Bien le bonjour,
Le monde capitaliste a atteint le seuil frénétique d’une domination si parfaite que les mots eux-mêmes ont perdu leur sens. Dans le rapport sur le développement mondial 2009, sous-titré « Une nouvelle géographie économique », publié par la Banque mondiale, il est dit que « l’intégration économique implique de rapprocher les zones rurales des zones urbaines ». Alphonse Allais proposait de mettre les villes à la campagne pour résoudre les problèmes de communication, la Banque mondiale, elle, a en tête de rapprocher la campagne de la ville et elle invente le concept de ville rurale ; pourtant, quand nous y regardons de plus près, nous nous rendons vite compte que cette novlangue cache en réalité un projet beaucoup plus menaçant que celui de notre humoriste et notre premier sourire se transforme vite en grimace. Il s’agit pour la Banque mondiale et ses sbires que sont les petits hommes d’État de libérer la campagne de tous ces paysans, indiens ou métis, qui l’encombrent afin de l’ouvrir aux échanges marchands dans une perspective purement capitaliste.
Les chercheurs Miguel Pickard et Mariela Zunino écrivent au sujet de cette nouvelle initiative : « L’objectif réel du programme consiste à réorganiser l’usage de la terre et des ressources de la campagne, ce qui implique la séparation du paysan de la terre qu’il occupe actuellement. Le programme a pour objectifs la concentration des gens de la campagne dans de petites agglomérations, l’aliénation de leurs terres et l’exploitation de celles-ci par de grandes entreprises [1]. »
À la fin de 2008, les représentants du Mexique, des États de l’Amérique centrale et de Colombie ont décidé de relancer le Plan Puebla Panama (PPP) sous un autre nom, ils l’ont rebaptisé « Projet d’intégration et de développement de Mésoamérique », ils ont effacé le côté un peu sec et militaire de la première appellation pour lui donner une rondeur plus civile et plus proche des idéologies qui ont cours. Mais la logique reste la même : faire place nette à l’activité capitaliste. Tout le sud du Mexique jusqu’à la Colombie est déclaré territoire à conquérir, un nouveau Far West en quelque sorte. N’oublions pas que la mise en place de ce projet d’« intégration » s’accompagne de la signature de deux traités militaires, l’un entre les États-Unis et la Colombie, l’autre entre les États-Unis et le Mexique.
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Nous pouvons noter un certain parallélisme historique avec ce qui s’est passé au XVIIIe siècle quand se sont créés ce que l’on appelle les latifundia, ces grandes exploitations agricoles consacrées principalement à des cultures d’exportation, café, tabac, canne à sucre..., ou à l’élevage extensif de bovins. Jan de Vos [2] relate comment se sont formés les latifundia au Chiapas « par le biais de l’accaparement des terres qui appartenaient à des communautés indiennes et qui étaient alors habitées ». « Les Indiens, nous dit l’auteur, ont été dépouillés de leur propriété, de leur rancho et de leur milpa, et n’ont eu d’autres solutions que de se mettre (comme peones acasillados) au service de leur nouveau maître. » Le programme actuel d’accaparement des terres et de concentration des paysans indiens ou métis dans la ville rurale obéit à la même logique, mais sur une tout autre échelle. C’est que le procès capitaliste a atteint une tout autre dimension et exige une refondation et un élargissement de ses perspectives.
Carlos Fazio dans un article paru dans La Jornada, sous le titre « La brèche chiapanèque » [3], précise qu’« on ne peut comprendre et expliquer le système capitaliste sans le concept de guerre. La guerre est la forme essentielle de reproduction de l’actuel système de domination ; la guerre est consubstantielle à la phase actuelle de conquête et de reconquête néocoloniale des territoires et des lieux socialisés ». Nous pouvons nous interroger : Quelle est la fin de la guerre ? Quelle est la fin de toute guerre sinon de soumettre les gens à la pensée du vainqueur ? En l’occurrence à la pensée des grands marchands capitalistes. Dans ce processus d’accaparement de la terre, des territoires et de l’espace vital des gens, ce ne sont pas la terre, le territoire ou l’espace qui sont aliénés mais bien la pensée des gens. Les gens perdent la pensée de leur activité sociale pour se trouver soumis à celle du vainqueur, ils ne travailleront plus en fonction des échanges qu’ils ont entre eux et déterminés par un mode de vie qui leur est propre, mais en fonction d’échanges qui leur sont étrangers, déterminés par ce que l’on appelle les lois du marché et les spéculations boursières, reposant sur une tout autre appréciation de la vie, des échanges et des mœurs. Ce qui se trouve en jeu est la fin d’une autonomie sociale et plus précisément celle des peuples indiens, qui ont su, envers et contre tout, résister à une débâcle annoncée.
