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Buenaventura Durruti
De la révolte à la révolution

dimanche 17 juillet 2016, par Abel Paz

De l’enfant au militant

Buenaventura Durruti Dumange, fils de Santiago — un cheminot — et d’Anastasia, naquit le 14 juillet 1896 à León.

À l’âge de cinq ans, il fréquenta l’école primaire, et à neuf ans le lycée de la rue Misericordia que dirigeait le professeur Ricardo Fanjul. L’appréciation que le professeur donna de Durruti, à la fin de ses études, fut : « Élève doué pour les lettres, dissipé, mais aux sentiments nobles. »

À quatorze ans, il entra comme apprenti dans un atelier de mécanique qu’il quitta à dix-huit ans, après avoir reçu une bonne formation qu’il prouva lors de son premier travail à Matallana de Torío, en montant des lavoirs pour la mine. Il entra ensuite à la compagnie des chemins de fer du Nord, comme mécanicien monteur. Cela se passait en 1914, lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Bien que León fût un centre de domination cléricale et aristocratique, il y existait déjà un noyau ouvrier du Parti socialiste espagnol et de l’Union générale des travailleurs. Durruti appartint à cette dernière à compter du jour où il devint salarié. Sa nature révoltée, qui le rendait toujours prêt à affronter l’injustice, lui valut d’être toujours apprécié de ses compagnons de travail et le rendit populaire dans les centres miniers.

Il participait aux réunions syndicales, parlait sur les lieux de travail, où se forma sa mentalité militante et combative. C’est à ce moment que se produisit la grève révolutionnaire du mois d’août 1917 qui se termina à León par le licenciement des ouvriers et la répression des dirigeants. La section de León de la nouvelle centrale syndicale ouvrière, la Confédération nationale du travail, se manifesta également dans cette grève. Durruti fut attiré par la combativité de ces hommes et entra dans cette centrale syndicale à laquelle il devait appartenir toute sa vie. Renvoyé des ateliers des chemins de fer, boycotté par le patronat de León, il dut s’exiler pour se fixer à Gijón, centre d’attraction révolutionnaire du nord de l’Espagne et noyau d’influence anarcho-syndicaliste de la région des Asturies. Là, il se lia d’amitié avec Manuel Buenacasa, qui lui fit connaître les théories anarchistes. Après deux mois de séjour à Gijón, il dut s’exiler en France car il lui était d’une part impossible de trouver du travail et, d’autre part, il ne s’était pas présenté au service militaire, bien qu’il fût déjà âgé de vingt et un ans.

L’exil et l’action révolutionnaire

À Paris, trois hommes l’ont influencé : Sébastien Faure, Louis Lecoin et Émile Cottin. Ces hommes resteront pour toujours liés à sa vie.

Des amis restés en Espagne lui envoyaient des nouvelles. Le souffle révolutionnaire qui parcourait l’Europe l’incita à retourner en Espagne au début de 1920. À Saint- Sébastien, il retrouva Manuel Buenacasa qui était secrétaire général du syndicat du bâtiment de la CNT de cette ville. Quelques jours après son arrivée, il commença à travailler comme mécanicien, ce qui lui permit de se lier d’amitié avec d’autres militants ouvriers venant de Barcelone, Madrid et Saragosse. Les bases d’un groupe anarchiste étaient établies à Saint-Sébastien et c’est au groupe intitulé Los Justicieros (les Justiciers) que Durruti adhéra en premier. Mais la population de Saint-Sébastien était une population à laquelle « il n’arrivait jamais rien » et Durruti décida de changer de résidence. Buenacasa lui donna une lettre de recommandation pour Angel Pestaña, alors secrétaire général du Comité national de la CNT qui était à Barcelone.

Il s’arrêta à Saragosse où une atmosphère lourde de luttes ouvrières régnait. Le cardinal Soldevila avait, avec le gouverneur de Saragosse, fait venir de Barcelone un groupe de tueurs professionnels pour faire assassiner les militants confédéraux et en finir avec la CNT de Saragosse. La réaction fut violente et un groupe de militants de la CNT, parmi lesquels se trouvait Francisco Ascaso, furent emprisonnés aux Predicadores en attendant leur condamnation à de lourdes peines. Les ouvriers de Saragosse se mirent en grève générale pour demander la mise en liberté des prisonniers.

