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Ce fut aussi cela, Mai 68

lundi 21 mai 2018, par Henri Simon

En mai 1968, j‘avais quarante-cinq ans et déjà derrière moi vingt et trois années de militantisme syndical et politique (bien que j’aie toujours renié le titre de militant, refusant le sens classique de ce mot d’œuvrer ardemment pour une cause politique précise). À la fois, j’étais animateur d’un groupe d’opposition syndicale dans la boîte où je travaillais depuis 1945, et en partie animateur du groupe de travailleurs Informations correspondance ouvrières (ICO) — issu du groupe Socialisme ou barbarie — qui ne rassemblait guère plus d’une vingtaine de travailleurs à Paris. Dès les premiers jours de Mai 68, ICO s’était soudainement gonflé d’un afflux de près d’une centaine de sympathisants, principalement des étudiants et des intellos. Tout cela est une autre histoire et contrairement à nombre de ceux qui, tous à la retraite, tentent de mettre sur le papier les faits et méfaits de leur jeunesse d’alors, je n’écrirai rien sur ce que fut « mon » Mai 68, sauf les quelques notes qui suivent. Qu’apporterait de plus ce qui ferait un gros livre de mes propres souvenirs évoqués à travers une mémoire défaillante, qu’aucun de ceux qui m’accompagnèrent dans cette galère d’un grand mois ne pourrait corriger car ou ils ont disparu, ou n’en sont plus capables, ou s’en fichent éperdument (et ils ont bien raison) ?

Ce que je voudrais, dans ces quelques lignes, c’est souligner quelques points précis de ce que j’ai vécu alors, pour mettre en évidence que ces événements ne furent pas souvent ce qu’on pouvait leur prêter alors ni ce que, témoignages ou pas, on peut encore leur prêter aujourd’hui, cinquante ans après.

D’abord et avant tout, en tout bien tout honneur, ce sur quoi certains insistent justement, cette libération du rapport et des rapports sociaux. Dans cette boîte d’assurance où je « militais » avec les quelque 3 000 employés, lorsque la grève éclata le 20 mai (un peu tardivement pour suivre le mouvement) avec la mise en place d’un imposant comité de grève (en fait une sorte d’assemblée permanente), une jeune femme de vingt ans vint troubler mon ordinaire (je ne fus sans doute pas le seul touché par ce qui était une petite partie d’une sorte de transcendance des rapport sociaux). Mais pour moi, et pour moi seul, cette démarche consacra la naissance d’une amitié amoureuse, qui faillit déborder dans la sexualité mais finalement n’y versa pas. Ce qui ne changea rien à une relation si intense qu’elle existe encore mais que les vicissitudes de la vie et les distances géographiques ont fait que les rencontres matérielles se sont de plus en plus espacées, ne laissant que cette réalité du cœur. Ce n’était pourtant qu’une petite part immense de cette « libération » que fut pour quelques mois Mai 68  : j’avais déjà connu cela, très brièvement dans de « vrais » mouvements de lutte mais, cette fois, c’était à l’échelle du monde et du temps.

Pourtant, il y avait déjà, dès le début, des limites évidentes du mouvement. Et ce sera mon premier souvenir. Dans la foulée de cette réunion d’ICO, où nous avions vu affluer cette masse indéfinissable de plus d’une centaine de sympathisants, nous avons dû organiser une assemblée (ce fut la seule) dans un amphi de Jussieu. Il était plein à ras bord et j’y fus le seul à prendre la parole. Manifestement la plus grande partie des présents attendaient des consignes d’action. Mais ils furent largement déçus. Je leur dis tout simplement qu’ils devaient trouver en eux-mêmes ce qu’ils devaient faire, chercher à y associer d’autres et décider en commun à la fois du choix, des méthodes et des perspectives. Je n’avais à transmettre que ce message et rien d’autre. Je n’employais même pas le mot « autonome » tant il me paraissait superflu. Mais je constatais, avec une certaine amertume, vu la déception évidente pour mon « message », que la « libération » des rapports sociaux n’avait pas modifié beaucoup l’attachement à des règles préétablies, à des consignes, en fait à un leader porteur d’un message idéologique d’action suivant une certaine ligne. Ce que mes expériences ultérieures confirmeront.

