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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 26 novembre 2006

mardi 28 novembre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Nous sommes le samedi matin et nous nous préparons à aller à la manifestation, le point de départ, Santa María Coyotepec, se trouve à plus de quinze kilomètres de la ville, cela en fait hésiter plus d’un et plus d’une autour de moi, quinze kilomètres à pieds sous le soleil de Satan, il y a de quoi hésiter en effet. Le tyranneau a pris soin de construire le nouveau et luxueux palais du gouvernement loin de la ville et de ses turbulences. Avec Calderón, le futur président du Mexique, qui va prendre possession du pouvoir à San Lázaro derrière des murailles d’acier élevées tout autour du bâtiment législatif et dans un quartier encerclé depuis plusieurs jours par les policiers et les militaires, ce sont les images les plus délirantes et tordues de la science-fiction qui deviennent réalité. La manifestation doit se terminer par un encerclement effectif des forces d’occupation qui se trouvent sur le zócalo pendant quarante-huit heures.

Nous sommes allés voir les jeunes qui tiennent la barricade de Cinco Señores. El Cholo et el Conejo, ainsi qu’un troisième barricadier, ont été faits prisonniers par un commando de la police ministérielle soutenue par la Police fédérale préventive, ils ont été salement tabassés et torturés avant de se trouver derrière les barreaux sous des inculpations grotesques, comme tentative d’homicide, mais qui peuvent leur coûter cher. Les gens de la barricade avaient retiré, sous la pression semble-t-il du Conseil, certains véhicules pour « libérer le passage », ils ont libéré le passage au commando, finalement. Cela sent la provocation à plein nez. Deux réunions ont eu lieu avec les colonies pour parler de la manifestation et de l’idée de l’encerclement des forces militaires. L’intervention de celle qui est la porte-parole au sein du Conseil de la barricade los Cinco Señores a été très intéressante : « Il faut être clair sur les buts, chacun, que ce soit l’État ou l’APPO, fait valoir sa scénographie, la mise en spectacle de la confrontation, par exemple, ou du dialogue, par contre, l’intention reste confuse et floue, on ne poursuit pas un objectif précis et immédiat ou, du moins, explicite, on se contente d’une mise en scène. »

Notre première inquiétude au sujet de l’isolement de la barricade Cinco Señores s’est dissipée au vu de ces réunions, les gens venus des barricades comme Brenamiel, Calicanto, et des colonies se sont reconnus sur des points de vue très proches. Les « dirigeants », du moins ceux qui aimeraient bien être reconnus comme dirigeants, craignent la réaction des quartiers et des barricades, c’est un monde qu’ils ne peuvent contrôler. Dialogue de sourd ? Quoi qu’il en soit, il y a là comme un hiatus qui affaiblit le mouvement. Les habitants des quartiers par exemple ne veulent pas entendre parler de dialogue ou de négociation avec le gouvernement central ni avec les commandants de la Police fédérale préventive. Ils veulent chasser les flics du zócalo, or l’APPO a perdu une bonne opportunité de le faire, le 2 novembre, quand les porcs ont dû battre en retraite après la bataille de l’université. Ce souhait est-il réalisable ou non ? S’il est réalisable, donnons-nous les moyens de le réaliser, s’il ne l’est pas à quoi rime la manifestation et cette idée d’encerclement ? Deux réunions ont été nécessaires pour ne pas répondre à cette question.

Je reprends cette chronique ce dimanche matin avec des sentiments mêlés et contradictoires dus au relâchement après les moments intenses de cette nuit insurrectionnelle. Tôt ce matin, des équipes de balayeurs tentaient d’effacer toute trace de l’émeute de la veille, des peintres recouvraient avec de la peinture blanche les slogans, des camions-bennes enlevaient les restes des barricades, en vain. Comment gommer les six immeubles, dont le Tribunal supérieur de justice, La Chambre des hôtels et motels, le ministère des Relations extérieures, qui ont été incendiés ? Des flics en civil rôdent, mêlés aux bourgeois, dans les rues autour du zócalo et des patrouilles composées de quatre à cinq camionnettes remplies jusqu’à la gueule de flics en tenue antiémeute tournent les unes derrière les autres dans les rues adjacentes. Beaucoup de gens ont été appréhendés, on parle d’une centaine de disparus, d’autres ont pu trouver refuge, ce fut notre cas, dans des maisons amies. Ce ne fut pas une émeute, ce fut le premier pas d’une insurrection. À la jubilation de voir dans la nuit Oaxaca en flammes se mêle le goût amer des massacres et assassinats perpétrés par les forces de l’ordre.

Nous avons rejoint la marche à mi-parcours, beaucoup de monde mais moins de monde que lors de la grande marche du dimanche 5 novembre, moins de slogans, absence des peuples indiens de la Sierra, qui devaient venir, des participants plus tendus, aussi. La rumeur avait couru qu’il allait y avoir des affrontements, que des francs-tireurs embusqués tireraient sur la foule, ou que des commandos de paramilitaires interviendraient, c’est Ulises Ruiz qui était à l’origine de ces rumeurs en laissant entendre qu’il ne contrôlait pas la situation (comme s’il l’avait contrôlée un jour !), cela signifiait en fait qu’il laissait carte blanche à ses tueurs. La marche sous le soleil de midi s’est déroulée sans incidents. À 15 h 30, nous étions au centre-ville et les gens ont envahi les rues qui mènent au zócalo, foule bigarrée, assez silencieuse, fatiguée aussi par cette longue marche. Temps d’orage, mais nous ne savions pas si l’orage allait éclaté ou non. Une longue file s’est formée où l’on distribuait de la nourriture, riz et haricots noirs, et puis rien, quelques groupes descendaient bien les rues pour aller défier la Police fédérale préventive, mais sans trop de conviction, celle-ci était bien protégée derrière des murailles d’acier, le zócalo était devenu une place forte, à mon sens, imprenable.

