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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 10 janvier 2007

vendredi 12 janvier 2007, par Georges Lapierre

Bien le bonjour d’Oaxaca, le 10 janvier

Je rentre de la région mazahua, au nord de la capitale. C’est une région montagneuse où l’eau, bien précieux pour une capitale de plus de 25 millions d’habitants, abonde ; des retenues y ont été construites qui alimentent en eau une partie du District fédéral et de l’État de Mexico. Une retenue avait cédé et des terres avaient été inondées, les femmes mazahua, vous vous en souvenez sans doute, avaient alors constitué une armée zapatiste pour obtenir des indemnisations et différents ouvrages (comme l’accès à l’eau courante !) que leur avait promis le gouvernement. La lutte continue d’ailleurs et tout dernièrement elles ont dû fermer les vannes d’un barrage (le barrage de Cutzamala) pour que l’État se souvienne de ses promesses. Je suis allé à Pueblo Nuevo : en 1680, suite à la politique de regroupement et de concentration de la population indigène menée par l’Église, le royaume d’Espagne avait reconnu un territoire communal aux Indiens mazahua, d’où le nom du village, Pueblo Nuevo. Ces terres communales sont aujourd’hui remises en cause et les Mazahua de Pueblo Nuevo doivent faire face à un procès interminable tout en cherchant à s’émanciper de la tutelle des partis politiques. Simple délégation ou agence municipale, ils ont réussi à imposer, il y a peu, leurs autorités désignées selon les us et coutumes, mais leur but est de faire reconnaître Pueblo Nuevo comme commune autonome et de ne plus dépendre de San José, le chef-lieu qui leur a été imposé. De là, je suis allé au hameau d’Aguazarca où les femmes mazahua, avec les hommes, tentent de construire, sans l’aide du gouvernement et avec bien des difficultés, vous l’aurez compris, une clinique communautaire, il n’y a que les murs, le soir tombe, nous sommes sans doute à 3 500 mètres d’altitude, la discussion s’engage sur la poursuite ou non de ce projet communautaire et puis elle dévie sur le rôle des nouvelles autorités issues de leurs rangs face à la municipalité. Les femmes sont assises par terre, protégées doublement par leurs châles et par les murs, les hommes restent stoïquement debout pliés comme des arbres sous le vent glacial qui descend du volcan la Nevada de Toluca. Ils vont poursuivre leur projet de clinique et se revoir pour préciser ce qu’ils attendent de leurs nouvelles autorités.

Sur la route du retour, nous passons par Toluca et je me sens soudain projeté dans le premier monde, un monde industrialisé où les voitures filent dans tous les sens sur des avenues à trois voies, avec des grands magasins largement éclairés, nous sommes loin du Mexique rural du Sud-Est, de la montagne mazahua et même d’Oaxaca, une gifle de la modernité, un univers de fiction où se dissout peu à peu le sentiment de notre réalité, le Rio Lerma si limpide quand il traverse Atlapulco est devenu un large égout dans lequel les usines à la façade pimpante déversent leurs déchets. J’ai fait le voyage en compagnie de Juana, qui est la présidente de l’association des femmes mazahua de la capitale. Elle m’a parlé du premier exode vers la capitale à la fin des années quarante, légende, mythe ou anecdote ? Un jeune couple accusé à tort d’assassinat a dû fuir la tribu pour échapper à la police, ils sont descendus de la montagne, marchant la nuit et se cachant le jour pour arriver finalement à Mexico où ils ont trouvé du travail ; elle ne m’a pas dit si la femme vendait des fruits sur une charrette ou si elle travaillait comme bonne dans une maison bourgeoise, mais elle m’a parlé de « la India Maria », la Bécassine mazahua des films à succès des années cinquante, puis de la télévision : bonne fille un peu niaise venue de sa lointaine montagne et qui faisait rire le bon peuple en lui donnant à bon marché, le sentiment d’une supériorité. C’est ce jeune couple qui aurait donné, à travers les relations qu’il avait gardées dans la communauté, l’idée aux Mazahua, surtout aux femmes, d’aller dans la capitale afin de trouver un palliatif à leur appauvrissement. L’exode des campagnes se poursuit et la métropole monstrueuse continue à absorber jusqu’à l’indigestion ces paysans qui fuient des conditions de vie, de survie, de plus en plus aléatoires et compromises.