Barcelone-Madrid : le groupe Los Solidarios

L’événement coïncidait avec l’arrivée à Saragosse de Durruti et de ses amis. Les prisonniers furent relâchés, tandis que la lutte prenait de nouvelles proportions. Dans ce climat, Durruti, ami très proche d’Ascaso et de Torres Escartin, décida, au cours du mois de janvier 1922, d’aller vivre à Barcelone.

Barcelone se situait, comme Saragosse à ce moment-là, à la pointe extrême du combat. Le « pistolérisme » visait les dirigeants ouvriers, et tuait ces derniers dans les rues. Face à cette attaque appuyée par les patrons et la police, les syndicalistes ne pouvaient répondre autrement que par les mêmes méthodes.

La lutte sélectionna les meilleurs, et c’est ainsi que se créa le nouveau groupe de Durruti qui fut appelé cette fois-ci Los Solidarios (les Solidaires). Des hommes comme García Oliver, Gregorio Sobreviela, etc., adhérèrent à ce groupe qui devint bientôt l’axe de la lutte contre le gangstérisme et les patrons, grâce à la témérité de ses membres. Le 10 mars 1923, Salvador Segui, militant très connu, grand orateur et excellent organisateur, fut assassiné. Dans ce temps, l’anarchisme militant voulait se donner une organisation plus homogène et le groupe anarchiste Libre Acuerdo (Libre Accord), de Saragosse, convoqua une conférence anarchiste pour le mois d’avril à Madrid.

Durruti se rendit à Madrid avec la double mission d’assister à la conférence et d’avoir une entrevue avec les emprisonnés à la suite de l’attentat contre Eduardo Dato [1]. Sa tête étant mise à prix, il rendit visite sous un faux nom au journaliste Mauro Bajatierra qui était prisonnier parce que inculpé dans l’affaire Dato. Il assista à la conférence et fut arrêté à l’issue de celle-ci, soupçonné d’activité illégale, mais relâché quelques jours plus tard. Le commissaire qui procéda à son arrestation (sans savoir son vrai nom) reçut un blâme du ministère de l’Intérieur. À la suite de cet acte, le chef de la police de Barcelone fit observer que « l’inexpérience du commissaire madrilène avait permis au terrible individu Durruti de tromper la justice ».

Un Comité national révolutionnaire ayant pour but la coordination de l’action insurrectionnelle se constitua à Barcelone. Gregorio Sobreviela, qui appartenait au groupe Los Solidarios, fut l’un des membres de ce comité. C’était l’époque où la CNT dut faire face à d’innombrables problèmes : elle n’avait pas d’argent, ses meilleurs militants étaient en prison ou bien recherchés. Le gangstérisme faisait rage après la mort de Segui, aussi bien dans la capitale catalane que dans d’autres villes. C’est à ce moment-là que le groupe Los Solidarios envoya des émissaires dans plusieurs points de la Péninsule : Saragosse, Bilbao, Séville, Madrid. Entre les mois de mai et juin 1923, il y eut une grande agitation nationale. Le cardinal Soldevila fut exécuté à Saragosse. À la suite de cette exécution, un procès fut fait à Francisco Ascaso et Torres Escartin. Le premier put s’enfuir, mais Torres Escartin devint fou à la suite des mauvais traitements qui lui furent infligés par la police d’Oviedo.

Fernando Gonzalez Reguerel, ex-gouverneur de Bilbao, homme fort du gangstérisme patronal fut exécuté à León, une nuit de fête.

L’insurrection se préparait, les hommes étaient prêts, mais les armes manquaient. Le Comité national révolutionnaire en avait acheté quelques-unes à Bruxelles et les avait embarquées à Marseille, mais elles s’avéraient insuffisantes et c’est pourquoi, en juin 1923, Durruti et Ascaso partirent à destination de Bilbao pour en acheter une bonne quantité. Ils s’en procurèrent à une usine d’Eibar par l’intermédiaire d’un ingénieur. La cargaison était destinée au Mexique, mais une fois en haute mer, le capitaine du bateau devait recevoir l’ordre de dévier sa route vers le détroit de Gibraltar et de débarquer les armes à Barcelone, sans toutefois accoster. Le temps passait très vite. L’usine tardait à livrer la commande, et malheureusement les armes n’arrivèrent à Barcelone qu’une fois le pronunciamiento de Primo de Rivera (septembre 1923) accompli. Devant l’impossibilité de débarquer sa cargaison, le bateau dut retourner à Bilbao et rendre les armes à l’usine [2].

