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Ayotzinapa

jeudi 6 novembre 2014, par Georges Lapierre

Y aurait-il quelque chose de pourri dans l’État du Mexique ?

Le présent a un côté inédit qui nous surprend toujours. Nous avons bien des références tirées d’un passé plus ou moins proche sur lesquelles nous avons tendance à nous appuyer, elles nous trahissent pour nous donner un point de vue tronqué, faussé, sur le présent. Elles sont comme un voile, une tache dans notre œil qui trouble notre vue si bien que nous n’arrivons que difficilement à saisir notre présent dans sa crudité. Il faut qu’éclate un massacre massif de gens sans défense comme à Acteal en décembre 1997 (quarante-cinq personnes de l’association Las Abejas) ou à Iguala aujourd’hui (six personnes tuées par la police municipale et quarante-trois étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa disparus et sans doute exécutés et brûlés) pour que nous prenions conscience, pour un court instant, de la réalité. Nous nous indignons alors. Comment, la réalité ne correspond pas à l’idée que nous nous en faisons ? Voilà qui est scandaleux ! Être tirés ainsi de notre douce somnolence ! Puis nous mettons ces assassinats collectifs sur le compte des paramilitaires, de la mafia, d’un maire corrompu et, pour tout dire, de l’exception mexicaine. Nous arrangeons notre conscience comme nous tapotons nos oreillers et c’est tout juste si l’assassinat de Rémi par la gendarmerie en France nous secoue et nous rappelle à l’ordre (l’exception mexicaine ? Hum, hum…) ; mais quelle idée aussi de s’en prendre à l’État de droit (sans doute le droit de tuer ceux qui s’acharnent à nous réveiller). Combien de temps resterons-nous éveillés ?

Nous sommes en guerre, nous nous trouvons jetés au cœur d’une guerre sociale qui ne dit pas son nom, vite rendormons-nous, nous ne sommes pas concernés. Dans une guerre sociale, il n’y a pas de prisonniers, il y a seulement des disparus, des gens qui sont enlevés, torturés puis exécutés. On se soumet ou l’on disparaît (« je pense donc je disparais »). Depuis la déclaration de guerre de Calderón en 2006 jusqu’en février 2013 il y eu 26 000 personnes disparues au Mexique (selon le ministère de l’Intérieur) et 102 696 personnes assassinées (plus 23 643 depuis la prise de fonction de Peña Nieto) [1].

Tout ce qui fait obstacle à l’activité capitaliste est impitoyablement détruit, et l’activité capitaliste se présente au jour le jour, au quotidien, comme l’activité de l’individu-roi animé uniquement par le goût de l’argent et du pouvoir : L’Unique et sa propriété, le monde comme sa propriété. Nous nous trouvons jetés au centre d’une guerre sociale d’un nouveau genre ou plutôt qui arrive à ses extrémités : la guerre de l’individu-roi, de celui qui a l’argent dans la tête (dont le prototype est le marchand capitaliste) contre la société. Nous étions habitués jusqu’à présent à des confrontations idéologiques : la société bourgeoise (dite encore marchande, dite encore capitaliste, dite encore démocratique) contre la société théocratique (fasciste ou communiste, Hitler ou Staline) et nous étions habitués à toutes les combinaisons possibles : communistes et fascistes contre les bourgeois ; fascistes et bourgeois contre les communistes ; communistes et bourgeois contre les fascistes. La disparition de quarante-trois normaliens n’est pas sans évoquer d’autres disparitions, d’autres enlèvements, d’autres tortures, d’autres massacres, il n’y a pas si longtemps, au Chili, en Argentine, etc., au Mexique aussi ; et, à la même époque, la même complicité, la même indignation, une indignation qui a pour fin ultime de cacher une complicité bien réelle. Cette guerre idéologique s’est prolongée jusqu’à nos jours surtout en Amérique latine entre des groupes guérilleros d’obédience marxiste et l’armée. Nous connaissons bien encore, surtout en Europe, face à la déroute sociale annoncée une certaine attirance pour le fascisme. Cette guerre idéologique prend aussi ces derniers temps une forme religieuse : fondamentalisme judéo-chrétien face au fondamentalisme musulman. Pourtant cette référence idéologique est déjà du domaine du passé et ne nous apporte qu’une fausse conscience du présent.

