Oventik, juillet 2008.
Un colibri, tout près, vient butiner dans l’entonnoir rouge des fleurs qui grimpent le long d’un gros avocat. Au-dessus, fusant d’un chobtik (le champ de maïs, pour les Tsotsil), le vol impeccablement rectiligne, horizontal, d’un couple de bak mut (le fameux zanate, voleur comme une pie, dont les paysans disent que sur quatre grains, deux sont pour l’homme, un autre pour la terre, et l’autre pour le zanate).
Derrière le portail fermé du Caracol, deux femmes, petites, le visage caché par leur paliacate [1], montent la garde. Au loin, les voiles blanches de la brume s’élèvent lentement au-dessus des bois de pins, s’enroulent et s’étirent autour des crêtes, comme un incendie glacé.
Nous voici une fois de plus dans ces montagnes du Sud-Est mexicain, redevenues « territoire indigène » depuis bientôt quinze ans. Ces terres où hommes, femmes et enfants des communautés zapatistes ont entrepris d’entamer la récupération de leur dignité et, au passage, la reconstruction d’une autonomie, aussi bien matérielle que culturelle et politique. Cette année, et pour reprendre une expression de Marcos lors de sa dernière intervention publique, en décembre 2007, lors de l’hommage rendu à l’Universidad de la Tierra de Jobel (nom tsotsil de San Cristóbal de Las Casas) à l’ethno-historien français André Aubry, l’odeur de la guerre fait à nouveau sentir sa puanteur. Et nul besoin d’être un guerrier pour la reconnaître [2]. Il vaut mieux, cependant, ne pas faire partie des troupeaux de « voyageurs organisés » (comme si voyager ne signifiait pas « faire son chemin ») ou des groupes plus « cool » de routards en quête du « bon plan pour manger et dormir »), qui rentreront chez eux plein de photos et de certitudes : « Il ne se passe rien au Chiapas, j’en reviens... »
Les paysannes et paysans tsotsil, tseltal, tojolabal, chol ou zoque qui se relaient tous les dix jours dans les modestes bureaux des Juntas de Buen Gobierno, pour être à même, à la fois, d’apprendre à s’autogouverner et de ne pas délaisser les impératifs du travail dans les champs, acceptent pourtant de bonne humeur de recevoir toute personne ayant fait l’effort de leur rendre visite dans l’un ou l’autre des cinq caracoles, sièges de ces « conseils de bon gouvernement ». Ils répondent à la curiosité de leurs visiteurs, et leur disent que la liste des agressions subies par les communautés zapatistes s’allonge considérablement. Ces actions violentes (blessures par armes à feu ou machetes, incendie des maisons, destruction des cultures, vol de bétail, exactions et arrestations arbitraires) sont perpétrées par des individus, la plupart du temps indigènes comme eux, mais encadrés, financés et protégés par les autorités officielles et leurs institutions policières et militaires, dans le but de harceler, terroriser et tenter de faire déguerpir les familles des terres récupérées en 1994 et dans les années qui ont suivi le soulèvement zapatiste. La récompense promise est l’attribution de ces terres, qui deviendraient alors leur propriété privée. Des terrains qui pourront par la suite être revendus aux agro-industries, aux entreprises de l’écotourisme, ou encore aux multinationales de la prospection minière [3].
Mais ce n’est pas la question des touristes, et du profond fossé qu’ils ne franchiront jamais, ni même celle de la guerre de basse intensité, sur laquelle quelques rares nouvelles ont dû parvenir jusqu’en France (sur les pages Internet de La Jornada, où à travers les traductions diffusées par le CSPCL), que nous allons aborder dans les lignes qui suivent.
Car si ce « conflit de basse intensité » apparaît, de plus en plus clairement, comme l’élément central de la stratégie gouvernementale pour créer une situation de guerre civile au Chiapas, et justifier ainsi une intervention massive et brutale contre les centaines de communautés rebelles [4], ainsi que contre les trente-quatre municipios autonomes et les cinq Caracoles, où se coordonnent et s’articulent les villages en résistance, il n’est que le volet ouvertement répressif de l’avancée imparable de la formidable machine économique, sociale et culturelle du système capitaliste mexicain et mondial.
On ne va pas ici énumérer chiffres et statistiques économiques. Il suffit de voir, le long des routes nouvellement construites, les tas de parpaings en béton, les sacs de ciment et les plaques de tôle ondulée (offerts dans le cadre de programmes gouvernementaux de développement aux communautés restées en dehors de la résistance), d’observer l’action des pulvérisateurs de produits phytosanitaires, cadeau, eux, des firmes agrochimiques, qui trouvent là l’occasion rêvée d’écouler les stocks de pesticides périmés [5] ou interdits dans les campagnes des pays occidentaux. Il suffit de voir la prolifération des véhicules automobiles individuels, l’explosion de la « nourriture poubelle [6] » sur les marchés et dans les rues, et l’apparition, dans les zones les plus reculées, de DVD, d’ordinateurs et surtout de téléphones portables...
