Je vous traduis un extrait d’un texte de Lázaro Santiago paru dans Noticias du samedi 2 décembre sous le titre "Oaxaca : Otra ciudad y los perros" (Oaxaca, une autre ville et les chiens).
"Quelques amis, dont je tairai le nom pour leur sécurité, m’ont raconté que, peu après 21 h 30, quand les combats frontaux entre la PFP et l’APPO étaient terminés et que commençait une sanglante chasse aux sorcières, ils (mes amis) ont pris un taxi pour San Felipe del Agua, au nord de la ville. Ils ont vu en passant près de la Fontaine des sept régions, symbole de l’unité de l’État, des camionnettes blanches stationnées et des policiers - ministériels ? - vêtus de noir et qui tiraient sans se cacher en direction de la faculté de médecine de l’UABJO (Université autonome Benito Juárez d’Oaxaca) avec des armes de gros calibre, les fameux cuernos de chivo (cornes de bélier). Ce qu’on appelle des rafales de plomb. À ces sommets, ceux de l’APPO n’avaient plus de pierres et de billes pour se défendre. Je n’avais jamais entendu tant de coups de feu, dit un de mes amis. Un autre affirme qu’il a clairement vu (dans le taxi, il se trouvait côté fenêtre) comment un jeune - sûrement un brigadier de l’APPO - qui courait vers l’avenue qui monte à San Felipe del Agua a été abattu par les tirs des tueurs vêtus de noir. Y avait-il plus de témoins ? Une autre personne, qui regardait depuis une autre position, nous dit que la police de l’État d’Oaxaca, ou police ministérielle, a massacré trois personnes à cette heure-là autour de la faculté de médecine. Il fait ses comptes : il y a eu plus de 100 coups de feu en deux minutes. Les rebelles étaient acculés, sans armes. Les sbires ont tiré comme des gringos fous dans un film sur le Vietnam. Le narrateur ajoute : nous avons vu depuis l’hôpital civil qu’ils ont enlevé les corps et les ont emportés. Un peu plus loin, à la hauteur du Café Caféïna, mes amis ont vu avec surprise environ 40 camionnettes de la PFP et "civiles" arrêtées, avec des éléments fortement armés dans chacune d’elles. Ils ne se rendaient pas compte, ceux de la pééfépé, qu’il y avait des tueurs à gage en train d’abattre des brigadiers de l’APPO, tout près ? Ou étaient-ils en train de couvrir les tueurs ? Pour les sicaires d’Ulises Ruiz, il y a toujours de la tolérance.
"Au retour, une amie les a reconduits dans une camionnette aux verres teintés. Il y avait une intense activité des patrouilles de la PFP dans toute la zone. En tournant sur la rue qui vient du parc Colosio, ils ont vu apparaître une caravane de camions de la PFP avec un autobus blanc sans fenêtre à l’arrière. Transportait-il des troupes, des prisonniers ou des corps criblés de balles ? Il portait sur la partie arrière un écriteau avec ce mot : Précaution. Par inconscience ou sagesse, l’amie qui tenait le volant s’est collée avec sa camionnette à la caravane et ils ont pu passer ainsi les barrages, le premier, à l’église de San Felipe. Au second barrage, à la hauteur du Ranch San Felipe, ils ont eu la chair de poule : les corps de trois hommes gisaient, immobiles, l’un sur le dos, avec une veste jaune dans une flaque de sang, sur la route ; les deux autres, sur le ventre, un mètre plus loin, sur le trottoir - comme si on les avait plombés ici même. Autour, un groupe de sicaires en civil prenait la pose du chasseur devant son trophée, pareil aux troupes qui, en Irak, se prenaient en photos face à leurs victimes. Qui étaient-ils ? Les avait-on frappés jusqu’à l’évanouissement ? Les avait-on fusillés ? Ou les avait-on convaincus de prendre cette position grotesque de poupées de chiffon pendant que nous passions, ensuite ils se seraient levés comme si de rien n’était et seraient retournés chez eux ?
"La caravane de la PFP a poursuivi son chemin, elle ne pouvait pas s’arrêter à ces détails, sa mission était de capturer les criminels de l’APPO. Qui étaient ceux qui furent criblés de balles devant la faculté de médecine de l’UABJO ? Et les personnes qui, jetées sur le pavé, glorifiaient leurs bourreaux ? Étaient-elles encore en vie ? Nécessitaient-elles un médecin ? Où les a-t-on emmenées ? Combien de morts ? Combien de jeunes, de maîtres d’école, de pères de famille, d’habitants, les paramilitaires et leur parrain de la PFP ont-ils séquestrés, arrêtés et assassinés, la nuit du 25 novembre et les jours suivants ? Combien sont-ils en train de torturer en ce moment ? Saurons-nous un jour leur nom ?"
Les habitants d’Oaxaca qui participaient à la manifestation du 25 novembre pouvaient s’attendre, et ils s’attendaient, à une confrontation avec les forces fédérales qui occupaient leur place publique, ils ne s’attendaient pas à être jetés en pleine guerre sociale. Ils pouvaient penser qu’il y aurait des blessés, des arrestations, il ne leur est pas venu à l’esprit que les paramilitaires à la solde du gouvernement, appuyés par la police fédérale, les attendaient au coin du bois pour les massacrer. Ils n’envisageaient pas qu’ils pouvaient tomber dans un piège, un piège bien préparé et, pour ainsi dire, public, l’opération "Hierro" (fer), qui leur était tendu de longue date. Ils adhéraient alors au grand mensonge de nos sociétés, celui de la paix sociale et du droit, le droit contribuant à garantir la paix sociale. Ils sont tombés de haut. Ils pensaient qu’un mouvement social fort et pacifique pouvait transformer par le dialogue la société et modifier en profondeur les règles d’une cohabitation difficile sans se douter que l’État n’avait pas la moindre intention de jouer le jeu. Ils ne pouvaient prévoir que, si l’État appelait à la négociation, c’était pour mieux les tromper et qu’ils restaient, pour lui, "l’ennemi à abattre". Quand l’État parle de paix, il prépare la guerre. Nous devrions le savoir, les exemples ne manquent pas. L’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca continue d’exister, elle se fera moins visible aux yeux du pouvoir et de ses sbires, elle sait désormais que la transformation de la société ne se fera pas par le dialogue avec l’État ni par une confrontation armée (elle le savait déjà), mais plus pratiquement, et d’une façon bien plus pragmatique et prosaïque, par la transformation de la société par elle-même, à travers son propre mouvement "assembléiste", le construisant, l’inventant à partir de ce qui existe déjà : les assemblées de villages, de quartiers ou de colonies.