L’autonomie se développe au sein d’un espace qui lui est propre, il s’agit de s’approprier cet espace socialisé et de l’insérer dans les règles d’un marché planétaire. Le gouvernement du Chiapas a l’intention de construire les premières Villes rurales où il a déjà accordé des concessions aux entreprises minières canadiennes, Linear Gold et Radius Gold, qui ont reçu respectivement 80 000 hectares et 55 000 hectares, ce sont des mines à ciel ouvert, qui, de ce fait, s’étendent sur une surface considérable, elles ont aussi besoin d’une énorme quantité d’eau pour laver la terre du mercure et de l’arsenic, je ne dis pas la pollution ! Mais elles sont si loin du Canada... À l’extraction minière s’ajoute l’agro-industrie, l’agriculture intensive, la bioénergie, le tourisme de masse et d’aventure (!!), etc.
Dans le programme des Villes rurales (le projet est d’en construire vingt-cinq), nous retrouvons ces différents aspects, militaire et social, qui caractérisent l’offensive d’un monde totalitaire cherchant à imposer un modèle de société, reposant uniquement sur l’échange marchand, et ce qu’il implique, à l’ensemble de la planète.
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Le premier aspect, l’aspect militaire, saute aux yeux. La concentration d’une population dispersée et, pour cette raison, difficilement contrôlable, fait partie d’une stratégie de contre-insurrection et de pacification et elle a été appliquée de manière systématique lors des guerres de conquête. La première tâche des missionnaires franciscains et dominicains au Mexique fut de regrouper la population indienne autour de l’église afin de mieux surveiller ses comportements religieux. Cette politique de concentration a ensuite accompagné la guerre contre les mouvements insurrectionnels qui ont éclaté tout au long de la colonie, puis de la République. Il s’agit, en regroupant la population sous la vigilance de l’armée, de « quitarle el agua al pez » (enlever l’eau au poisson), c’est-à-dire de rendre plus difficile la clandestinité des insurgés paysans et de leurs déplacements en leur enlevant l’appui d’une population complice, dont ils sont originaires et au sein de laquelle ils se mouvaient comme des poissons dans la mer. Cette mesure n’est pas non plus particulière au Mexique, les Anglais l’ont prise au Kenya, les Français en Algérie et les Nord-Américains au Vietnam. Les lieux où la population est ainsi regroupée reçoivent différents noms : camps de concentration, camps de regroupement, camps d’internement, réserves, villages modèles, nouveaux villages, pôles de développement, et maintenant, dans l’optique définie par la Banque mondiale, villes rurales.
Au Chiapas, où les communautés indiennes zapatistes, issues des peuples originaires, Tzeltal, Tzotzil, Tojolabal, Chol, Mam, Zoque, et métis, ont créé des régions autonomes avec ses conseils de bon gouvernement, ses communes autonomes et ses autorités communautaires, le programme des villes rurales engagé par le gouverneur Juan Sabines s’insère clairement dans une politique de contre-insurrection. La seconde ville rurale se trouve à Santiago del Pinar, une municipalité créée de toutes pièces pour contrer l’influence des zapatistes dans les Altos du Chiapas.
Dans un article de La Jornada [4], le journaliste Hermann Bellinghausen décrit ainsi les circonstances qui ont présidé au choix de ce lieu : « Santiago del Pinar sera la première ville de ciment, de rues et d’édifices dans ces montagnes. Sa situation est stratégique, elle touche à San Cayetano (El Bosque) où se trouve la base militaire qui surveille le caracol zapatiste d’Oventic, mais aussi à San Andrés Sakamch’en et à Magdalena, deux autres communes zapatistes. La municipalité de Santiago del Pinar est une base de l’armée depuis 1995. Son premier président municipal fut un ex-militaire. » C’est donc dans une municipalité totalement sous influence militaire qu’est en train de s’ériger la deuxième ville rurale du Chiapas. Ce n’est pas tout, Hermann Bellinghausen ajoute : « La ville rurale non seulement obéit à des objectifs militaires de concentration et de contrôle de la population, mais elle va permettre l’installation de tours de télécommunication militaires et policières juste au-dessus des municipalités autonomes zapatistes de San Juan de la Liberdad et de San Andrés Sakamch’en. Selon une source locale, qui a demandé l’anonymat, les véritables bénéficiaires seront les membres d’un groupe de douze paramilitaires qui opèrent dans la zone et les tours seront contrôlées par eux. »
Au cours de l’inauguration du projet, en présence du gouverneur du Chiapas, le président de la Fondation Azteca, partie prenante avec d’autres fondations du programme Villes rurales, a déclaré que « passer d’un état de pauvreté extrême à un niveau de bien-être supérieur va être un exemple que nous voulons voir se répéter dans beaucoup d’autres endroits du Mexique, pour cette raison, nous sommes tous très contents et nous allons nous mettre au travail épaule contre épaule avec vous ».