Le 20 mai, au matin, avant l’embauche, alors que la grève n’avait pas encore commencé, des camarades étudiants du 22 Mars, avec lesquels nous étions en contact par le groupe Noir et Rouge (dont Cohn-Bendit était plus ou moins membre), étaient venus distribuer un tract anonyme que quelques-uns d’entre nous, un petit groupe oppositionnel antisyndical, avions rédigé, et dans lequel étaient préconisées l’occupation totale de la boîte, l’expulsion de tous les dirigeants et la mise de l’entreprise en autogestion. On nous reprocha comme une absurdité l’autogestion d’une boîte d’assurances mais, pour nous, ce n’aurait été qu’une étape dans l’utilisation de cet énorme bâtiment pour en faire tout autre chose que des bureaux. Il serait revenu à tous les employés d’en décider. Je ne sais pas quel écho cela eut parmi les employés, mais nous sûmes que la direction avait pris cela au sérieux et avait convoqué de toute urgence un conseil d’administration pour envisager les mesures à prendre. Cela se concrétisa par une alliance de fait entre la direction (qui put jouir tout au long de la grève de ses bureaux et circuler librement dans la boîte) et les syndicats qui s’érigèrent en « gardiens de l’outil de travail » pour prévenir toute « action malveillante ». Michael Seidman précise que ses recherches [1] ont montré que les actes de sabotage furent relativement mineurs et très spécifiques. Nous nous en rendîmes compte quand nous avons envisagé des coups : piquer tous les dossiers du bureau du personnel pour les distribuer à chaque employé, saboter l’imposant ordinateur central (ce qui était facile). Mais nous nous aperçûmes que tous les secteurs sensibles étaient bien gardés nuit et jour par des sortes de milices syndicales et que, faute d’un mouvement de masse, toute action de commando était condamnée. D’ailleurs même si les syndicats, la CFDT notamment, mirent sur le tapis la question de l’autogestion, celle-ci n’intéressait que les petits cadres qui n’y voyaient que le moyen d’accroître leur influence sur les décisions. La grande masse des employés s’en fichait éperdument. La plupart s’étaient mis en grève pour suivre le mouvement, sans trop savoir pourquoi. Et commença l’élaboration de revendications où chacun mettait en avant ses problèmes personnels plus qu’une vision générale d’un mouvement, fût-il de réforme. La grève ne visait nullement à des réformes profondes, mais devait améliorer l’ordinaire. Elle ne dépassa pas ce niveau, y compris chez Renault où la CGT dominante dut revenir plusieurs fois devant l’assemblée des travailleurs de Billancourt avec des propositions de rémunération un peu plus alléchantes pour justifier la reprise du travail. Ce fut aussi cela, Mai 68, qui ne dépassa pas sauf en de rares endroits isolés, notamment vers la fin à Montbéliard, l’action revendicative traditionnelle. Sans doute, la plupart des votes de reprise montrèrent que près d’un tiers des travailleurs voulaient « autre chose », mais quoi ? car cela ne s’était jamais concrétisé dans des revendications ou des actions plus radicales.

J’allais parfois traîner dans la cour de la Sorbonne occupée où l’on pouvait naviguer partout sans contrainte. En fait sauf une exception. Un jour je rencontrai dans cette cour un camarade britannique animateur du groupe Solidarity, Chris Pallis, et nous nous avisâmes qu’il y avait une seule partie du bâtiment qui restait totalement close : la chapelle qui jouxte la cour et qui est plus qu’une chapelle, car elle contient la dépouille du cardinal de Richelieu, un personnage de l’histoire de France. À la craie, nous avons écrit en grosses lettres sur la porte de la chapelle cette phrase suivante :

« Peut-on penser librement à l’ombre d’une chapelle  ? »

Cette inscription fut attribuée plus tard aux situationnistes, mais elle n’eut aucun effet. Pourtant nous y posions deux questions fondamentales : la présence de la chapelle et du personnage qui y gisait, c’était le symbole de la religion (il était cardinal) et de l’État (ministre tout-puissant sous Louis XIII et qui avait largement contribué au renforcement du pouvoir d’État), et en respectant la chapelle, on respectait tout cela. Après tout, la révolution de 1789 avait bien désacralisé et vandalisé les églises et coupé la tête au roi, l’Espagne républicaine avait fait en partie de même. Ici, en mai 1968, on en était bien loin. Et dire que de l’autre côté de la cour de la Sorbonne, à l’ombre de cette chapelle si symbolique on palabrait sur la liberté, la religion et l’État. Tout en paroles, rien en actes, fut-ce cela Mai 68 ?