Gregorio Sobreviela avait été assassiné et Ricardo Sanz se trouvait au bagne avec García Oliver. Le groupe Los Solidarios était démantelé. Gregorio Jover, Segundo García, Durruti et Ascaso étaient en liberté, mais il était très dangereux pour eux de rester en Espagne ; c’est pourquoi ils prirent la décision de s’exiler.

Second exil

Leur séjour en France ne fut pas très long, juste le temps de mettre au point un plan de propagande avec les militants italiens, français et exilés russes, qui aboutit à la création de la Librairie internationale, dont la tâche principale était de divulguer des œuvres idéologiques et de combat ainsi qu’une revue en trois langues (italien, français et espagnol) [3]. Vers la fin de l’année 1924, Durruti et Ascaso partirent pour Cuba où Segundo García et Gregorio Jover les rejoignirent en janvier 1925. Les quatre hommes commencèrent une campagne d’agitation en faveur du mouvement révolutionnaire espagnol. C’était la première fois que Durruti et Ascaso prenaient la parole en public. Durruti apparut comme étant un tribun populaire. Les quatre hommes durent bientôt quitter le pays, poursuivis par la police comme de dangereux agitateurs et commencèrent à mener une vie mouvementée. Ils voyagèrent sans cesse, séjournèrent plus ou moins brièvement au Mexique, au Pérou, à Santiago du Chili, avant de s’arrêter un peu plus longtemps à Buenos Aires où, malgré tout, ils se trouvaient en danger. Ils partirent pour Montevideo (Uruguay) d’où ils purent s’embarquer à destination de Cherbourg. Mais, une fois en haute mer, le bateau fut contraint de changer de route à plusieurs reprises. On le nomma plus tard « le bateau fantôme ». En définitive, ils atteignirent les îles Canaries où ils débarquèrent pour emprunter un autre navire qui devait les emmener en Angleterre. Ils arrivèrent clandestinement à Cherbourg, au mois d’avril 1926. De là, ils se rendirent à Paris où ils logèrent dans un hôtel de la rue Legendre. C’est en sortant de cet hôtel qu’ils furent, un matin, arrêtés par la police française. La raison officielle de cette arrestation : « Trois Espagnols accusés d’avoir monté un complot contre le roi d’Espagne Alphonse XIII, qui devait visiter la capitale française le 14 juillet, ont été arrêtés le 2 juin. »

Le procès de Paris

En octobre de la même année, ils comparurent devant la chambre correctionnelle pour port d’arme illégal, rébellion et infraction à la loi sur les étrangers. Au cours de leur procès, ils déclarèrent qu’ils s’octroyaient « le droit de travailler de toutes leurs forces pour combattre le régime dictatorial qui régnait en Espagne et que, pour cela, ils se proposaient de s’emparer du roi Alphonse XIII, afin de provoquer la chute de la monarchie dans leur pays ».

L’Argentine demanda l’extradition de Durruti, Ascaso et Gregorio Jover. De son côté, l’Espagne fit de même, car elle les accusait d’être les assassins du cardinal Soldevila.

Le gouvernement français était prêt à satisfaire l’Argentine et l’Espagne. L’Union anarchiste française menait alors une campagne pour la libération de Sacco et Vanzetti qui risquaient la chaise électrique aux États-Unis. Une autre campagne dont les animateurs furent Louis Lecoin, Férandel et Sébastien Faure se déclencha pour obtenir la libération des trois anarchistes espagnols, qui furent durant leur procès défendus avec ardeur par Louis Lecoin. Ce dernier, en effet, mobilisa le monde politique et intellectuel français ainsi que la classe ouvrière. L’agitation à Paris était grande. Plusieurs journaux soutinrent la campagne et au mois de juillet 1927 les trois anarchistes espagnols furent libérés.

