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Amazones kurdes

dimanche 28 septembre 2014, par Mylène Sauloy

En 2005, dans les montagnes du Kurdistan irakien.

Quelques arbres sinueux, un torrent sonore, un cirque de hautes falaises et, au bout d’un chemin escarpé qui se dérobe parfois sous nos pas, un village troglodytique accroché en flanc de montagne, camouflé dans les gorges encaissées de Dol Charid Haroun. Au cœur de ce paysage rocailleux, des dizaines de filles roulent de lourdes pierres vers des murs en construction, trimbalent d’énormes marmites ou dévalent la pente, le fusil à l’épaule. Nous sommes dans un village-campement du Mouvement des femmes libres du Kurdistan (Pajk) qui dit coordonner quelque deux mille combattantes dans ses maquis d’Irak, mais aussi dans les organisations politiques en Turquie, en Iran, en Syrie et en Europe. Un espace hors du temps, tout au nord de l’Irak, loin des attentats islamistes et de l’occupation américaine, mais près des bases turques et de la périlleuse frontière iranienne.

Partout alentour, protégées par les somptueuses montagnes du Qandil, des femmes reçoivent une formation militaire et politique dans des camps d’entraînement. Certaines viennent, le temps d’un stage, s’initier au tir à la kalachnikov et à la mitrailleuse, absorber quelques rudiments de stratégie, un brin de tactique et beaucoup de charabia idéologique avant de repartir inoculer le virus de la libération des femmes dans leurs régions d’origine. D’autres décident de s’installer à jamais dans cet univers de femmes en armes, fuyant la mixité.

Même si dans ce camp du Pajk, les activités sont essentiellement politiques, toutes portent l’uniforme militaire : chemise à poches et ample pantalon bouffant tenu par une large ceinture colorée. « Cela fait la taille fine. Mais surtout, en temps de guerre, quand on doit cavaler, ça protège les organes internes. Et ça permet, quand le soleil tape, de ne pas se brûler le ventre avec les grenades et les chargeurs métalliques de munitions ! » Un brin de coquetterie, mais aucune frime : beaucoup de ces filles ont déjà frôlé la mort dans des unités de combat, ici ou en Turquie. Pudiques, elles dissimulent sur leur cou et leurs jambes les cicatrices de blessures de balles.

« Ici, on vient se ressourcer, se sentir femme ! » dit la pétillante Rouquen, qui a longtemps commandé une grosse unité de combat mixte, avant de tourner le dos aux hommes. Une histoire commune à plusieurs des neuf commandantes du camp. Élues pour deux ans, elles ont entre vingt-cinq et trente-cinq ans et certaines « vétérans » sont passées par l’armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), formée pour l’essentiel de Kurdes de Turquie. Beaucoup ont grandi à une époque où Ankara faisait raser les villages kurdes d’Anatolie et réprimait violemment le vaste mouvement populaire de défense de l’identité kurde. Prononcer le mot « Kurdistan » était interdit, et pouvait coûter dix-huit ans de prison pour « séparatisme » ! Toutes ces filles ont perdu des proches dans cette sale guerre.

Devenues étudiantes, comédiennes ou musiciennes, elles rejoignent, comme des milliers de jeunes, la lutte armée pour la liberté et les droits de leur peuple. Et là, consternation : elles découvrent qu’armée ou non, la moitié — masculine — de leur peuple est despotique et que les fameuses traditions qu’elles sont censées défendre sont on ne peut plus patriarcales. « Dans nos premières années de guerre, nos hommes nous disaient que, selon nos traditions kurdes, nous devions couvrir nos cheveux par un foulard », raconte Dorchine, trente-trois ans, petites lunettes cerclées, longue chevelure lisse dénouée sur les épaules. Elle sortait alors tout juste de sa fac de lettres à Adana : « Vous n’avez pas la force de vous battre, allez aux cuisines nous préparer à manger... »

Les filles du PKK, qui ne rêvent que de se battre et de prouver qu’elles n’ont pas peur, se vexent. « Certaines ont voulu montrer qu’elles pouvaient combattre comme des fedayin, jusqu’à la mort. Elles en sont mortes ! » Les hommes se contentant de les regarder faire. « À leurs côtés, nous cherchions à devenir les copies des hommes. C’était une erreur », déplore Dorchine. Avec quelques compagnes, elle fonde alors, en 1995, un premier mouvement de femmes, non loin du maquis de PKK, mais avec des femmes commandantes pour « avoir une pensée libre et autonome ». Et ce n’est plus seulement la cause des kurdes qu’elles veulent défendre. Les filles ont en mémoire leurs mères opprimées, leurs sœurs et leurs cousines mariées de force, les lapidations et les crimes d’honneur contre les jeunes filles jugées de mauvaise vie. Désormais elles se battent pour toutes les femmes du Moyen-Orient. La guerre des filles est déclarée.