« Nous, prisonniers politiques arrêtés le 25 novembre 2006, dont les noms et les signatures suivent en bas de cette lettre, nous voulons porter à la connaissance de l’opinion publique que nous n’avons commis aucun délit, c’est dire que nous sommes innocents et que l’on nous accuse de délits préfabriqués, pour cette raison nous ne sommes pas pénalement responsables, en conséquence nous n’avons pas à demander pardon à une quelconque autorité pour obtenir notre libération, nous sommes innocents. Le faire serait comme accepter notre culpabilité et sortir de la prison à genoux, nous demandons notre liberté immédiate et sans condition, sans chantage d’aucun type, notre liberté doit être obtenue le front haut, nous rappelons que nous sommes innocents. Nous demandons aux organismes internationaux des droits humains qu’ils insistent auprès des autorités pour venir prendre les témoignages de nous tous afin que des sanctions soient prises contre les diverses autorités pour leurs agissements contraires aux lois et à notre préjudice. » Suivent les noms de trente détenus.

Malgré les menaces des directeurs des prisons, des matons et des policiers, les familles tiennent bon et continuent à occuper les abords des pénitenciers de Tlacolula, à une trentaine de kilomètres d’Oaxaca, et de Miahuatlán de Porfirio Díaz (qui porte bien son nom), à une centaine de kilomètres. À Miahuatlán, la situation est tendue, le directeur a interdit toutes les visites en accusant de cette mesure les familles du plantón, du coup les prisonniers de droit commun chauffés par les groupes de pouvoir au sein du milieu pénitencier sont remontés contre les gens de l’APPO et les menacent de représailles. Bonjour l’ambiance ! Aujourd’hui, les familles de Tlacolula ont manifesté sur la route internationale Cristobal Colon qui conduit à Salinas Cruz et à Juchitán, ce n’est pas la première fois qu’elles le font.

Le satrape Ulises Ruiz chante sur tous les tons de la propagande que le calme et la tranquillité sont revenus dans sa bonne ville mais il va jusqu’à craindre une manifestation d’enfants pour le jour des Rois mages et il est amené à prendre des mesures draconiennes pour tenter de s’en protéger, en vain. Les flics ont bien formé un cordon menaçant tout autour des femmes de la COMO (Coordinadora de las mujeres de Oaxaca, Primero de Agosto) qui, sur la place Santo Domingo, récupéraient des jouets pour les enfants des prisonniers, des disparus et pour les enfants de la ville, les gens ont passé outre à ce barrage de la flicaille et ont apporté des jouets en grand nombre, neufs et jusqu’à des tricycles. Comment peut-on être touristes dans une telle ville ? Le jour de la distribution des jouets, ce samedi, les flics ont bien interdit l’accès à la place Santo Domingo en barrant par de hautes grilles et par leur présence les rues qui y mènent, la distribution des jouets s’est faite sur une autre place, la place Carmen Alto, et elle a eu un énorme succès. Ulises Ruiz a loué plus de quarante autobus pour faire venir les paysans du CROC, le syndicat maison, et occuper la place de la Danza d’où devait partir la manifestation des enfants, plus de trois cents enfants sont partis de la rue qui se trouve à côté de la place. J’évite le plus souvent le centre-ville, qui sue la haine et la peur, comment peut-on marcher à l’ombre de toute de cette poulaille, dernière image de la ville où règne le tyran Ulises Ruiz ?

Les dehors de la ville sont bien gardés aussi, la Sierra Norte est occupée militairement, des barrages, à l’entrée des deux routes qui pénètrent à l’intérieur de la sierra, veillent et se veulent dissuasifs. La guerre continue, plus souterraine, elle risque d’être longue. La population d’Atzompa, municipalité voisine d’Oaxaca, vient de s’opposer aux travaux de restauration de la mairie engagés par l’ex-président. Celui-ci, soutenu par Ulises Ruiz et sa police, pensait pouvoir reprendre pied. La population l’avait destitué pour nommer de nouvelles autorités liées à l’Assemblée populaire. Elle continue à les soutenir. À la frontière avec l’État du Guerrero, 20 des 36 communautés de la région triqui viennent de former, après maintes discussions, la commune autonome de San Juan Copala, qui sera régie selon les us et coutumes et où le conseil des anciens sera une des principales instances de décision, avec l’assemblée. Les nouvelles autorités, qui appartiennent toutes à l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca, espèrent arriver un jour à ne plus dépendre de l’État grâce aux ressources naturelles de la région et au travail communautaire.