Le 24 mai, en début de soirée, avec quelques copains d’ICO, nous nous sommes retrouvés sur le parvis de la gare de Lyon dans le départ d’une manifestation monstre convoquée comme alors par le téléphone arabe et qui, vu l’affluence, se scinda en plusieurs morceaux. Celui où nous nous sommes trouvés s’achemina par la Bastille vers la Bourse. Lorsque nous y arrivâmes, un commando, on ne savait trop qui, avait mis le feu aux cabines téléphoniques en bois du hall d’entrée, ce qui faisait une illumination mais ne risquait pas d’enflammer ce monstre de pierre (alors que le sous-sol du bâtiment recelait des tonnes de produits inflammables d’une imprimerie qui auraient pu faire un feu d’artifice boursier spectaculaire, mais nos apprentis pyromanes le savaient-ils ?). Personne n’osait entrer dans le bâtiment. Et différents faits me révélèrent cette indécision et un refus d’engager des actions au-delà de certaines limites invisibles et qui pouvaient se résumer par « personne n’était là pour faire une révolution ». À côté de moi, une jeune femme piqua une crise hystérique à la vue du rougeoiement à l’intérieur du bâtiment, criant à plusieurs reprises : « Je ne suis pas venue pour faire ça ! » Un peu plus loin une bonne centaine de maos de l’UJCML cherchaient les consignes de leur chef qui, grimpé sur la grille d’enceinte, leur déclara tout de go : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant  ? » Quelques voix, ailleurs, proposaient d’occuper le bâtiment en permanence, récusées aussitôt par le plus grand nombre : « Impossible, on va s’y faire massacrer. » On peut imaginer pourtant, quelle qu’en pouvait être l’issue, ce qu’aurait été l’occupation du Temple de la Finance, peut-être un pôle de résistance enchaînant sur un mouvement plus vaste. Mais la foule refusait manifestement l’affrontement et ne voyait surtout pas une dimension future du mouvement, sinon cette promenade nocturne : l’occupation du théâtre de l’Odéon n’était porteuse d’aucun risque et d’aucun symbole, ce n’était que du spectacle. Ne fut-ce que cela, Mai 68 ?

La suite confirma ces prémices. La manif finit par repartir pour atterrir place Vendôme où siégeait le ministère de la Justice, un autre symbole ; ce fut un bis repetita de ce qui s’était passé à la Bourse, sauf qu’il n’y eut même pas le jeu des allumettes. Il paraît que c’est Rocard, du PSU d’alors, qui s’opposa à l’occupation du ministère car il aurait fallu se battre avec les flics qui, on n’en savait pourtant rien, devaient en garnir l’intérieur. Et bredouille d’un résultat quelconque hors de velléités vite calmées, la foule, sans qu’on sache qui la guidait, repartit vers son bercail, le Quartier latin, qui devint une vraie souricière. Lorsque nous longions les Tuileries sur les bords de Seine, j’eus vraiment le sentiment d’une morne troupe de moutons qui partaient résignés silencieusement à l’abattoir. Ce qui fut bien le cas : embossés sur tout le boulevard Saint-Michel fermé solidement par les flics aux deux bouts, inondés de gaz divers, il n’y avait d’autre opportunité que de fuir par les rues latérales où les policiers attendaient pour la chasse à l’homme et à la matraque. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, pour le reste de la nuit, une quinzaine de copains dans la piaule exiguë de mes enfants étudiants rue Monsieur-le-Prince : quand nous en sortîmes prudemment au matin, le boulevard Saint-Michel était bien propre, tout y circulait normalement. Seuls quelques relents des lacrymos matérialisaient le souvenir de cette nuit. À quoi tout cela avait-il servi ? L’inutile quelque peu dangereux, mais bien peu quand même, velléitaire, spectaculaire, la peur de l’affrontement, rien d’autre, était-ce cela Mai 68 ?

