Bien le bonjour,
L’importance de la gauche traditionnelle (en France nous parlerions d’extrême gauche), ses manœuvres et sa suffisance nous ont préoccupés. Nous avons décidé de rendre visite à un leader zapotèque, Joel Aquino, connu pour son autorité morale acquise par des années consacrées à reconstruire l’autonomie des peuples indiens et à lutter avec une obstination remarquable contre les caciques de la Sierra et le gouvernement de l’État d’Oaxaca. Il habite Yalálag, un village de montagne à environ quatre heures de route de la ville d’Oaxaca, c’est un village tout en pente et les maisons paraissent en équilibre précaire entre les arbres sur ce dévalement de terre. Nous rencontrons la linguiste zapotèque Juana Vázquez et Joel Aquino dans la maison de la culture de ce village. Cette maison est une de leur réalisation et elle est consacrée à la langue et à la culture zapotèque sans oublier l’élément le plus important de la culture villageoise, la musique ; on y apprend aussi à se servir de l’ordinateur et d’Internet.
Nous commençons par parler du syndicat des enseignants, qui a joué (et qui joue toujours, ne serait-ce que par son absence remarquée, qui laisse un vide que l’Assemblée populaire a du mal à combler) un rôle important dans le mouvement social à Oaxaca. C’est en 1980 que la section 22 a commencé à lutter contre le « charrisme » syndical, un syndicat charro étant un syndicat dont les dirigeants sont corrompus par le pouvoir, pour, finalement, s’émanciper de la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation (CNTE). Les communautés ont appuyé la démocratisation de la section 22. Les maîtres d’école qui sont allés travailler dans les villages ont découvert le sentiment de la communalité (sentiment de faire partie d’une collectivité régie par un ensemble de règles). Beaucoup se sont incorporés à la vie communautaire et ont accepté des responsabilités et des charges, et ont participé au travail collectif, le tequio. Cependant, d’autres enseignants se sont enfermés dans une idéologie marxiste-léniniste ou maoïste. Ils ont minimisé l’importance du monde indigène et déprécié la conception communautaire, qui fonde et soutient la résistance des peuples indiens. Ils ne sont pas sensibles aux problèmes réels des communautés et à leurs demandes. Ils centrent leurs discours sur la conscience de l’exploitation, ou de l’exploité, le prolétaire, et restent fermés à la conscience de la réalité sociale des peuples. Ils fonctionnent un peu à la manière des sectes, ils ignorent la réalité culturelle et historique des gens. Ils préfèrent vivre en ville et fuir les villages.
Dans l’assemblée des villages, la conception individualiste est absente, il n’est pas possible d’avoir un projet de libération avec cette idée d’individualisme, de l’intérêt privé. Dans l’Assemblée populaire, par exemple, les discours avaient un contenu pauvre, réduit, et montraient une absence de réflexion et d’analyse. Il faut se méfier du discours marxiste-léniniste ou maoïste surtout quand on sait qu’il est historiquement démontré que ceux qui ont un tel discours oublient leur engagement avec le peuple et vont jusqu’à l’opprimer et le réprimer dès qu’ils ont le pouvoir. Joel Aquino nous cite alors toute une série de noms de personnes qui ont mal tournées dont Eliodoro Diaz étudiant marxiste qui a participé au mouvement de 68 et qui a fini par travailler pour le CISEN (Intelligence militaire), il nous parle aussi d’un ex-gouverneur, marxiste-léniniste dans sa jeunesse, et qui a ordonné l’assassinat de 18 paysans. (Les exemples sont infinis, de là à penser que l’antagonisme entre le parti d’État, ou les partis d’État [PRI et PRD confondus], et les partis d’extrême gauche n’est pas si irréductible que nous pourrions le penser, la paroi est poreuse et les uns servent parfois d’échelon à l’ambition personnelle pour être reconnue par les autres.) La direction provisoire de l’APPO était en grande partie entre les mains du courant marxiste-léniniste représenté par le FPR (Front populaire révolutionnaire) et le CODEP (Comité de défense des droits du peuple), ce qui explique la pauvreté des moyens mis en œuvre et des discours : marches, manifestations, prises des rues, slogans.