Et puis comme un premier éclair, des gamins qui descendent la rue en courant avec un cadi rempli de caillasses, des femmes sur le parvis de l’église les encouragent à grands cris tout en leur demandant de ne pas céder à la provocation. Des pierres partent dans tous les sens, des fusées zigzaguent et éclatent, les cloches de l’église se mettent à sonner le tocsin, on arrache des palissades pour former des barricades, on monte sur la terrasse du bâtiment en construction, des brigades de secours se forment avec coca, eau et vinaigre, des masques de tampax imbibés de vinaigre sont proposés aux combattants, les rues se remplissent de tonnerre et de fumée, l’orage. Il est 16 h 30, l’offensive, on se jette à corps perdu contre la place forte en espérant la faire fléchir. Le parvis de Santo Domingo est devenu une carrière à fabriquer du caillou, tous s’activent.

La horde sauvage, la horde de la dignité, face à l’armée de l’ordre, retranchée, bien protégée et supérieurement armée, la place ne cède pas, un espoir, pourtant, dans une rue parallèle, les forces armées, moins bien protégées auraient montré des signes de faiblesse, nous nous y lançons, défiant les grenades de gaz, nous avons des bus à notre disposition, nous en manœuvrons un et nous avançons derrière ce tank improvisé, en vain, les grenades pleuvent de tous les côtés le bus devient alors une barricade derrière laquelle seuls ceux qui ont des masques à gaz peuvent encore résister. Mais l’idée était bonne et nous la renouvelons de l’autre côté, pour le même résultat. C’est alors que se déclenche la contre-attaque, elle nous a surpris et malgré une résistance acharnée, nous nous rendons vite compte que nos positions sont indéfendables : nous nous replions en vitesse vers la place de Santo Domingo sous une grêle de grenades lacrymogènes.

Un court moment de répit, on repart à l’assaut et puis tout se passe très vite après quatre heures de combat, c’est le soir maintenant. Une des filles est intoxiquée par les gaz, tout le centre-ville est devenu irrespirable, nous la conduisons à un poste de secours improvisé dans la bibliothèque publique du peintre Toledo, nous la laissons à l’intérieur et nous nous replions vers les rues perpendiculaires, des bataillons de choc de la Police fédérale avancent derrière leurs tanks, nous avons juste le temps de passer. Nous allons faire un tour du côté des associations des droits humains pour rendre compte de la situation, mais surtout pour respirer.

Nous y restons peu de temps, il faut récupérer la copine, un repli des forces de police nous permet de revenir vers Santo Domingo, la copine n’est plus dans le poste de secours, nous la retrouverons plus tard chez des amis, saine et sauve. Les commandos de la Police fédérale entrent à nouveau en action derrière leurs tanks, ils cherchent à prendre en tenaille les irréductibles qui se sont regroupés un peu plus bas, nous marchons vite, une porte amie s’ouvre, à quelques secondes près nous étions pris et matraqués. Impuissants nous assistons à une scène terrible, le croisement est noir de flics, les irréductibles ont pu s’échapper mais l’un d’eux est resté prisonnier du camion qu’il conduisait, je pense qu’il avait déjà été atteint et blessé, à la merci de la meute, qui balance des grenades lacrymogènes dans la cabine... (C’était le vrai conducteur du camion, je viens d’apprendre qu’il a réussi à s’échapper au dernier moment, bien que blessé, avec l’aide des jeunes par quel miracle ? Les chiens ont rempli de gaz une cabine vide. Ouf !)

La ville brûle, tout autour rôdent les camions de la PFP à la recherche des derniers mohicans, beaucoup vont pouvoir se cacher dans des maisons hospitalières, rôdent aussi les tueurs à gage d’Ulises Ruiz, nous entendons des coups de feu, la radio signale qu’ils auraient tiré du côté de la barricade Cinco Señores et qu’il y aurait des morts. Un commando vêtu de noir, armé jusqu’aux dents, se trouvent dans les jardins de l’hôpital. Sept personnes en civil, armées de révolvers, sont entrées dans les urgences et ont menacés les personnes présentes. Le bilan est tragique, on parle de quatre morts, le nombre de blessés est incalculable, 149 détenus et 41 disparus. Ulises Ruiz et l’État fédéral entendent profiter de la situation pour perquisitionner les habitations, arrêter les leaders de l’APPO, et occuper militairement tout le centre touristique et pas seulement le zócalo ; leurs prochains objectifs seront la cité universitaire et la barricade de Cinco Señores ; ils n’arrêteront pas le mouvement, qui, selon mon sentiment, va se reconstituer rapidement, c’est un simple coup de vent d’un mouvement insurrectionnel venu des profondeurs de l’État d’Oaxaca. Les communautés indiennes de la Sierra Norte n’y ont pas participé, ils se doutaient bien de ce qui allait se passer, ils ne voulaient pas affaiblir leur force dans une escarmouche.

Oaxaca, le 26 novembre 2006,
Georges Lapierre

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