Lecoin décrit cette réussite dans les termes suivants : « Poincaré, président du Conseil des ministres, m’envoya un émissaire, et quel émissaire ? Malvy, son confident, son terre-neuve, son président de la commission des finances. »

À une question qu’on lui avait posée : « Qu’est-ce que vous attendez ? La chute de Poincaré ? » Lecoin rétorqua : « Absolument pas, nous voulons la liberté d’Ascaso, de Durruti et de Jover. »

Barthou [4] et Poincaré capitulèrent et le lendemain de cette capitulation, Férandel et Lecoin, accompagnés de nombreux journalistes et photographes, allèrent attendre, quai des Orfèvres, la sortie des trois camarades. Expulsés de France, interdits de séjour en Belgique, au Luxembourg, en Suisse et en Allemagne, les frontières d’Italie et d’Espagne leur restaient ouvertes, Ces pays représentaient pour eux une mort certaine. L’URSS leur offrait asile mais à de telles conditions qu’il était impossible pour un anarchiste de les accepter. Il ne leur restait qu’une solution : tromper la police et demeurer en France. Ils revinrent clandestinement aux alentours de Paris. Dans la clandestinité, Durruti lia amitié avec le révolutionnaire russe Nestor Makhno. Ils menaient une vie impossible et essayèrent en vain de passer en Allemagne ; ils durent rester en France, plus exactement à Lyon, où ils travaillèrent sous un faux nom. Découverts par la police, ils furent emprisonnés à nouveau pendant six mois. À un journaliste qui leur demanda le jour de leur libération ce qu’ils allaient faire, Durruti répondit non sans humour : « Nous recommencerons ! » [5]

Le calme avant la tempête

En automne 1928, ils réussirent enfin à passer clandestinement en Allemagne où ils prirent contact avec Rudolph Rocker et Erich Mühsam, qui essayèrent de légaliser leur situation comme réfugiés politiques. Bien qu’ayant eu recours à des personnes très influentes dans le milieu politique, ils échouèrent. Il était clair que si Durruti, Ascaso et Jover tombaient entre les mains de la police, ils seraient aussitôt renvoyés en Espagne. En conséquence, les deux premiers décidèrent d’aller en Belgique où ils pensaient pouvoir obtenir un faux passeport et embarquer pour le Mexique. Mais ils avaient des difficultés économiques qu’ils avouèrent au célèbre acteur allemand Alexander Granach, grand ami du poète Mühsam. Il mit à leur disposition tout l’argent qu’il avait à l’époque. Grâce à cette aide, ils passèrent la frontière mais n’embarquèrent pas pour le Mexique car un émissaire du Comité national de la CNT, venant d’Espagne, les informa de la chute du régime. Les deux amis prirent alors la décision de demeurer en Belgique après s’être procuré de faux papiers et avoir rendu l’argent à Rudolph Rocker, afin qu’il le restitue à Alexander. Ils restèrent donc à Bruxelles jusqu’au 13 avril 1931. Ce fut l’époque de leur vie de militants où ils connurent la plus grande tranquillité. Ils en profitèrent pour améliorer leur formation intellectuelle et révolutionnaire et pour collaborer avec le Comité pro-liberté, dans lequel se trouvaient des militants internationaux tels que Hugo Treni, Camillo Berneri et Hem Day.

1931 : retour en Espagne

À l’avènement de la République, Durruti retourna en Espagne. Cette République déçut rapidement les espoirs. Un meeting d’affirmation révolutionnaire eut lieu le 1er mai 1931, dans les salons des Beaux-Arts de Barcelone [6]. Une manifestation de cent mille personnes s’ensuivit et les manifestants défilèrent dans les rues de Barcelone jusqu’au palais de la Generalitat, auquel ils voulaient faire part de leurs revendications : « liberté pour les prisonniers et réformes sociales urgentes ». L’armée et la garde civile brisèrent cette manifestation. Il y eut des morts et des blessés, mais Durruti décida les soldats à retourner leurs armes contre la garde civile.

La popularité de Durruti était très grande dans la Péninsule et son seul nom était une garantie pour un meeting de la CNT. C’était un mauvais orateur, mais il savait subjuguer les masses et leur dévoiler, à l’aide d’exemples, l’injustice sociale.