Quel est le devenir de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca et, plus généralement, quel est le devenir du mouvement social au Mexique ? Loin d’être un homme du passé issu d’un parti d’État archaïque et corrompu, Ulises Ruiz, comme Calderón, est l’homme politique du présent sinon de l’avenir, il représente le nouveau pouvoir, celui d’une oligarchie prédatrice s’appuyant sur les forces réactionnaires d’une société en décomposition (et dont elle précipite par son activité prédatrice la décomposition). Quelles sont ces forces ? La bourgeoisie dans son ensemble, le monde du commerce et de l’entreprise, attaché au gain, à l’immédiateté de l’argent, mais aussi toute cette partie atomisée de la société soumise au pouvoir, dont elle attend un appui dans un monde si impitoyable. La décrépitude du parti d’État ne fait qu’augmenter son angoisse et renforcer son attachement à l’autorité et à la brutalité la plus manifeste de son expression : l’armée dans sa fonction policière, les forces policières, les paramilitaires et les partis d’extrême droite. Calderón, par exemple, a bien compris cet attachement obsessionnel à l’ordre et à la sécurité au point d’en faire le thème unique de sa propagande. Nous le voyons vêtu d’une vareuse militaire vert olive et coiffé d’un képi à cinq étoiles, présider, entouré de généraux médaillés, les grandes manœuvres de la lutte contre la délinquance organisée. Ces manœuvres à grand spectacle aujourd’hui seront dirigées dans un proche avenir, n’en doutons pas, contre les mouvements sociaux, nous passerons alors de la mise en scène à la réalité.

Dans un article récent paru dans La Jornada, Carlos Beas parle de la dérive fasciste du gouverneur Ulises Ruiz : « La stratégie dessinée par le gouverneur Ulises Ruiz pour se maintenir au pouvoir a été le fascisme... En plus de détruire physiquement les opposants, il a cherché à créer un climat de terreur qui paralyse la population et la rend docile et malléable. » Ulises Ruiz n’a fait que suivre la stratégie de la droite qui est au pouvoir depuis quelque temps déjà au Mexique et qui est celle des pays d’Amérique latine inféodés aux États-Unis : constitution des groupes paramilitaires au Chiapas aboutissant au massacre d’Acteal ; répression avec un luxe de brutalité et un grand mépris des droits humains des altermondialistes à Guadalajara (Jalisco), le gouverneur de l’État était alors Francisco Ramírez Acuña, aujourd’hui il est le ministre de l’intérieur de Felipe Calderón ; sauvage intervention de la police fédérale préventive à Atenco (État de Mexico), suivie de violences sexuelles, de tortures et d’emprisonnements arbitraires, le secrétaire de la Sécurité publique fédérale était alors Eduardo Medina Mora, Medina Mora est aujourd’hui procureur général de la République. Nous devons reconnaître que la droite ne manque pas d’un certain suivi dans les idées.

L’oligarchie au pouvoir se prépare à l’affrontement. Elle a clairement conscience de la fragilité de sa position sur le plan politique, de son absence de légitimité démocratique. Dans une société inquiète, profondément troublée du fait de sa politique libérale, la droite s’est accrochée au pouvoir contre la volonté de la majorité des électeurs, par un coup de force électoral, qui s’apparente un peu, nous devons en convenir, à un coup d’État. Nous nous trouvons en face d’une situation assez inédite, qu’il serait intéressant de définir, du moins dans ses grandes lignes. Sommes-nous en présence d’un nouveau fascisme comme semble le suggérer quelques auteurs d’opinion ? Le fascisme est le recours à l’État religieux, l’État chrétien du roi de Prusse, quand une crise sociale due à l’activité capitaliste met en péril un des fondements de la société bourgeoise, la division du travail. C’est l’État religieux, totalitaire, opposé à l’argent, qui reprend à son compte l’activité de division du travail, pour un temps du moins, celui de palier le déficit de l’État démocratique. Le Mexique connaît une profonde crise sociale due à l’activité capitaliste et l’État providentiel (dans le sens religieux du terme), qui pouvait freiner cette débâcle sociale, est lui-même remis en cause par les grands marchands, qui le perçoivent comme une entrave à la libre entreprise. Affaiblir l’État providentiel, c’est aussi courir le risque de voir surgir les mouvements sociaux (que l’État providentiel contenait avec plus ou moins de rigueur) mettant en cause, sous différentes formes, l’activité de division du travail du capital, le devenir totalitaire du monde. Le Mexique se trouve à cette croisée des chemins : L’État démocratique de la libre activité marchande des pays du « centre » (de l’œil du cyclone), est bien incapable ici de contrôler l’insatisfaction sociale née de cette même activité, mais l’État providentiel s’avère désormais un frein à la libre activité des marchands et doit en conséquence disparaître : la quadrature du cercle. Comment la résoudre ?

