalu lors de leur nomination, mais ceux du dévouement, du respect et de la sagesse dont ils ou elles ont fait preuve à travers les fonctions précédemment assumées, dans le cadre de la coutume des cargos propres aux communautés indigènes.

Pendant la dernière semaine du mois de juillet, des ressortissant-e-s de plus de quarante-cinq pays de tous les continents ont écouté des centaines de représentant-e-s des communautés rebelles zapatistes. Dans un espagnol parfois hésitant, mais toujours expressif et digne, ces derniers ont pu exposer leurs efforts, leurs succès et leurs difficultés, mais aussi leur vision du monde et de son avenir [4].

Les succès du mouvement zapatiste inquiètent en haut lieu. Les 12, 13 et 14 octobre 2007, l’EZLN organise une nouvelle rencontre, cette fois avec les peuples indigènes des Amériques. Elle se tiendra dans le nord du pays, en territoire yaqui, et fera probablement appel à la mémoire, dans ces terres où la résistance a perduré jusqu’à l’orée du XXe siècle.

1810 : début de la guerre d’indépendance au Mexique et du soulèvement général contre le colonialisme espagnol.

1910 : début de la révolution mexicaine.

2010 ? Si notre rationalisme nous interdit toute spéculation autour d’un calendrier, les Amérindiens, qui possédaient le leur mille cinq cents ans avant les Occidentaux, pourraient bien s’en saisir pour déterrer à nouveau la hache de guerre.

Il s’agit donc pour le gouvernement fédéral, et pour celui de l’État du Chiapas, de passer à la vitesse supérieure, de déployer tous azimuts l’offensive contre ce mouvement qui fait tache d’huile. Les attaques contre les communautés se multiplient. Depuis le 12 août, un paysan zapatiste et son fils se débattent entre la vie et la mort, à l’hôpital de Tuxtla Gutiérrez. L’OPDDIC se voit secondée dans certaines régions par des membres de coopératives de café, bénéficiant même des labels « bio » et « équitable », comme les « Cafés de la Selva ». Ceux-ci entrent dans le conflit, afin de bénéficier à leur tour du PROCEDE, et tentent de chasser les zapatistes des terres récupérées depuis 1994. D’autres communautés, dont les responsables rêvent de ramasser quelques miettes du développement « éco-touristique » dans la région, se laissent également attirer par les sirènes de la propriété privée des terres, et passent à l’offensive. C’est le cas au cœur même de la forêt Lacandone. La confrontation ne fait que commencer. Il faudra y être attentifs, d’autant que la presse et les médias au niveau international demeurent silencieux. Cette guerre, au paradis du commerce équitable et du tourisme écologique, doit demeurer invisible.

Pourtant, il se trouvera toujours des voix pour témoigner [5], et rappeler au monde l’importance de ce qui se joue au Chiapas.

Le 14 août 2007,
Jean-Pierre Petit-Gras

Notes

[1Irene Kahn a vigoureusement dénoncé la pratique systématique de la torture et les agressions sexuelles commises par les policiers contre les opposant-e-s, qu’il s’agisse de San Salvador Atenco, d’Oaxaca ou encore contre les mineurs de Sicartsa ou les paysans qui refusent la construction du barrage de La Parota, dans le Guerrero. Elle a également souligné l’incroyable laxisme des autorités devant les centaines d’assassinats perpétrés sur des femmes à Ciudad Juárez, Chihuahua.

[2Depuis 1994, les insurgés zapatistes ont occupé plusieurs centaines de milliers d’hectares, dont leurs ancêtres ont été spoliés par les colonisateurs et leurs descendants.

[3Voir à ce sujet le très bon film de Marie-Monique Robin Les Escadrons de la mort.

[4Les zapatistes ont en effet organisé dans trois des « Caracoles » les « Deuxièmes Rencontres avec les peuples du monde ». Les documents rendant compte de cet événement sont en voie de publication sur le site de l’EZLN et des collectifs sympathisants dans différents pays.

[5Le site de l’EZLN présente des traductions. Sur la paramilitarisation, on peut consulter en espagnol le site du CAPISE ou celui du « Col.lectiu de Solidaritat amb la Rebel.lio Zapatista » de Barcelone. En français, celui du CSPCL.

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