D’avril 1931 jusqu’au 19 juillet 1936, il prit part à tous les grands conflits sociaux qui eurent lieu en Espagne. Il se fit remarquer lors des événements de Figols et fut déporté aux îles Canaries, à Puerto Cabra dans l’île de Fuerteventura où il dut rester de février à septembre 1932. Il prit également une part active dans les mouvements révolutionnaires de janvier 1933 et fut à nouveau emprisonné de janvier à août de cette même année. Au mois de décembre 1933, Durruti fit partie du Comité national révolutionnaire avec le docteur Isaac Puente et le maçon Cipriano Mera mais, de décembre 1933 à juillet 1934, il fut condamné à nouveau à la prison, à Burgos et à Saragosse, pour être mis au bagne du 5 octobre 1934 jusqu’au milieu de l’année 1935. Il fut ensuite incarcéré à nouveau au mois de septembre de cette même année pour être libéré quelques jours seulement avant les élections de février 1936.

À Saragosse, les travaux du troisième Congrès de la CNT — congrès auquel assistèrent sept cents délégués environ — commencèrent le 1er mai 1936. Durruti ainsi que García Oliver et Francisco Ascaso appartenaient à la délégation du Sindicato Unico del Fabril y Textil. Ce dernier congrès fut constructif : la révolution approchait. Le Comité national de la CNT dénonça la conspiration fasciste, mais le gouvernement élu par le Front populaire ne sut pas mettre fin au complot des militaires.

La CNT, principalement en Catalogne, vivait les événements au jour le jour, informée par les hommes qu’elle avait dans les casernes.

Durruti provoqua une gigantesque agitation, parmi les militants révolutionnaires et la classe ouvrière, de telle sorte que le président de la Generalitat sollicita une entrevue avec la CNT, entrevue au cours de laquelle on décida d’établir une commission de liaison entre la CNT et le gouvernement de la Generalitat. Durruti et Ascaso firent partie de cette commission qui insista pour armer le peuple, mais qui n’obtint du gouvernement que de bonnes paroles. Devant l’attitude des dirigeants la prise d’assaut des bateaux de marchandises ancrés dans le port de Barcelone fut décidée, dans le but de s’emparer de quelques douzaines de fusils qui s’ajoutèrent aux quelques armes que la CNT avait déjà, ainsi qu’à celles qui furent récupérées chez les armuriers. C’était la seule façon d’affronter la garnison militaire de Barcelone.

Juillet 36

Les forces factieuses sortirent dans les rues le dimanche 19 juillet, à 5 heures du matin et le lundi après-midi, à 17 heures. García Oliver annonçait à Radio Barcelone que le peuple avait vaincu le fascisme au cours d’une lutte inégale. On n’avait jamais vu disparaître le pouvoir de l’État avec autant de rapidité. En moins de soixante-douze heures, l’État n’existait plus que de nom. Le peu de forces représentatives qui lui restaient s’étaient vite fondues dans le peuple. La CNT et la FAI étaient maîtresses absolues de la situation, tant à Barcelone que dans la province [7].

Companys, président d’une Generalitat inexistante, dut reconnaître le fait et sollicita une entrevue avec la CNT et la FAI pour la transmission des pouvoirs (c’est bien le mot transmission qui doit être employé). De cette entrevue historique, il est resté un écrit de García Oliver qui explique la situation exacte et montre comment est né le nouvel organe du pouvoir appelé Comité central des milices auquel se sont incorporés les deux organisations, laissant la place pour une franche collaboration avec les autres secteurs politiques qui représentaient seulement le quart des forces en présence [8].

La colonne Durruti

Une des premières mesures prise par ce comité fut d’organiser une colonne qui devait immédiatement aller dans la région de l’Aragon. Cette colonne fut appelée Durruti-Farras, car le commandant Pérez Farras était le délégué militaire et Durruti le délégué politique. Le 23 juillet, la colonne partait pour Lérida avec moins d’hommes qu’elle ne l’avait espéré, car elle comptait en principe sur 10 000 hommes. Une fois rétablie la situation à Lérida, la colonne se dirigea vers Caspe avant de se rendre à Bujalaroz, lieu stratégique, distant d’à peu près 30 kilomètres de Saragosse, où elle s’installa, avec des avant-postes à Pina, Gelsa et dans la Sierra de Alcubierre.