Les crapules se moquent du monde. Les crapules se pressent toutes au portillon où l’argent est distribué : Telmex (télécommunication, Internet, téléphonie), fondations Azteca, Banamex, Bancomer, toutes des banques, plus Coca-Cola, Bimbo, etc. Le plan contre-insurrectionnel de Juan Sabines intitulé « Plan de développement Chiapas solidarité » cherche en réalité à convertir l’État du Chiapas en un paradis pour les investissements, ce qui nous amène à aborder le deuxième aspect des Villes rurales, la dégradation sociale.
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Mariela Zunino et Miguel Pickard signalent que les programmes des gouvernementaux qui, « dans leurs discours prétendent avoir pour objectif la lutte contre la pauvreté et le développement des peuples, cherchent en réalité à transformer la manière traditionnelle de vivre, à imposer à travers un endoctrinement idéologique des valeurs étrangères à la communauté, individualisme et réussite personnelle, pour aboutir à une vie quotidienne absolument normalisée par des mécanismes de désintégration communautaire et de rupture des liens propres au mode de vie paysan-indigène ».
Esas ideas de los cashlanes no tienen que ver con lo que acostumbramos en los pueblos (ces idées des cashlanes [5] n’ont rien à voir avec ce que nous avons l’habitude de faire dans les villages), remarquait un jeune Indien Chamula au sujet de la ville rurale de Santiago del Pinar, et c’est bien le but de la ville rurale : créer les conditions d’un changement profond des usages et des coutumes et, à cette fin, commencer par modifier l’environnement et le cadre de vie. Dans la propagande gouvernementale pour la Ville rurale, on peut voir une jeune femme vêtue d’une robe indienne se promener dans une rue pavée, bordée de magasins d’appareils électroménagers, de téléphones portables, de centres d’ordinateurs, un rêve de consommation et de modernité, le rêve d’Azteca ou de Coca-Cola, le rêve des marchands, un rêve qui tourne vite, pour nous, à un funeste cauchemar. Les Villes rurales tentent d’édifier un modèle de vie conforme au modèle occidental sur la ruine d’une éthique de vie, sur la ruine d’un mode de vie reposant sur le droit, sur une tradition fondée sur le droit coutumier dit encore droit normatif. Il s’agit, en détruisant les formes de relations habituelles entre les gens, découlant des obligations réciproques, de les obliger à entrer dans un mode d’échange qui n’est pas le leur. La ville rurale repose sur la démobilisation des habitants au départ, et elle vise leur démobilisation complète.
Comment convaincre les gens de la campagne non seulement de changer d’endroit, mais de perdre en outre leur patrimoine le plus important, la terre, et de rompre avec un style de vie millénaire ?
Ce n’est pas un hasard si la première ville rurale, Nuevo Juan de Grijalva, qui a été inaugurée en grande pompe en 2008 par le président de la République, Felipe Calderón, et le gouverneur du Chiapas, Juan Sabines, se trouve en plein cœur d’une région entièrement sinistrée par les pluies torrentielles d’octobre et de novembre 2007. 1 200 familles dans 34 municipalités du nord du Chiapas ont tout perdu dans les inondations causées par un glissement de terrain où a été englouti le village de Juan de Grijalva. Le gouverneur du Chiapas a saisi l’occasion pour mettre en chantier la première ville rurale, profitant du traumatisme causé par ce désastre pour imposer un projet qui, en d’autres circonstances, aurait été rejeté avec force par la population. Juan Sabines illustre ainsi la « doctrine du choc » révélée par la militante canadienne Naomi Klein [6], décrivant dans le détail la pratique de ce qu’elle appelle « le capitalisme du désastre » et qui consiste à s’appuyer sur une catastrophe originelle (tsunami, ouragan, guerre, action terroriste...), quitte d’ailleurs à la créer, et l’état de dépression sociale qui en résulte, pour impulser des mesures impopulaires et qui n’auraient jamais été acceptées dans des conditions normales.
Évidemment les Villes rurales, comme bien des projets mettant en coupe réglée la vie de la population et sortis tout armés de la tête des dirigeants, se heurtent à cette même population, à ses réactions, à ses aspirations confuses ou ouvertement déclarées : la ville rurale de Nuevo Grijalva est vite devenue une ville fantôme ; ainsi que le note Hermann Bellinghausen, « la ville rurale est l’antichambre de la migration non seulement des hommes, mais des familles entières ».
Mexico, le 18 mai de l’année 2010,
Georges Lapierre