On occupait la Sorbonne, les usines et bureaux, les facultés, les lycées, les écoles, l’Odéon… mais pas le reste, mis à part quelques commissariats de quartier, tableau de chasse de quelques groupes isolés cherchant à en découdre, aucun des sièges du pouvoir (mairies, préfectures, etc.), des sièges sociaux des gros trusts, ou des chambres patronales. Même pas, on l’a vu, les bureaux de direction des usines occupées. Un ingénieur qui avait approché ICO en 1958 mais qui s’en était coupé pour aller travailler au syndicat patronal national de l’automobile, nous avait contactés pour nous donner les clés du bâtiment où ce syndicat siégeait, mais ceux du 22 Mars, contactés, ne cherchèrent pas à utiliser ce levier. Était-ce la crainte d’un affrontement (de Gaulle y pensait, qui fit le voyage à Baden-Baden auprès des troupes françaises cantonnées en Allemagne) qui fit que tout resta de ces occupations sans risques, ou la conscience de l’inégalité des forces ? Ce fut aussi cela, Mai 68, dans des choses essentielles auxquelles l’immense majorité ne pensait pas, laissant les avant-gardes politiques sur la touche… ou bien ces avant-gardes parlaient-elles un langage que pratiquement personne ne comprenait ? ou avançaient-elles des projets qui ne correspondaient pas à l’avenir que la plupart des grévistes pouvaient envisager ? — comme, par exemple, le discours autogestionnaire.

Même dans d’infimes détails on retrouvait ce respect des sièges de la légalité du système. Parmi les 3 000 employés de la boîte d’assurances dont j’ai parlé, personne n’eut la moindre idée que le comité de grève aurait pu siéger illégalement sous les ors de la salle du conseil d’administration où les dirigeants se réunissaient régulièrement, alors que tous les membres de ce comité de grève trouvaient tout à fait normal de se tenir en permanence et en toute légalité dans l’austérité, la nudité de la salle du comité d’entreprise. Tout un symbole. Ce fut aussi cela, Mai 68, ne pas transgresser hors des clous.

Je ne sais pas si c’est une légende ou si simplement ce fut dû à la grève des hôpitaux, toujours est-il que le bruit a circulé après Mai 68 que dans toute cette période les hôpitaux psychiatriques n’avaient enregistré aucune entrée. Cela s’expliquerait par le fait que tous les psychotiques divers auraient eu la possibilité de se défouler sans contrainte dans la rue et ailleurs. Dans deux cas personnels, j’ai pu constater le pouvoir d’attraction de tels événements pour concrétiser des fantasmes refoulés jusqu’alors. Revenant à Paris en voiture, j’ai pris en stop deux hommes, un jeune et un moins jeune, qui m’ont dit avoir entendu qu’on se battait dans les rues de Paris et qu’ils montaient à la capitale pour en découdre, alors qu’apparemment ils n’avaient aucune motivation directe pour le faire. Et une nuit de ce Mai 68, alors qu’avec un copain nous explorions les actions diverses et dispersées de groupes d’activistes, nous avons croisé quelques jeunes qui nous ont avoué être à la recherche d’un flic isolé pour le déshabiller entièrement et le laisser dans la nuit, nu comme un ver — et de fait il y eut quelques agressions de policiers isolés, avant que leurs chefs leur ordonnent de rester groupés. Ces défoulements individuels furent certainement légion mais il n’est personne pour les conter et les acteurs ont plutôt intérêt à se taire sur leurs exploits. Ce fut aussi cela, Mai 68, cette expansion démesurée d’actes individuels asociaux méconnus.