Elle prit plusieurs villages tels que Siétamo, Farlete, Monte Aragon... et l’on peut dire qu’elle fit reculer l’ennemi du fleuve Cinca jusqu’à l’Ebre.

Dans tout le territoire aragonais libéré, des collectivités agricoles furent constituées sous l’impulsion propre des paysans ; elles se fédérèrent plus tard en un conseil appelé Conseil d’Aragon. Sans être directement à l’origine de ces collectivités, Durruti les aida autant qu’il le put dans leur développement, car il était en quelque sorte l’axe de la lutte ainsi que celui du nouveau monde qui naissait.

La « cahute » de Bujalaroz où Durruti installa son QG devint un foyer d’attraction pour les journalistes et les personnalités ; des journalistes tels que Van Passen, Koltrov, etc., des militants ouvriers, des intellectuels et hommes politiques tels que Sébastien Faure, Emma Goldman y vinrent en visite.

Le groupe international de la colonne Durruti comptait dans ses rangs des personnalités telles que : Émile Cottin, mort au combat ; Fausto Falaschi, qui décéda à Huesca ; Simone Weil ; Louis Mercier ; Karman ; Carl Einstein [9], etc.

Au fur et à mesure que la guerre se déroulait, le front d’Aragon fut, du fait de son esprit libertaire, boycotté toujours davantage par le gouvernement central. Durruti s’entretint avec le Comité des milices qui, après avoir été mis au courant de la situation dans laquelle il se trouvait, lui conseilla d’aller à Madrid solliciter des armes ou des devises. Quelques personnes acquises au triomphe de la révolution lui donnèrent le moyen d’acquérir des armes et des avions sur le marché international. Vers la mi-septembre, Durruti se rendit à Madrid pour avoir une entrevue avec le socialiste Largo Caballero qui était à la fois président du Conseil des ministres et ministre de la Guerre, et qui lui assura un crédit de 1 800 millions de pesetas pour acheter des armes et mettre en marche l’industrie de guerre catalane. Mais le gouvernement central ne tint pas parole et le front d’Aragon dut lutter contre l’ennemi avec des moyens de fortune, sans pouvoir prendre Saragosse, chose fort importante pour les camarades en lutte.

La défense de Madrid

Lors de l’offensive sur Madrid — octobre-novembre 1936 — la peur s’empara des hautes sphères gouvernementales et du haut commandement ; on croyait à la chute de la capitale. Le gouvernement appela Durruti en pensant que son prestige remonterait le moral des combattants. Sa colonne fut donc appelée pour défendre Madrid. C’est ainsi qu’à la joie des habitants de la capitale Durruti arriva le 14 novembre à la tête de ses hommes et, sans même lui laisser le temps de se reposer, on lui assigna le secteur le plus dangereux, celui de la Casa de Campo. Du 14 novembre [10] jusqu’au 19, jour de sa mort, il n’eut pas un moment de répit. Sa colonne intervint avec l’aide de la colonne Rosal et de la IIe Brigade internationale, récemment affectée à la défense de Madrid, dans l’attaque de l’hôpital Clinico, de la faculté de philosophie et de lettres et de la Maison de Vélasquez.

Vers deux heures de l’après-midi, Durruti reçut une balle au poumon alors qu’il se trouvait en face de l’hôpital Clinico. C’était le 19 novembre. Il devait être transporté d’urgence à l’hôpital de Las Milicias Catalanas installé à l’hôtel Ritz. Il subit plusieurs interventions chirurgicales avant de mourir le 20 novembre à l’aube.

Son enterrement, qui eut lieu à Barcelone le 23 novembre, fut l’occasion de la plus grande manifestation populaire. Plus d’un demi-million de personnes y étaient présentes.

Abel Paz

Traduit de l’espagnol, cet article a été publié
dans le premier numéro de la revue Itinéraire
« Durruti : de la révolte à la revolution »,
en juin 1987.