Les communautés doivent s’incorporer à l’APPO pour lui donner de nouvelles perspectives comme celle du service communautaire, le système des responsabilités, le tequio, le mandar obedeciendo. Il doit y avoir une coresponsabilité entre celui qui assume une charge et la communauté et tous doivent l’aider à accomplir sa charge, l’assemblée a créé le fond communal qui permet à celui qui a une charge de pouvoir l’accomplir. Dans ce système on ne cherche pas le progrès individuel, personnel, sinon accumuler des savoir-faire, des connaissances, pour le service de la communauté ; la personne qui est désignée par l’assemblée pour accomplir une charge (un cargo) a été reconnue pour ses qualités éthiques et intellectuelles, elle doit aussi disposer de moyens pour se dédier pendant un an au service du village. Finalement, tout ce système de charges est une école de formation politique pour les gens, et toute la famille se trouve engagée dans ce processus. Cette école commence dès l’entrée à l’âge adulte par la charge de topil confiée aux jeunes gens : nettoyer les rues, les toilettes publiques, porter les chaises, chasser les chiens quand se tient l’assemblée, aller chercher les clés, nettoyer les cours d’eau, ce sont les hommes à tout faire du village, dur apprentissage du service public. La gestion d’un village selon les us et coutumes emploie beaucoup de monde entre les différentes catégories de charges, jusqu’à une centaine, ou plus, de personnes, c’est que toutes travaillent gratuitement, par contre un gouvernement selon le système des partis emploie peu de gens et ceux-ci reçoivent un salaire, c’est un tout autre esprit, plus individualiste et souvent corrompu. Dans la Sierra Norte, il y a douze charges, de la charge de topil à celle de principal, les femmes participent à l’assemblée du village (vote et voix) et peuvent être désignée comme « autorité ».
C’est cette tradition communautaire que nous pouvons déceler dans le mouvement actuel où nous trouvons les trois points qui garantissent l’unité d’un mouvement social : le consensus, l’aide mutuelle et le mandar obedeciendo, nous la retrouvons surtout dans les colonies populaires autour des barricades : préparation en commun des repas et des aliments, tortillas, mole, tamales (pâte de maïs cuite à la vapeur dans une enveloppe de feuilles de maïs ou de palmier, mélangée avec de la manteca, graisse de porc, avec parfois des sucreries ou de la viande à l’intérieur), que l’on distribue ensuite à ceux qui tiennent une barricade ou une place publique, échange des savoir-faire et du matériel, cohetes (fusées), cohetones (gros pétards)... L’initiative dans la région de soutenir l’APPO est venue des familles elles-mêmes, elles sont parties de Guelatao, elles sont passées par le monument de Benito Juárez et, de là, elles ont rejoint le zócalo.
Aujourd’hui les peuples mixe, zapotèque et chinantèque de la montagne ont formé un front uni à partir des communautés pour reconstruire des alliances régionales afin de négocier sur un pied d’égalité et dans le respect des peuples avec les institutions gouvernementales. C’est dans les années 1970, qu’a commencé ici, dans la Sierra Norte, la lutte contre les caciques, qui, par l’intermédiaire du PRI, contrôlaient les municipalités, nous avons dû faire front aux pistoleros et parfois nous défendre, face à des assassins, il faut pouvoir leur répondre, mais notre lutte était profondément pacifique, c’était celle des habitants zapotèques, mixes, chinantèques contre les gens de pouvoir et leurs hommes de mains, leurs sicaires. Face à notre détermination, les grands caciques de la Sierra ont dû peu à peu céder du terrain pour finir par nous remettre le pouvoir municipal. Aujourd’hui, la plus grande partie des communes de la montagne sont gérés selon les us et coutumes et ont recouvré leur autonomie.
- Vous voulez procéder de la même manière avec Ulises Ruiz et ses sbires ?
- Oui.
Oaxaca, le 22 novembre 2006,
Georges Lapierre.