Je ne sais plus quel jour de mai 1968 je passais, allant je ne sais où, par la cour intérieure du palais du Louvre et j’y ai assisté à un spectacle particulièrement insolite, presque surréaliste. Il s’y déroulait une remise de décorations à des flics dans le plus pur style du cérémonial de circonstance ; Paris n’était pas à feu et à sang mais en plein chaos des occupations, des manifestations, et d’une violence à peine contenue. Mais la machinerie de l’État continuait de fonctionner, même dans ses aspects les plus dérisoires. Était-ce la démonstration de la certitude des dirigeants de toutes sortes que tout n’était qu’un épisode facilement surmontable et que les routines ne devaient pas être interrompues pour si peu  ? Cela m’a instillé quelque pessimisme et douché un peu mon enthousiasme. Fut-ce cela aussi, Mai 68, ces dirigeants si sûrs d’eux face à un mouvement qui n’affichait pas réellement de perspectives ?

Mai 68, s’il y eut ceux qui échappèrent à la folie, et l’immense majorité qui vécut ces heures inoubliables, eut aussi ses morts, mais pas à la démesure de mouvements considérés comme « révolutionnaires ». Dans le gouvernement d’alors, une tendance non directement répressive l’emporta contre ceux qui, comme de Gaulle, voulaient « tirer dans le tas ». La tendance conciliatrice pensait justement qu’on pouvait faire confiance aux syndicats pour contrôler le mouvement et l’orienter vers la négociation et la fin progressive du mouvement. Ils savaient aussi que toute action répressive violente pouvait enclencher une réaction encore plus forte des grévistes et autres manifestants, et ouvrir ainsi une crise majeure du système lui-même. Après tout, Frachon, le leader de 1936, n’avait-il pas déclaré aux patrons lors des discussions sur les accords Matignon : « Si vous n’aviez pas systématiquement licencié les responsables syndicaux, nous n’en serions pas là. » C’est ce qui fera la différence entre Renault Billancourt, où la CGT régnait en maître et interdisait toute dérive radicale, et l’usine Peugeot de Sochaux, d’importance identique, mais où la réputation de Peugeot dans la chasse aux syndiqués autres que ceux du syndicat maison n’était plus à faire. Effectivement les syndicats n’avaient qu’une présence très réduite dans les usines Peugeot. Ce qui laissa libre champ, pas tant à la base des 25 000 travailleurs de l’usine, qu’à une minorité plus radicale qui n’eut aucun mal, contrairement à ce qui se passait ailleurs, à surenchérir dans l’action, suivie en cela par une partie des travailleurs. Les pressions diverses, les manipulations évidentes d’un vote ultra-minoritaire pour un accord de reprise minimal le 10 juin, firent que ce qui était considéré comme une trahison se traduisit par une réoccupation sauvage et dure de l’usine de Sochaux, le jour même d’une reprise annoncée, et suivie par une part importante des travailleurs [2]. Dans cette période de déclin de la grève généralisée, alors que la reprise du travail s’amorçait avec un peu partout une opposition de près du tiers des grévistes, cette action devenait intolérable car elle pouvait faire tout capoter vers des mouvements encore plus radicaux. Et les syndicats impuissants chez Peugeot pouvaient l’être tout autant devant une telle extension possible. La barrière syndicale, celle de la négociation, n’opérant plus, la force était le seul recours. Patronat et gouvernement (et syndicats dans la coulisse) commandèrent l’intervention des CRS qui purent tirer dans le tas pour liquider l’abcès. Ce qui fut fait au prix de deux morts ouvriers dont un par balles et plus de cent vingt blessés, certains par balles. La région de Montbéliard étant entrée en quelque sort en résistance, en réaction contre cet assaut meurtrier, il ne fallut pas moins de dix jours pour que les interventions politiques et un nouvel accord parviennent à restaurer « le calme » et assurer une reprise du travail. Un accord qui, outre des avantages financiers et une amélioration des conditions de travail non négligeables, instituait l’entrée des syndicats dans l’entreprise dont ils avaient été exclus jusqu’alors, ironie d’un mouvement antisyndical qui leur donnait la légitimité de s’opposer d’une manière ou d’une autre à tout mouvement qu’ils ne contrôlaient pas. Hors de Sochaux, en mai-juin 1968, on n’avait dénombré — officiellement — que trois morts : un jeune de dix-sept ans, Gilles Tautin, qui près de l’usine Renault de Flins s’était noyé le 10 juin en se jetant dans la Seine pour échapper aux CRS, et deux autres, le 24 mai, plutôt controversés autour d’une crise cardiaque : un manifestant à Paris et un commissaire de police à Lyon. Traditionnellement, pour la fête religieuse de la Pentecôte, le lundi est chômé. Habilement, le 31 mai, le gouvernement décida de ravitailler les stations-services à sec depuis le début de la grève (on peut s’interroger sur le rôle des syndicats qui auraient pu alors s’opposer à ce déblocage). Ce qui fit qu’on assista à une ruée hors de Paris de ceux qui, la grève touchant à sa fin, voulaient parachever ces vacances exceptionnelles par une évasion tout autant exceptionnelle. On vit d’énormes embouteillages, mais aussi dans cette sorte de folie on dénombra en trois jours, les 1er, 2 et 3 juin, 117 morts sur les routes des espoirs de quelques moments de vie plus intense. Faut-il les compter parmi les morts de Mai 68 ? Car Mai 68, ce fut aussi cela.