Kurdes en majorité, mais aussi turques, iraniennes ou syriennes, les femmes libres du Pajk ont parcouru un sacré bout de chemin avant de se retrouver dans ce territoire où elles peuvent enfin s’offrir un temps pour réfléchir, réinventer le monde, imaginer un paradis terrestre au féminin. Beaucoup ont grandi en Allemagne, en Australie, déchirées entre leurs racines kurdes et leur désir d’Occident.

« À la maison, mon père et mes frères m’empêchaient de sortir, de crainte que je ne devienne européenne ! Et au lycée, on subissait la ségrégation », raconte Didjley, vingt ans, arrivée de Cologne il y a quatre mois pour débrouiller ses conflits d’identité, « parce que kurde et femme, c’est trop ». Mais la condition féminine en Occident n’est pas une référence pour autant : « L’Orient voile les femmes, l’Europe les dénude pour le commerce et banalise le porno, ironise Tekochine qui, après des études de sciences politiques à Ankara, a vécu en Suède et en Belgique. C’est vrai que l’islam perpétue l’une des pires versions du patriarcat, mais le capitalisme athée n’a pas libéré la femme.

Une fois l’Occident et l’Orient renvoyés dos à dos, les quatre-vingts femmes de ce camp doivent imaginer une alternative. Dans ce maquis pensant, chaque maisonnette de pisé, dites « manga » abrite une commission de travail. Celle chargée de la défense cogite sur de nouvelles formes de lutte armée. « Les hommes aiment la guerre ; nous, nous la subissons. Nous développons donc des formes de légitime défense. » Le patriarcat est-il soluble dans la poudre de la kalachnikov ? Autrement dit, contre qui pointent les armes d’une guérilla de femmes ? « Nous nous préparons à défendre les femmes partout où elles sont attaquées, violentées, confie Sewra, rompue aux techniques de commando. Si les Américains laissent faire, la Turquie peut très bien nous attaquer. Le gouvernement irakien aussi. » L’Irak pourrait en effet décider d’éradiquer ces maquis, source de conflit avec la Turquie. La montagne a donc été truffée d’abris, et sur ces crêtes des « douchka », des mitrailleuses lourdes, sont pointées vers le ciel. Dans chaque manga, des kalachnikovs étiquetées Sulbus, Tekochine, Djanda, Elife ou Zilan, les noms de guerre des filles, sont appuyées aux murs ou posés contre les fenêtres.

Encore plus haut, sur le raidillon, Sakine, de la commission art et culture, enseigne les mélodies traditionnelles kurdes aux plus jeunes. Cette ancienne chanteuse de pop et folk a débarqué en Irak après avoir été jetée dans une geôle turque pour avoir entonné des chants interdits. « Les Américains, on les remercie de nous avoir débarrassés de Saddam Hussein, mais, vu l’état de leur culture et de leur société, on préférerait qu’ils ne s’occupent pas des nôtres ! » Ce soir, promis, on fera une veillée musicale autour du feu. Les filles chanteront a capella, frapperont de gros tambours et on dansera le delilo, en sautant au-dessus des flammes — tradition périlleuse héritée des zoroastriens, ancêtres adorateurs du feu...

Il existe aussi une commission de discipline — en bonne langue de bois — et une de presse, plutôt chic : les ordinateurs portables derniers modèles ont été achetés grâce aux cotisations de la diaspora kurde en Europe et des réseaux féministes dans le monde. Car les filles, telles des troubadours, voguent d’un camp à l’autre, colportant les nouvelles et les infos recueillies sur Internet. La civilisation reste à portée de satellite : un barrage bricolé sur le torrent fournit l’électricité aux mangas et une grosse antenne parabolique capte, via un satellite irakien, les serveurs Internet et les chaînes télé.

C’est l’heure de la pause. Sewra s’accroupit à l’entrée d’une grotte d’où coule un joli ruisseau, puis peigne et démêle ses longs cheveux bouclés : « Ma mère m’a toujours dit que notre force résidait dans notre chevelure, qui doit être éclatante ! » Sulbus, tignasse flamboyante passée au henné, sort de la maisonnette-salle de bains où l’on lave son corps et son linge à même le sol, au robinet d’un gros tonneau rouge chauffant : « La plupart des femmes veulent être belles pour les hommes. Ici, nous sommes belles pour nous-mêmes. » Un arbuste décoré de soutien-gorge colorés en atteste. Un petit groupe est parti cueillir de l’ail et des feuilles de vigne sauvage au bord du torrent, pour cuisiner le plat spécial du dîner. Dans le four à pain, trois filles en nage finissent d’enfourner les cent derniers nans, sorte de galette très prisée. Derrière ses lunettes embuées, Nezine, bouille d’étudiante, ironise : « Mais nous n’allons pas vivre toute notre vie comme au Moyen Âge. C’est une étape... Nous sommes des amazones postmodernes ! Tout va changer. » Mais soudain la guerre reprend le dessus. Deux filles épuisées rentrent d’une mystérieuse mission, la « kalach » à l’épaule. Les retrouvailles chaleureuses sont vite interrompues par de mauvaises nouvelles : l’armée turque a lancé une offensive à la frontière, sur le plateau de Beh Dinan, à dix jours de marche. Elles relatent les soldats turcs tués et leurs camarades en danger, plus de mille femmes des « YJA Star » — les unités combattantes du Pajk — encerclées. Sewra court brancher la radio. Grésillements, puis une voix chevrotante : « Pas de pertes pour nous. » Mais les sessions de l’« Akadémi », l’école du Pajk, ont dû être interrompues.

