Bien le bonjour,
Aujourd’hui, dimanche 10 décembre, nous nous préparons pour la manifestation qui doit partir de la statue de Benito Juárez, à l’entrée de la ville. Je n’irai pas, je me suis trop fait remarquer ces derniers temps, certes, je ne risque pas mes doigts dans l’affaire, les doigts tordus et cassés, les violences à caractère sexuel exercées sur les femmes et les hommes ont été des formes de torture couramment pratiquées ces derniers temps sur les prisonnières et prisonniers de l’APPO pour leur faire avouer des actes, comme les incendies d’immeubles, commis par ces mêmes tortionnaires... non, je risque seulement de regagner un peu trop vite à mon goût la trop douce et tranquille Europe. Cette différence de traitement, qui me serait en quelque sorte réservée, m’isole un peu de mes amis ; dans la confrontation, dans la bagarre, les risques sont partagés, mais c’est après que les frontières s’élèvent pour nous séparer. Le totalitarisme nous touche tous et nous plie sous son joug, nous nous sentons solidaires des luttes pour la reconquête de notre dignité ; une des principales fonctions de ces figures de l’État totalitaire que sont les États nationaux est bien d’isoler et de contenir dans les limites des frontières nationales l’insurrection des peuples.
Les filles et M. se préparent pour se rendre à cette marche, c’est la grande rigolade dans ces dernières minutes consacrées aux essais de déguisements afin d’échapper à l’œil inquisitorial des caméras, certains accoutrements sont particulièrement réussis et nous nous esclaffons de bon cœur. Ce sera l’occasion de retrouver les amis, de renouer avec tous ceux qui ont échappé au piège mortel tendu par le gouvernement, d’armer à nouveau les solidarités nationales et internationales autour de la Commune d’Oaxaca.
Retour de manif : du monde, manifestation imposante mais tout de même moins importante que celle du 25 novembre, plutôt des gens de la ville, los valientes, les Indiens, ne sont pas descendus en nombre de la montagne, mais les Zapotèques, les Triquis, les Mazatèques, les Mixes, les Chinantèques, les Mixtèques étaient bien présents, les personnes "activement recherchées" ne sont pas venues, les jeunes libertaires particulièrement persécutés ne s’y sont pas risqués, quelques chavos, cependant, faisaient discrètement des bombages sur les murs, mais rien à voir avec les autres manifs ; les familles des prisonniers ouvraient la marche, on remarquait surtout la présence des leaders du PRD et du Frente Amplio Progresista, ce sont eux qui vont se montrer les plus éloquents lors du meeting de clôture qui s’est tenu sur la place de la Danza avec le discours de la pasionaria et "sénatrice" Rosario Ibarra de Piedra, qui nous assurait du soutien de López Obrador, le président qui s’est autoproclamé Président légitime du Mexique. Une marche bien trop sage face à l’ampleur de la persécution, une façon de dire "nous sommes toujours là", rien de plus, l’éloquence n’était pas de mise, elle a été laissée aux politiques. Les filles ont pu rencontrer quelques amis, qui tiennent le coup malgré l’énorme pression qu’ils subissent. Les habitants des quartiers et des colonias ne cachent pas leur inquiétude, c’est que la gente du PRI a désormais tout le loisir d’organiser la chasse à l’homme, silencieuse, furtive, un coup de feu dans la nuit, une voiture qui démarre sur les chapeaux de roue...
L’une des nôtres a ensuite assisté avec les maîtres indigènes à une réunion au sujet des prisonniers et prisonnières du Cefereso (Centre fédéral de réadaptation social) el Rincón de Nayarit. Celle qui parlait a pu s’entretenir avec 17 des 34 femmes et quelques hommes. Ces femmes ont été frappées au moment de leur détention puis quand elles ont été emmenées dans les prisons d’Oaxaca et au cours de leur transfert en hélicoptère à Nayarit, elles avaient les yeux bandés et ont été menacées d’être violées et jetées dans le vide. Ce ne fut que le mercredi 28, trois jours après leur détention, qu’elles ont su qu’elles se trouvaient à Nayarit, elles n’avaient aucune idée où elles étaient après ce rapt de la part des autorités. Elles sont deux par cellule (les hommes sont trois par box et seront observés toute la journée pendant plus d’un mois avant que l’on décide de leur sort en fonction de leur personnalité) et n’ont pas la possibilité de communiquer avec les autres détenues. Les hommes furent aussi torturés et se trouvent dans une autre section de la prison. On sait maintenant que bien des prisonniers et prisonnières appartiennent à la même famille, il y a ici l’épouse, la sœur, la fille ou la cousine, mais ils n’ont aucune possibilité de communiquer entre eux. Ils sont considérés comme des prisonniers de alta peligrosidad (de haute dangerosité) et la prison d’El Rincón est, dit-on, parmi les plus dures du Mexique. Les prisonniers se déplacent à l’intérieur de la prison, menottés, la tête baissée, les yeux rivés au sol, ils ne peuvent se parler, même dans leur box. Les femmes comme les hommes ont eu les cheveux coupés, petite humiliation ajoutée à toutes les autres, il faut dire que cette prison est une prison d’hommes et que les femmes ne devraient pas s’y trouver. Les visites sont strictes, nous entrons dans un univers kafkaïen, ce ne fut que le 3 décembre que les parents purent voir leurs proches, à condition, évidemment, d’avoir fourni tous les papiers exigés. Pourtant trois hommes jeunes ont été libérés très rapidement, sans autre forme de procès, les incendiaires d’Ulises Ruiz pris malencontreusement dans les filets ?