Pour terminer ces bribes de souvenirs ponctuels et l’interprétation que je puis leur donner, je voudrais évoquer la mémoire non pas de ceux qui sont morts depuis Mai 68 mais qui ont pu, avant de passer l’arme à gauche, en parler autour d’eux ou même écrire quelque peu sur ce qu’ils avaient vécu alors — ce que nous avons essayé de faire à ICO jusqu’à fin 1968. Mais évoquer la mémoire de ceux qui se donnèrent la mort dans les années qui suivirent, murés pour une bonne part dans la perte des illusions que Mai 68 avait pu susciter sur des âmes trop sensibles et portées à l’enthousiasme. Bien sûr, dans ces suicides, on trouve aussi des raisons touchant les difficultés de sa propre vie, des problèmes affectifs graves, et, qui peut savoir, d’autres qui obèrent la fragilité d’une sensibilité trop envahissante… Toutes ces raisons qui font partie du quotidien avec plus ou moins d’intensité mais qui, à elles seules, ne conduisent pas à cet acte de courage (certains disent de lâcheté) de supprimer sa vie. Dans la période ascendante d’un mouvement spontané d’une ampleur inégalée comme Mai 68, ces questions « personnelles » passent au second plan, reléguées par cette part d’un sang collectif d’un renouveau qui fait que chacun donne une force au mouvement ascendant et en reçoit en retour la force de surmonter le quotidien. Mais dans la période descendante du mouvement, inévitable puisque finalement il ne savait pas lui-même où il allait vraiment, ces pesants problèmes du quotidien reviennent au grand galop et, goutte d’eau qui fait déborder le vase, la désillusion d’une fin peu glorieuse et de la perte des espoirs rendent intolérable une vie qui ne voit plus qu’un enfermement dans d’infranchissables murs.

J’ai retrouvé, dans ces années post-68, cinq camarades qui se sont suicidés, ce qui fait beaucoup pour le cercle limité d’ICO. Florence Ribon, une jeune et petite femme brune dont je revois le visage et rien d’autre, fut la première du cercle à disparaître en se jetant par une fenêtre. Un autre, Germinal Clemente, qui était coursier au journal Le Monde et dont je n’évoquerai pas les circonstances particulièrement tragiques de sa fin. Les souvenirs des trois autres sont bien plus précis. Michel Marsella était le fils d’un couple anarchiste de Lyon. Étudiant, il avait fait ses premières armes de soixante-huitard à Lyon, mais il était monté à Paris, la capitale de la Révolution, et il rêvait presque d’être révolutionnaire professionnel, se consacrant pour une bonne part à ICO et à d’autres groupes comme VLR, et vivotant de petits boulots. Pour son malheur, il devint éperdument amoureux d’une participante d’ICO, une ambitieuse qui ne se souciait guère de lui et n’était dans l’ultragauche que comme dans la première étape d’une ascension sociale. Le pauvre Michel cumula les désillusions de son amour insatisfait et de la fin de 68, et il en mourut en se jetant lui aussi par la fenêtre, d’un troisième étage. Nicolas Boulte avait été un militant exemplaire du groupe maoïste UJCML, devenu Gauche prolétarienne, et à ce titre avait fait de l’entrisme comme ouvrier chez Renault Billancourt, et participé activement au Comité de lutte Renault fondé par cette organisation. Les magouilles innombrables dans le maoïsme d’alors, autant que les options politiques imposées d’une manière parfois violente, l’avaient conduit à sortir de cette ornière du maoïsme et à écrire sous un pseudonyme un bilan du Comité de lutte Renault [3]. Le fait qu’il ait proposé à ICO de publier son texte était une reconnaissance de l’objectivité du groupe et un signe de la confiance qu’il lui accordait. Cela valut à ICO, mais surtout à lui-même, la vindicte de ses anciens camarades, qui le considérèrent comme un traître qu’il fallait éliminer  : il subit, outre plusieurs agressions, un harcèlement constant sous toutes ses formes qu’il finit, peut-être certaines circonstances personnelles aidant, par ne plus pouvoir supporter au point de se suicider, ne laissant que ce texte dont l’importance avait conditionné sa mort.