Mettre à la tête de l’État des gens totalement inféodés au monde des affaires qui vont mener une politique libérale à marche forcée (ce qui est le contraire du fascisme), engendrant une profonde crise sociale qu’ils se préparent à affronter en s’appuyant sur les forces réactionnaires issues de cette crise (ce qui se rapproche du fascisme) : les mouvements d’extrême droite, ce qui reste des organismes de contrôle social du parti unique, réseaux du parti d’État qui vont nécessairement se rapprocher des réseaux d’extrême droite pour former cette part de l’ombre, de la police secrète, cette part obscure du contrôle social, où se mêlent dans une grotesque connivence les réseaux mafieux du trafic de la drogue, les forces de police et les organisations politiques : « Vicente Fox et Felipe Calderón ont été plus près des courants les plus arriérés et brutaux du PRI que des secteurs de la population qui sont en train de demander depuis en bas un véritable changement démocratique pour le Mexique », nous dit Carlos Beas. C’est la part peu avouable du maintien de l’ordre, la part visible reste l’armée, symbole de la nation, de l’État souverain, mais, à l’inverse de ce qui se passe dans le fascisme, cette armée n’est pas conquérante, elle n’est qu’un instrument de police dirigé contre les forces vives de la nation.

Toute cette stratégie du pouvoir n’est pas seulement le fait du Mexique, elle vient de plus haut. Nous ne sommes pas dans une crise du capitalisme mais dans une crise sociale aiguë générée par l’activité capitaliste de suppression du travail. Dans les pays de la périphérie où existe encore une vie sociale forte faisant obstacle au devenir totalitaire du monde, la stratégie consiste à s’appuyer sur les forces réactionnaires nées de la désintégration sociale pour combattre les mouvements de résistance à cette désintégration. La périphérie (ou semi-périphérie) du système-monde capitaliste n’est pas seulement géographique, en fonction d’un centre originel et historiquement plus avancé, elle est essentiellement sociale, la périphérie peut être définie par la survivance d’une vie sociale fondée sur la culture de la réciprocité ; cette vie collective reposant sur l’échange réciproque peut être plus au moins autonome et forte comme c’est encore le cas dans certaines tribus africaines, elle peut-être plus ou moins dégradée comme c’est le cas dans les quartiers populaires. L’activité capitaliste, ou devenir totalitaire du monde, se nourrit de la décomposition des cultures, c’est le sens et l’unique visée de l’activité capitaliste : la guerre contre l’humanité. À la puissance du capitalisme nous ne pouvons opposer que la puissance de l’esprit : reconstruire une vie collective fondée sur la reconnaissance mutuelle, sur le sentiment de l’autre. La base de cette reconnaissance ne peut être que l’assemblée, de la communauté ou du quartier. C’est cette pratique ou cette tradition qu’il s’agit de reconnaître, de renforcer et d’étendre, non dans l’isolement mais à l’intérieur de tout un ensemble culturel régi par la règle de la réciprocité et où la fête et le potlatch restent le but de toute l’activité.

Cet après-midi il y a eu une nouvelle manifestation, partie de la place des Sept-Régions sous l’œil des troupes de choc d’Ulises Ruiz, mi-flics mi-commandos, les jaguars, sur des 4×4 flambant neufs, certains sur des motos tout aussi flambantes, la manif s’est dirigée, alerte et déterminée, vers la place de la Danza. Du monde. Le matin nous sommes allés visiter les familles des prisonniers de Miahuatlán. Moins de tensions, le directeur a levé l’interdiction de visite des familles, ce qui a assoupli les rapports dans la prison. Ils sont dix-sept, six femmes, onze hommes, venus de Tepic (Nayarit) plus deux, qui étaient là avant la rafle du 25 novembre. La majorité sont jeunes et poursuivent des études, ils sont dans une même cour et peuvent communiquer, les visites ne sont autorisées que pour les parents très proches. Certains d’entre eux ont été, selon une technique mise au point dans les geôles de l’armée américaine en Irak et poursuivie à Atenco, sexuellement humiliés. Ulises Ruiz n’a pas cherché à frapper, terroriser et humilier les seuls membres de l’APPO, mais bien tous les habitants d’Oaxaca, qui, sans participer activement à l’Assemblée, étaient solidaires de la lutte, tous ceux qui n’étaient pas proche des cercles du pouvoir finalement, et ils sont nombreux.

Oaxaca, le 10 janvier 2007,
Georges Lapierre

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