Quand les autorités ont décidé de transférer les prisonniers à Nayarit, elles ont parfaitement mesuré les impacts sociaux que cela allait avoir. Les gens pour se trouver près des leurs et les accompagner durant leur détention vont abandonner leur travail, immigrer dans le Nord, tenter d’y survivre. Pour leur premier voyage certains se sont endettés, d’autres ont été aidés par leurs voisins, qui se sont cotisés pour payer le billet de car ; il y a des époux, des épouses, des mères, prêts à tout quitter pour se rapprocher des êtres qui leur sont chers. Les autorités avaient très bien évalué les conséquences sociales de cette déportation, le déchirement qu’elle signifiait pour de nombreuses familles. Dans leur acharnement à dévaster la vie des gens, elles ont oublié, ces autorités, une répercussion possible de leur mesure infâme : alors qu’elles prétendaient désarticuler la mobilisation, elles sont en train de l’étendre dans tout le pays. Le gouverneur de Nayarit commence à faire la gueule, c’est que les familles manifestent dans la ville et expliquent aux gens leur situation. Cette décision de transfert est parfaitement arbitraire comme vous pouvez vous en douter, mais Ulises Ruiz, le petit roi soleil d’Oaxaca, a du monde derrière lui via les sectes évangélistes et la CIA, toute la puissante Amérique du Nord ; soutenu par la clique de Bush, il reste le satrape des lieux.
Tout ce qu’a tenté l’État a eu jusqu’à présent un effet de retour, quand il a cherché à réprimer la grève des instits le 14 juin, est apparue l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca ; quand il a essayé d’intimider la population avec les escadrons de la mort, sont apparues les barricades. Il arrête les "dirigeants" les plus en vue comme Flavio Sosa et c’est la base la plus déterminée ou la plus radicale qui se construit et se renforce dans une semi-clandestinité. Les partisans de López Obrador, le PRD et toute la gauche molle tentent de récupérer le mouvement social, certains conseillers qui font partie de la direction collective de l’APPO, maintenant hors contrôle de l’Assemblée, font et disent n’importe quoi, il s’agit de sauter sur l’occasion, le dragon est blessé, sinon à l’agonie, pensent-ils, ils ne voient pas dans leur empressement à vendre la peau du dragon que le dragon est ailleurs, qu’il a mué et qu’il leur a laissé une enveloppe vide. Serait-il devenu zapatiste ?
Dans ma dernière lettre, je vous avais rapporté la réflexion de Carlos Fazio selon laquelle la classe au pouvoir impose à l’État une double manière d’agir : une, publique et soumise aux lois, l’autre, clandestine appliquant une "terreur bénigne" en marge de toute égalité formelle. Nous devons pousser un peu plus loin le raisonnement. Nous avons pu nous rendre compte au cours de tous ces événements que l’État organisait une véritable mise en scène du conflit ; face à un mouvement social qui avait des revendications précises à faire valoir, l’État a répondu par une mise en spectacle d’un affrontement tragique, mise en spectacle qui avait évidemment des conséquences terribles pour les gens (nous en sommes sans doute à plus de vingt morts, tous du côté de l’APPO). L’État traduisait un mouvement social complexe en scènes de violence, en images chocs. Le message est clair : tout mouvement social engendre la terreur, et il s’adresse à la partie molle et soumise, à la partie décomposée de la société. L’État joue sur deux tableaux à la fois : d’un côté, il est celui qui organise le spectacle de la violence et à cette fin il doit, d’une façon plus ou moins clandestine, user de moyens terroristes ; de l’autre, il se présente comme celui qui met fin à la violence par l’exercice d’une terreur légitime. La terreur de l’État est présentée comme légitime parce qu’elle met fin à une violence sociale, dont l’État avait au préalable organisé la représentation. Où est le droit ? Il n’y a pas de droit dans cette affaire ou seulement comme justification du terrorisme d’État par la mise en scène d’une paix sociale rompue par les insurgés.
Nous devons reconnaître que l’État Janus a joué sa partition avec un certain brio : la tâche d’organiser le spectacle de la violence par des moyens terroristes est revenue à Ulises Ruiz et à ses hommes de main, en l’occurrence la police de l’État d’Oaxaca, ou police ministérielle, habillée en civil (le vêtement civil représentant le côté clandestin de la police, l’uniforme son côté public), ce sont eux qui ont constitué les escadrons de la mort, qui ont assassiné en toute impunité et mis le feu à certains bâtiments publics ou autres au cours de l’opération du 25 novembre dite "opération Hierro" ; la tâche de mettre un terme à la violence en faisant usage d’une terreur légitime, après la mise en scène du dialogue et du droit, revenait au ministre de l’Intérieur du gouvernement fédéral, avec l’aide de la Police fédérale préventive, en uniforme cette fois-ci. L’État Janus, emporté par son élan et la facilité avec laquelle il a pu mettre en place sa stratégie, nous a offert un dernier spectacle avec une mise en scène grandiose, celui du glaive de la justice impartiale à l’œuvre : à 4 heure dans l’après-midi, sous l’œil des caméras de la télévision convoquée pour la circonstance, la Police fédérale préventive sur son quarante et un, aidée par l’armée (voyez du peu !) a fait une descente dans l’antre des paramilitaires (de la police ministérielle) ; à cette heure-là, il n’y a plus personne, elle a pu tout de même mettre la main sur quatre pelés, qu’elle s’est empressée de libérer deux jours plus tard quand les caméras n’étaient plus là ; la perquisition, nous dit-on, a duré deux heures, elle a passé au crible les voitures volées, dont se servent les paramilitaires pour leur opérations meurtrières, et elle a emporté les quelques armes qu’elle a trouvées sur place pour les analyser. L’État metteur en scène a peut-être été un peu trop loin cette fois-ci ; en tout cas, à Oaxaca, tout le monde en rit encore.
Oaxaca, le 11 décembre 2006,
Georges Lapierre