J’ai conservé le dernier des cinq pour terminer cette évocation, celui — Christian Lagant — qui fut une relation politique d’abord puis un ami, au plein sens du terme. Nous nous étions connus en 1959 lors de la création des prémices d’ICO et jusqu’à mon licenciement en 1971 (nos lieux de travail étant proches car il travaillait dans une petite imprimerie comme correcteur, refusant le poste doré de correcteur de presse) nous nous sommes rencontrés chaque jeudi midi dans un petit bistrot derrière la Bibliothèque nationale.

Cela devint d’ailleurs un lieu de rencontre pour les uns et les autres. Sans jamais le dire et sans grandes démonstrations nous nous sentions très proches, discutant de tout. Christian était un homme complet, artiste (peintre autant que caricaturiste), écrivain (poète surréaliste autant que militant politique), tribun, que sais-je encore (on peut retrouver toutes les facettes de sa personnalité en tapant son nom sur un moteur de recherches Internet). Nos rencontres se firent plus épisodiques, encore plus lorsqu’en 1977 j’émigrais à Londres, mais je ne manquais jamais de le rencontrer à chacun de mes brefs voyages à Paris. Le jour de son suicide par barbituriques je revenais sur Paris et nous étions convenus de nous rencontrer. Christian était d’une discrétion légendaire sur sa vie privée bien que parfois il s’en soit un peu ouvert à moi. Quelque temps avant sa décision de passer outre, son père, avec lequel il vivait seul depuis longtemps dans une HLM du XVIIIe arrondissement, était décédé.

Quelle accumulation de déceptions personnelles et politiques a-t-elle pu motiver son geste ? Nul ne le saura, mais il devait aussi être hanté depuis longtemps par la mort pour avoir écrit dans les années 1950 pour le journal du MIAJ (Mouvement indépendant des auberges de jeunesse), dont il était un militant actif, le poème suivant qui peut clore cette incursion chez les oubliés de Mai 68 :

Si je meurs
Ne vous fatiguez pas
Pour moi
L’incinération
Ou le cimetière
Cela me laisse froid

Ne chantez pas de Marseillaise
Ou d’Internationale
Ne cherchez pas de drapeau noir
De drapeau rouge
De drapeau noir et rouge
Ne cherchez pas
Tout ça

Si j’ai un trou
Ne vous « recueillez » pas
Je n’y serai pour personne
Même si vous voulez me voir

Je serai plus loin
Avec les copains
Heureux de les voir rire
Rigolant avec eux
Je serai près du feu
Sous les cheminées traîtresses
Et si je m’y cogne
Les « Jeunes du monde entier »
Ne seront pas ébréchés

Pas de tristesse, amis
Sinon j’irai, la nuit
Vous chatouiller les pieds
Pour vous faire rire

C.L.

Après tout ?

Ils furent nombreux dans le « milieu » ceux qui pensaient que 1968 portait les prémices d’un vaste mouvement révolutionnaire mondial, et qui se lancèrent pendant des années à corps perdu dans un activisme forcené pour que leurs espoirs se concrétisent.