La tuerie d’Iguala révèle la collusion d’intérêts entre les cartels de la drogue, les politiques et les hommes d’affaires, et je pourrais ajouter la presse et l’ensemble des médias de masse. Le capitalisme et, avec lui, l’individualisme avancent au pas de charge au Mexique et il s’agit de constituer au plus vite un monde disons de notables, c’est-à-dire d’individus qui ont l’argent dans la tête, au sein des régions ; et ces nouveaux riches, ces nouveaux individus-rois prennent la place des caciques traditionnels désormais hors du coup. Nos notables, nos chers bourgeois, gardaient encore une dimension sociale, illusoire, certes, mais qui leur permettait de se présenter par le biais de la Constitution comme les garants de la vie sociale. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le capitalisme a bien toujours un côté monolithique avec ses grands marchands, ses banquiers spéculant sur les échanges marchands à venir mais il s’est en même temps dissous dans la société ou, plus justement, dans la tête des gens, l’argent a, dans le sens propre du mot, pris la tête de tout un chacun ; le roi (ou, plutôt, le notable) est nu, il n’est plus qu’un individu animé par le capital, par son amour de l’argent et du pouvoir sur la société que lui donne l’argent. Plus rien ne le différencie du capo ou du chef de gang. Il y a encore quelque temps, la bourgeoisie se donnait l’allure d’une classe sociale, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous n’avons plus affaire qu’à un conglomérat d’individus se servant les uns des autres : des accointances d’intérêts dans une chaîne de connivences liant le chef de gang local au maire mafieux, le maire mafieux au gouverneur de l’État et celui-ci au président de la République. Nos bourgeois et autres banquiers peuvent faire la fine bouche, ils sont emportés par le mouvement et côtoient désormais les gangsters de bas étage, le progrès l’implique. C’est le monde de l’argent, de Slim [2], l’homme d’affaires de haut vol, à Abarca, le petit maire mafieux d’Iguala : le même monde, et ce monde porte le fer partout où il rencontre une résistance. Tous les partisans du progrès, du libéralisme, de la démocratie représentative le savent, explicitement ou implicitement, mais alors là, silence, on se garde bien de parler de guerre sociale et pourtant il s’agit bien d’une guerre sociale dans le sens strict des mots : une guerre menée contre la société, une guerre menée par ceux qui ont l’argent dans la tête (définition à la fois du capitalisme et de l’individualisme) contre toute forme de vie sociale digne de ce nom qui subsiste encore.

Avant cette bévue d’un petit maire et de policiers trop zélés, tout baignait dans le bon État du Guerrero, le gouverneur Ángel Aguirre Rivero, homme de gauche à la Hollande (il avait sa photo tous les jours dans La Jornada [3]) avait réussi à diviser et à affaiblir la police et la justice communautaires, seule institution indigène qui pouvait faire obstacle à la pénétration du capitalisme, que ce soit sous la figure des multinationales minières comme sous celle des cartels de la drogue. Il avait même réussi, grâce à l’intervention de l’armée, à jeter dans une prison fédérale la commandante de la police communautaire d’Olinalá, Nestora Salgado, elle avait osé arrêter le syndic municipal de la ville pour complicité avec une organisation mafieuse. Maintenant Nestora Salgado est dans la prison de haute sécurité de Tepic, dans l’État de Nayarit, sa fille a échappé de justesse à des tueurs chargés de la descendre (ils se sont trompés de cible, ils ont assassiné une jeune femme qui lui ressemblait) ; toujours menacée, elle a dû s’exiler aux États-Unis, la Commission nationale des droits de l’homme ayant refusé de lui accorder protection. Et le syndic ? Libre, évidemment, libre de poursuivre sa vengeance sans être le moins du monde inquiété.

Le 2 octobre est le jour d’anniversaire du massacre de Tlatelolco quand, en 1968, les étudiants réunis sur la place des Trois-Cultures ont été pris sous le feu croisé de l’armée qui s’était crue menacée suite à une provocation délibérée de l’état-major présidentiel. Ce fut un massacre. Le 2 octobre est désormais une date symbolique au cours de laquelle les Mexicains, jeunes et moins jeunes, manifestent leur opposition et leur rejet du totalitarisme. Le mot d’ordre, venu des instances les plus hautes et auquel ont été sensibles les gouverneurs des États comme les présidents municipaux, était de réprimer avec la plus extrême vigueur tout débordement. À Oaxaca, par exemple, tous les téléphones portables ont été réduits au silence et les forces de police déployées tout autour du zócalo étaient impressionnantes. L’État, qui est en train de prendre toute une série de mesures impopulaires, est bien décidé à jouer les gros bras.

Parmi ces mesures impopulaires, l’État a en ligne de mire la suppression des écoles normales rurales, elles ont été créées du temps de Lázaro Cardenas [4] afin de permettre aux jeunes gens pauvres et indigènes d’accéder à un enseignement à la fois pratique (agronomie par exemple) et théorique (histoire par exemple). Depuis elles sont devenues des foyers de contestation, d’ouverture d’esprit et de critique, qui n’ont pas l’heur de plaire à l’État. Celui-ci a décidé de s’en débarrasser, il ne leur accorde plus d’aides ni de subventions. Déjà, l’année dernière, lors d’une manifestation des normaliens contre la « réforme » de l’éducation, manifestation qui eut lieu sur l’autoroute du Sud, près de Chilpancingo, la capitale du Guerrero, les forces de l’ordre avaient tiré sciemment sur les jeunes : deux morts. Aucune poursuite n’a été entreprise contre les assassins, photographiés pourtant en plein délit.