Le Mexique, dont les paysan·ne·s ont inventé le maïs, voilà neuf mille ans, et qui est demeuré autosuffisant sur le plan alimentaire jusque dans les années 1970, importe maintenant le tiers de sa consommation de cette céréale, qui est à la base du bol alimentaire de la population. Les campagnes se vident, les villes débordent.
Le monde moderne, marchand et industriel, est en train d’envahir à pleine puissance des régions qu’il s’était contenté, depuis des décennies, de piller à travers ses agents et intermédiaires, tout en les maintenant dans une profonde marginalité, les utilisant comme réservoir de main-d’œuvre, tellement le « pouvoir d’achat » y était bas, voire inexistant, et comme source abondante de matières premières de toutes sortes.
La question qui se pose est de savoir si le mouvement zapatiste a la possibilité, le droit même, de s’opposer à ce phénomène qui paraît inéluctable, broyant tout sur son passage, écrasant les vieilles traditions et coutumes, créant les besoins nouveaux, assimilant tout et chacun dans ce nouveau « monde global ».
On savait que l’EZLN, par la voix de ses porte-parole, rejetait la notion d’avant-garde. Son combat serait donc d’arrière-garde ?
Mais, au fait, pourquoi les zapatistes se sont-elles, se sont-ils soulevés ?
Pour aller jusqu’à Mexico détruire militairement le gouvernement corrompu et criminel du PRI, comme ils annonçaient dans leurs premières proclamations [7] ?
Pas seulement pour cela, en tout cas.
Un bref retour en arrière nous permettra de tenter d’entrevoir d’autres raisons, profondément ancrées dans l’histoire des peuples indigènes du Chiapas. Et de comprendre le sens de cette revendication zapatiste d’un « monde qui puisse contenir d’autres mondes ».
En effet, en se soulevant les armes à la main le 1er janvier 1994, en se déclarant prêts à mourir face à une armée fédérale infiniment plus puissante, sophistiquée et brutale [8], les quelques centaines de milliers de paysan·ne·s maya et zoque de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) faisaient bien plus que dénoncer la spoliation des terres, la marginalisation, la misère et l’oubli.
Massacrés, décimés par les maladies apportées par les conquistadores, cruellement mis en esclavage avec le système de l’encomienda et du repartimiento [9], déplacés et réinstallés de force, soumis à de lourds impôts en nature et en travail par un colonisateur sûr de son droit et de sa supériorité religieuse et raciale, les « indiens » ont pourtant organisé leur résistance. En même temps, chaque fois que cela correspondait avec les intérêts du système colonial, les indigènes ont su retrouver une prospérité relative. Pour ce faire, ils s’appuyaient sur leurs savoir-faire comme agriculteurs et artisans, sur de solides traditions de solidarité, le travail collectif, etc.
L’indépendance n’a pas mis fin à l’oppression et aux multiples injustices subies par les Indiens. Bien au contraire, le développement de la production du café, du coton, l’exploitation forestière, l’élevage extensif ont entraîné le retour d’une situation de quasi-esclavage [10], de nouvelles spoliations et expulsions au profit des gros propriétaires fonciers, et d’entreprises mexicaines et étrangères.
La révolution mexicaine de 1910-1917, si elle a entraîné la disparition officielle du système des acasillados, n’a débouché au Chiapas sur aucune redistribution de terres. La survie des cultures indigènes, dont les populations s’entassaient sur les montagnes, n’a été assurée, au cours du vingtième siècle, que par l’exode des jeunes générations vers de « nouvelles » régions, essentiellement la forêt Lacandone et les cañadas (vallées) qui la traversent. C’était cela ou l’émigration définitive, la fin du monde maya.
L’acharnement des propriétaires fonciers, bloquant la plupart des tentatives de stabilisation de ces nouvelles installations et les forçant, avec la complicité de l’État, à demeurer dans une grande précarité [11], a grandement contribué à la rébellion de 1994.
On connaît la suite : soulèvement armé, affrontements sanglants, réaction solidaire d’une partie significative de la population mexicaine (celle que les zapatistes désigneront sous le terme de « société civile »), déroulement de pourparlers qui, en dépit de trahisons de la part de l’État, déboucheront en février 1996 sur les Accords de San Andrés. Ceux-ci reconnaissent, dans l’esprit de la Convention 169 de l’OIT, le droit des peuples indigènes du Mexique à s’organiser sur leurs territoires, selon leur culture propre. Des accords jamais appliqués par les gouvernements successifs, et que les zapatistes mettront unilatéralement en vigueur avec l’institution des Caracoles et des Juntas de Buen Gobierno, qui y siégeront à partir d’août 2003. Avec en toile de fond, ou comme une moderne épée de Damoclès, le déploiement de la stratégie de guerre de basse intensité rappelée au début de ce texte, les centaines de communautés zapatistes ont donc entrepris de construire une société autonome : cliniques, écoles, système de police et de justice, coopératives de production et d’échanges, travail collectif, règlement des nombreux conflits agraires avec les populations qui ne sont pas entrées dans la rébellion, sont quelques-unes des tâches entreprises par les nouvelles autorités, désignées au niveau de chaque communauté villageoise, selon le mode ancestral.