À l’Akadémi, on revoit d’un point de vue exclusivement féminin les bases de sociologie, d’histoire, d’écologie et de psychologie. Le tout pour un public essentiellement masculin « qui se rééduque » en neuf mois de stage. Et, surprise, les candidats sont plus nombreux que les places proposées à chaque session. Aux commandantes d’évaluer leurs motivations. Ce matin, elles décryptent une missive arrivée la veille à dos d’âne, dix pages manuscrites en caractères minuscules. « Celui-là a l’air vraiment motivé, annonce Tekochine à ses copines. Il dit qu’il a honte d’être un homme ! »

C’est la commission pour changer les hommes qui conçoit le contenu de l’éducation dispensée à l’Akadémi. On y enseigne que l’harmonie a régné entre les sexes jusqu’à ce que tout bascule au néolithique : La civilisation sumérienne, ancrée dans cette région de Mésopotamie, a mis en avant le rôle de protecteur et de reproducteur de l’homme supplantant celui de la femme. Depuis les hommes sèment la violence et la guerre, au grand désespoir des femmes.

On y apprend aussi que le Pajk veut en finir avec les régimes despotiques et autoritaires de la région, et rêve de construire une société écologique démocratique. De session en session, des dizaines d’hommes, comprenant qu’ils ont dépassé les bornes, adhèrent religieusement à ce vaste projet. Et pas seulement les machistes orientaux.

Serhat, un Ukrainien de vingt-six ans, ancien mercenaire en Tchétchénie, a connu, à son retour à Kiev, des militants kurdes. Dans leur sillage, il a largué femme et enfant pour les suivre vers les maquis mythiques. « L’Akadémi m’a transformé. J’ai réfléchi à la domination masculine, à la violence. Aujourd’hui, j’ai envie d’être un individu, pas un homme. » Ici, il travaille au barrage électrique sur le torrent, loin du camp des filles, et se sent utile. Il partage une manga avec Ewa, un jeune Iranien rééduqué lui aussi. Quatre autres hommes vivent isolés tout en haut de la montagne, où ils rédigent un rapport sur les relations hommes-femmes.

Douceur d’une fin de journée. Des filles font des étirements ou sautent à la corde tandis que deux autres se lancent dans un combat de lutte libre, roulant jusqu’au bord du précipice, pour la plus grande joie d’un public épaté. Toutes sont parfaitement détendues. On peut enfin oublier la langue de bois et l’idéologie, et parler de l’intime. Question : Les hommes rééduqués peuvent-ils devenir vos amants, vos compagnons ? Éclat de rire général. « Non, ce sont nos camarades, pas nos hommes ! » répond Dorchine. Mais alors, n’y en a-t-il pas un qui vaille d’être aimé ? « Pas pour le moment. Dans nos sociétés traditionnelles, avec en plus la pression de l’islam, les relations libres et égales sont impossibles. Nous ne voulons pas nous engloutir dans le mariage. »

Tekochine est rêveuse : « Je connais les hommes. J’ai perdu confiance. » Soit, mais que penser de ces gestes tendres, de ces regards entre filles ? Certaines sont-elles amantes, compagnes ? Visiblement, la question embarrasse : sourires crispés ou sourcils froncés, elles l’éludent. La nuit est tombée sur le village de l’utopie. Là-haut, dans la maison des commandantes, Tekochine allongée sur un canapé, lit un médiocre bouquin américain de psychologie féminine. « Avoir des enfants ? » Elle rit à en perdre haleine : « Oui, non, oui... je suis une femme après tout ! Aller au théâtre, reprendre des études, avoir des enfants, oui, oui. Mais dans un autre monde... Pour l’instant, je veux me battre pour une société meilleure. » Combien de temps encore ? Les doyennes du camp frôlent déjà les trente-cinq ans... « Mais les Kurdes font plein d’enfants ! »

À côté, dans la bibliothèque-armurerie-placard à literie, Perwine, une Syrienne de dix-sept ans, tchate sur Internet, avec à l’écran l’image d’un très joli brun aux yeux de braise. Écarlate, elle jure que c’est son cousin d’Alep... Puis les filles étalent leurs couvertures à même le sol et s’allongent tout habillées. « Il faut être prêtes à tout ! » Elles s’endorment, blotties les unes contre les autres. Seule présence mâle : d’adorables mulots qui pointent leurs museaux à travers le plancher. En Occident, les mouvements féministes ont conquis la liberté sexuelle, le droit au divorce et à la contraception. Ici, la guerre des filles passe par l’exclusion des hommes. Ou mieux, leur rééducation.

Mylène Sauloy
Marie Claire, octobre 2005.

Kurdistan, la guerre des filles

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