L’État de son côté fait et veut la guerre, il préfère la guerre civile à l’émancipation de la société, il fera en sorte de conduire ce mouvement de libération, qui se dessine dans tout le Mexique indien, à la confrontation armée. Sa prochaine cible sera le mouvement zapatiste et plus précisément l’Armée zapatiste de libération nationale.
Les analystes cherchent dans le passé des références historiques pour expliquer la situation que vit aujourd’hui le Mexique. Carlos Beas intitule un article, "Adiós, don Porfirio Fox", faisant ainsi allusion à la dictature de Porfirio Díaz, qui va conduire à la révolution zapatiste de 1910 ; Gustavo Esteva fait appel à Venustiano Carranza et à sa déclaration du 24 septembre 1913, "Sache le peuple du Mexique que, terminée la lutte armée, commencera, formidable et majestueuse, la lutte sociale, la lutte des classes." Le prêtre Ramualdo Mayrén, connu comme le Padre Ubi, fait référence au Guatemala d’Efraín Ríos Montt : "La situation d’Oaxaca est semblable à celle qu’a connue le Guatemala d’Efraín Ríos, qui a conclu un accord secret avec les protestants pour poursuivre et attaquer l’Église catholique engagée avec le peuple pour la défense des droits des pauvres." Il n’a pas tout à fait tort, quand on sait que les sectes évangéliques sont les têtes de pont de l’Amérique du Nord et de la CIA dans les pays d’Amérique du Sud et qu’elles ont soutenu la guerre d’Efraín Ríos Montt contre la population indienne et pauvre du Guatemala, qu’Ulises Ruiz a l’appui des sectes évangélistes et que la radio papita ou mapache, qui sème la haine et dont une des cibles est l’Église des pauvres, a sans doute trouvé refuge dans un temple protestant.
Carlos Fazio, dans un article paru dans "La Jornada" du 4 décembre sous le titre "¿Hacia un estado de excepción ?" (Vers un État d’exception ?) voit dans la crise qui secoue le Mexique "un processus larvé conduisant au fascisme" : "Si rien ne le freine maintenant, sa conséquence logique peut être la consolidation d’un État terroriste. Il convient de prendre en compte que le terrorisme d’État est quelque chose de plus que l’implantation violente d’un régime dictatorial : c’est une politique soigneusement planifiée et exécutée qui répond à un projet de domination d’une classe sociale tendant à configurer un nouveau modèle d’État qui agit publiquement et en même temps clandestinement à travers ses structures institutionnelles. Jalisco en 2004, avec Francisco Ramírez Acuña, et les États de Mexico et d’Oaxaca avec, respectivement, Enrique Peña Nieto et Ulises Ruiz à leur tête, sont les uns et les autres comme des essais en laboratoire pour l’imposition d’un nouveau modèle de domination au niveau national [...] Face à l’incapacité des vieilles formes de domination pour défendre l’ordre capitaliste et contrecarrer la contestation sociale grandissante, la classe au pouvoir impose à l’État et à ses appareils coercitifs une double manière d’agir : une, publique et soumise aux lois, l’autre, clandestine appliquant une "terreur bénigne" en marge de toute égalité formelle."
Ces références historiques aident à cerner la complexité de la situation qui prévaut au Mexique. Elles ne sont peut-être pas suffisantes, il y a un aspect nouveau que nous devrons tenter de préciser. Le Mexique se trouve sur un des fronts d’une guerre sociale qui n’est plus limitée aux frontières nationales, si jamais elle l’a été un jour, elle ne l’était déjà plus en 1910 ou en 1936. Le front du Mexique met à nu les mécanismes et la logique de cette guerre : un monde totalitaire qui se nourrit et se renforce de la décomposition de la vie sociale. Toute éthique, c’est-à-dire toute forme de vie en société construite (à travers des relations de réciprocité), ne se présente pas seulement comme un obstacle au devenir totalitaire du monde, le devenir totalitaire du monde s’alimente de la décomposition qu’il engendre, cette décomposition est le terreau, ou plutôt le fumier, sur lequel il croît et se renforce. Felipe Calderón et sa clique, cette oligarchie qui se maintient au pouvoir, ne sont qu’une figure de ce pouvoir totalitaire et ils sont soutenus par toutes les forces capitalistes. Tout ce qui conduit à la désagrégation sociale est pur bénéfice pour eux et c’est ce bénéfice qu’ils engrangent dans leur coffre-fort de "petits hommes d’État". La guerre civile les arrange et consolide leur pouvoir, la guerre civile divise, détruit et dévaste la société. C’est là qu’ils nous conduisent. Une vie sociale qui se construit, ou se reconstruit, ici on parle de la construction éthique des peuples, est la seule voie qui nous reste pour nous libérer de la servitude.
Oaxaca, le 5 décembre 2006,
Georges Lapierre