Éditions françaises de la biographie de Buenaventura Durruti par Abel Paz :
Durruti, le peuple en armes, éditions La Tête de Feuilles, Paris, 1972 ;
Un anarchiste espagnol, Durruti, éditions Quai Voltaire, Paris, 1993 ;
Buenaventura Durruti 1896-1936. Un combattant libertaire
dans la révolution espagnole
(500 pages),
Les Éditions de Paris, 2000.

Romancero de Durruti
Chicho Sánchez Ferlosio

Notes

[1Président du Conseil des ministres. L’attentat eut lieu en 1921.

[2Une fois la République proclamée, le 14 avril 1931. Francisco Ascaso se présenta à l’usine d’armement d’Eibar pour se faire livrer les 1 000 Winchester dont il était le propriétaire. Le directeur de l’entreprise demanda l’autorisation au ministre de l’Intérieur, Miguel Maura, qui, comme on pouvait s’y attendre, refusa. Cependant, le président de la Généralité de Catalogne (gouvernement autonome). Francisco Macia, réclama ces armes et finit par les obtenir. Avec ces Winchester, le gouvernement autonome catalan arma les groupes de L’Estat Català lors du mouvement révolutionnaire du 6 octobre 1934 ; lorsque ledit mouvement révolutionnaire catalaniste échoua, les catalanistes se défirent de leurs armes en les jetant dans les galeries des égouts de Barcelone. Ce fut là que les militants de la CNT-FAI les récupérèrent, les mettant à l’abri pour ne s’en servir, en fait, que le 19 juillet 1936, face aux militaires soulevés. Aurelio Fernandez, un des membres du groupe Los Solidarios, nous transmit cette information et conclut en disant : « Les Winchester servirent finalement à ce pourquoi elles avaient été achetées. »

[3Ce fut à ce moment qu’Ascaso et Durruti donnèrent à Sébastien Faure une importante quantité d’argent qui lui permit de commencer sa grande œuvre, L’Encyclopédie anarchiste.

[4Ministre de la justice du gouvernement Poincaré.

[5Pour ce procès, le livre de Louis Lecoin De prison en prison peut être consulté ainsi que la presse de l’époque et particulièrement Le Libertaire.

[6Le meeting fut organisé par la fédération locale des syndicats de la CNT de Barcelone en collaboration avec la commission de lutte économico-sociale, organisme qui anima la célèbre grève des loyers et des charges (eau et électricité) que les consommateurs et locataires soutinrent durant plusieurs mois à Barcelone (1932).

[7Dans Le Libertaire du 18 août 1938, García Oliver écrivit un article intéressant dans lequel il nous fournit de précieuses informations sur la stratégie révolutionnaire qui fut employée pour vaincre les militaires : « Ce que fut le 19 juillet ».

[8L’article de García Oliver (note précédente) décrit l’entrevue avec Companys.

[9Selon certaines informations — non vérifiées — ce fut à Bruxelles que Durruti rencontra Carl Einstein, auteur du roman Bebuquin oder die Dilettanten des Wunders en 1912 (Bébuquin ou les dilettantes du miracle, Les Presses du réel, 2000) et collaborateur de la revue Der blutige Ernst, fondée par George Grosz en 1919 à Berlin. Einstein fut l’animateur de la section allemande du Groupe international de la colonne Durruti, lequel intervint de juillet à décembre 1936. Carl Einstein se suicida en 1940, en France, lors de l’invasion de ce pays par les armées nazies (juin 1940).

[10La date de l’entrée au combat à Madrid est rectifiée. Ce n’est pas le 12 mai mais le 14 novembre. Cette rectification est fondamentale, car elle démontre toute la propagande fallacieuse que le PC lança contre la colonne Durruti. Celui-ci accusa la colonne de tenir une zone du front de Madrid par laquelle pénétrèrent les troupes fascistes, alors qu’en réalité ce fut par la position défendue par la colonne Lopez Tienda de tendance stalinienne (PSUC). Pour plus de détails, je renvoie le lecteur à mon livre Durruti, el proletariado en armas, éditions Bruguera, 1978 (Buenaventura Durruti 1896-1936. Un combattant libertaire dans la révolution espagnole, Éditions de Paris, 2000).

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