Par leur rejet de toute « aide » gouvernementale, et leur opposition aux « plans de développement » impulsés en sous-main par les multinationales [12], que veulent donc les zapatistes ?
Tout simplement défendre un mode de vie, fondé sur une conception du monde (naturel et social), et sur quelques principes qu’il faut rappeler ici :
1. La terre n’appartient à personne. Elle est la Terre Mère, dont le caractère est sacré, et les indigènes lui doivent un respect absolu. Ils n’en ont qu’un droit d’usage, essentiellement pour se nourrir, se loger et se vêtir.2. La vie sociale s’organise au sein de communautés, établies chacune sur un territoire dont elles sont responsables, et qui leur permet d’assurer leur autonomie matérielle.
3. Dans la communauté, toutes les décisions importantes sont prises en assemblée, où se réunissent tous les habitants en âge de participer aux débats. L’assemblée désigne les autorités et les différentes « charges » (responsabilités, ou fonctions), pour une période limitée, sans rémunération mais avec la possibilité d’une révocation.
4. Un travail collectif permet régulièrement d’assumer les tâches d’intérêt général et d’assurer la solidarité avec les plus faibles.
5. La participation aux activités culturelles du village (fêtes et certains rites, notamment), est un élément fondamental pour le fonctionnement de la communauté.
On comprend aisément que ce mode de vie, revendiqué, approfondi et précisé (notamment en ce qui concerne la lutte pour l’égalité des femmes) par les zapatistes, appliqué dans les « zones rebelles », se heurte frontalement à la logique non seulement du colonialisme, mais aussi à celle du système capitaliste et du monde industriel.
Celui-ci ne peut en effet tolérer le maintien de structures considérées comme archaïques, comme faisant obstacle à l’individualisation des personnes, à leur disponibilité pour entrer dans le système de production [13] et de consommation dominant. La revendication de l’entité politique collective souveraine qu’est la communauté (chez les zapatistes, ces dernières se coordonnent en outre au sein des municipios autonomes, et ceux-ci à travers les conseils de bon gouvernement) ne peut être acceptée par un pouvoir politique concentré dans la machine de l’État, elle-même servie par les appareils des partis. À travers elle, les classes dominantes se sont habituées à gouverner sans partage et sans opposition réelle, pour leur propre profit ou celui des entreprises nationales ou internationales.
Partout où les communautés indigènes et paysannes ne sont pas engagées dans un processus de résistance, plus ou moins comparable à celui des zapatistes, les progrès du mode de vie industriel capitaliste sont effarants. Une sociologue mexicaine rapportait récemment [14] avoir vu une femme indigène, qui venait de toucher les 300 pesos de l’aumône gouvernementale appelée « Oportunidades [15] », courir acheter cinq sachets de soupe en poudre, et des sodas en bouteille [16] : une dépense de 100 pesos, pour faire le bonheur d’une petite famille dénutrie, mais déjà aliénée, dans un pays où les traditions culinaires sont pourtant d’une variété et d’une richesse considérables.
Telle est donc la « guerre des mondes » à laquelle on assiste au Chiapas. Le monde indigène a fait, lui, la preuve de sa capacité à résister et à s’adapter, à innover même dans les conditions les plus adverses, à respecter et à développer son environnement naturel et social. Mais il doit subir l’implacable offensive de cet autre monde, dont on ne compte plus les destructions, les massacres et les ravages. Un monde dont nous sommes théoriquement, nous autres citoyens occidentaux, responsables. Mais dans lequel celles et ceux, pourtant nombreux, qui en contestent les fondements, n’ont guère voix au chapitre. Un monde qui ne s’embarrassera pas de scrupules au moment d’écraser la minuscule résistance zapatiste des Maya et Zoque du Chiapas.
Les efforts menés par l’EZLN pour proposer à la société civile mexicaine et internationale de s’associer à cette résistance, en tout cas, ont été constants depuis 1994. Car leur guerre à eux, ils la mènent avec des armes inédites : la parole, l’écoute, plus les actes concrets de construction autonome. Il n’est pas sûr qu’ils en sortent victorieux, mais ils auront au moins eu le mérite de tenter quelque chose. Et pour qui a eu l’occasion de partager avec eux quelques semaines de cette joyeuse rébellion (malgré la violence des coups qu’on leur porte), ou d’être témoin de l’immense effort déployé par les zapatistes et leurs ami·e·s dans le domaine de la santé ou de l’éducation (qu’il s’agisse des écoles primaires ou secondaires autonomes, ou encore de l’extraordinaire et complice Cideci-Universidad de la Tierra, superbement installé, sans un peso de l’argent officiel, dans la banlieue de Jobel), ce quelque chose vaut vraiment la peine.
Au cours de l’été 2007, un des commandants de l’EZLN a solennellement appelé les travailleurs et autres personnes « en bas à gauche » à « s’emparer des moyens de production [17] », s’ils voulaient préserver l’humanité de la catastrophe en cours.
Rappelons, pour mémoire, que le calendrier maya prévoit pour 2012 la fin du monde actuel, apparu en 3113 avant notre ère. Le 23 décembre 2012, pour être précis.
Cela nous laisse donc largement le temps de voir venir...
Jean-Pierre Petit-Gras