Tous ces énoncés permettent de saisir la chaîne des complicités qui lient le maire mafieux d’Iguala aux instances les plus hautes du pays. Ce commerçant en bijoux qui a fait fortune grâce à ses alliances s’est cru autorisé à se venger de la manière la plus brutale (à la façon des narcos) des jeunes qui contestaient son pouvoir absolu ; il avait déjà personnellement tué et torturé deux opposants connus, crime resté impuni malgré le témoignage d’un opposant qui avait réussi à s’échapper. Il ne se trompait d’ailleurs pas tellement puisqu’on lui a laissé largement le temps de s’enfuir : trois jours, alors que tous connaissaient ses antécédents et qu’il était urgent de l’arrêter si l’on voulait avoir une chance de retrouver les jeunes encore en vie.

Pour l’instant le gouvernement est occupé à gérer au plus juste la crise, le gouverneur, Ángel Aguirre, a dû démissionner, premier fusible. En ce moment, alors que j’écris, j’apprends par la radio que le président municipal d’Iguala et son épouse viennent d’être arrêtés, deuxième concession faite à la vindicte publique. Leur cachette devait être connue depuis longtemps, on les gardait seulement en réserve, maintenant, il faut les sacrifier ; la date de leur arrestation n’est pas due au hasard : la veille d’une grande manifestation de soutien aux familles des disparus au centre de la capitale fédérale.

L’État serait-il pris de cours qu’il est ainsi amené à lâcher du lest, jusqu’à ses alliés les plus proches ? C’est possible tant est grande la colère de la population. Cette « digne rage », loin de s’atténuer prend des proportions inquiétantes pour le pouvoir en place. Demain, 5 novembre, une grande manifestation est prévue à Mexico. Les normaliens (seize écoles normales rurales survivent encore) sont bien décidés à aller jusqu’au bout, ils n’ont plus rien à perdre, ils forment un noyau dur, bien organisé autour duquel se condense et s’agglutine peu à peu toute l’exaspération d’une société laminée par une guerre qui ne connaît pas de répits.

Les corps des quarante-trois normaliens ne sont toujours pas retrouvés. Il s’agit de les garder disparus le plus longtemps possible, attendre au moins que la turbulence déclenchée par la nouvelle de leur disparition s’atténue. C’est la politique du pouvoir : attendre que les passions s’apaisent. Les passions ne s’apaisent pas. Au contraire, elles se nourrissent de leur propre feu intérieur, le feu d’une tragédie infinie :

« Vivants, ils ont été emmenés (par l’armée, par la police, par les forces de l’ordre), vivants, nous voulons les retrouver ! », ce cri que nous écoutons depuis le 2 octobre 1968 résume toute la tragédie de la population mexicaine.

Georges Lapierre

El mundo se indigna por Ayotzinapa

Notes

[1Cf. Raúl Zibechi, « México : un Estado fallido planificado ».

[2Carlos Slim, richissime homme d’affaires mexicain, dont la fortune, considérée comme une des premières au monde, a été favorisée par Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994 (note de “la voie du jaguar”).

[3La Jornada, quotidien mexicain orienté vers la gauche culturelle et parlementaire (note de “la voie du jaguar”).

[4Lázaro Cardenas, président du Mexique de 1934 à 1940 (note de “la voie du jaguar”).

Messages

  • Cet article m’a fait pleurer. Même si ces derniers massacres mexicains s’inscrivent dans la ligne droite de toute l’action de l’État mexicain depuis mon plus lointain souvenir d’enfance, d’adolescence, d’adulte. Je suis frappée par le contraste des mobilisations très massives dans le pays et le peu d’effet qu’elles provoquent, voire aucun effet sinon son effet contraire : encore des massacres, encore des disparitions. On a beau évoquer la "culture profonde" mexicaine, "macabre", il ne vient dans l’âme que du désespoir. Désespoir d’avenir.

    Quant à l’assassinat de Rémi en France, dans mes lectures de ce matin j’ai appris qu’au Japon, après qu’une étudiante avait été tuée le 15 juin 1960 lors d’affrontements violents avec la police au cours d’une manifestation de protestation contre le "traité de sécurité" (Ampo) entre le Japon et les États-Unis, le premier ministre a fini par démissionner (non sans avoir d’abord signé le traité). En France, que fait le premier ministre ? Il monte au créneau pour vilipender les "casseurs" et continue de donner des ordres de répression de toutes manifestation de protestation Sivens/Rémi.

    Dans quelle monde vivons-nous, 55 ans plus tard ? J’ai l’impression que la justice n’a pas avancé d’un poil et dans le cas français, ne fait que reculer.

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