À l’occasion, ils traitaient avec mépris — voire de lâches — ceux qui ne partageaient pas ce messianisme. Ils ne voyaient pas que Mai 68 avait été tout autre chose qu’ils ne pouvaient comprendre, pris dans leurs schémas politiques. Comme nous l’avons montré dans différents épisodes, la grande masse des acteurs ne cherchait nullement à « faire la révolution ». Il n’est pas du tout sûr que les 30 pour cent qui, en moyenne, avaient refusé les accords d’entreprise pris dans la foulée des accords de Grenelle, pour la reprise du travail, l’aient fait parce qu’ils jugeaient que ce qui était proposé était bien médiocre eu égard à souvent presque un mois de grève. À moins qu’ils n’aient cherché tout simplement à prolonger la fête de ces vacances insolites. Une partie de la contestation porta d’ailleurs sur le paiement des journées de grève.

Bien sûr les questions d’argent et/ou de conditions de travail jouèrent un rôle dans ces débats pour la reprise, le retour au quotidien, à la routine du travail et des soucis de la vie. On avait vécu des vacances exceptionnelles, une sorte de libération totale, des vacances comme on n’en aurait jamais plus. On avait, sans l’avoir vraiment cherché, vécu intensément. On avait, enfin, vécu comme on aurait voulu vivre et c’est cela qui comptait avant tout ; consciemment ou pas, on cherchait à prolonger ce coin de paradis social qu’on venait de vivre, et s’en faire un peu payer, le plus possible au besoin. Quelques jours après la fin de la grève un tout petit film — La Reprise du travail aux usines Wonder — avait montré le cri du cœur d’une ouvrière qui fustigeait avec une violence verbale inégalée son refus de retourner dans l’enfer quotidien de son travail. Mais ce cri, qui était celui de toute une classe d’exploités, exprimait aussi, pour tous ceux qui avaient vécu une sorte de paradis temporaire de relations sociales, un certain désespoir de voir qu’il disparaissait peut-être à jamais, ne laissant qu’une nostalgie profonde, un lancinant souvenir d’émotions jusqu’alors inconnues.

Ce cri rejoignait le slogan des émeutiers qui n’en étaient pas vraiment, « Sous les pavés, la plage ». Car c’était bien la plage qu’ils avaient tous vécue, que tout a été fait pour effacer. Les pavés remis à leur place sont aujourd’hui recouverts de l’asphalte gris du quotidien. On pourrait en dire beaucoup mais surtout tenter de situer ces splendides vacances de Mai 68 dans une perspective historique. Ce mouvement qui s’étend sans but bien défini (on ne trouvait rien de mieux que « malaise »), ces marches dans la ville tout autant sans but, négligeant tous les symboles du pouvoir, cet abandon global, malgré quelques vestiges des formes de lutte du passé autour de la conquête armée, cela ne vous dit rien, eu égard à ce qui s’est développé dans la dernière décennie ? Mai 68 : la prémonition de ce que nous voyons aujourd’hui dans le monde, de ce qui apparaît comme une nouvelle forme de lutte internationale globale. Mais surtout pas le modèle que tentent encore aujourd’hui, comme nos matamores de Mai 68, les prétendues avant-gardes autoproclamées, de perpétuer dans l’action directe violente de l’affrontement avec les forces de répression du capital.

Ce fut aussi cela Mai 68, un immense mouvement dont la force se trouva non dans l’extériorité de l’action violente, mais dans le cœur individuel et collectif de la recherche de la Vie.

Henri Simon

Texte publié dans la revue Échanges n° 163 (printemps 2018).
Source : [bleu violet]Échanges et mouvement[/bleu violet], mai 2018.

Notes

[1The Imaginary Revolution. Parisian Students and Workers in 1968, de Michael Seidman, Berghahn Books, 2004. (Voir ici p. 60.)

[2Voir « Chez Peugeot en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue »), récit de cette grève, dans Échanges n° 124 (printemps 2008). Et [bleu violet]Les Grèves en France en mai-juin 1968[/bleu violet], de Bruno Astarian, Échanges et mouvement, 2003.

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