Pour la première fois les peuples indiens prenaient la tête d’une vaste campagne nationale et internationale appelant à mettre à l’ordre du jour non seulement les droits et la culture indigènes, mais aussi une autre façon de faire de la politique et d’affronter le pouvoir. Les partis politiques ont été bien en dessous d’une société civile mue par l’espoir de ce qu’elle allait pouvoir construire avec ses propres forces.
La mobilisation convoquée par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) avait plusieurs objectifs. Ils se proposaient de porter devant le Congrès de l’Union les Accords de San Andrés signés avec l’État mexicain le 16 février 1996 (avec le gouvernement antérieur) et en chemin de rencontrer l’ample mouvement indigène national et les organisations et collectifs internationaux, outre des milliers de gens de base et du monde intellectuel, artistique et scientifique.
La Marche de la couleur de la terre a fait des peuples indigènes des protagonistes de leur propre histoire au dehors de leurs communautés. Le racisme enraciné dans les institutions et de larges secteurs de la société a subi une débâcle presque aussi forte que celle que lui a assénée, le 1er janvier 1994, le soulèvement armé zapatiste et la prise de sept chefs-lieux du Chiapas. C’est jusqu’à aujourd’hui l’une des plus grandes mobilisations de l’époque moderne en marge des partis politiques et des conflits postélectoraux.
Pour le sociologue et musicien Ángel Lara, présent durant la mobilisation et scénariste du documentaire [bleu violet]Caminantes[/bleu violet] (de Fernando León de Araona, primé la même année au Festival de cinéma de La Havane), le plus important ne fut pas la multitude et le caractère de masse du processus, mais sa valeur qualitative : « Comme le mouvement zapatiste lui-même, la marche a pris la forme d’un ensemble de paradoxes énorme et puissant. L’initiative appelait l’ordre établi à reconnaître l’autonomie et la culture des peuples indiens du Mexique, et en même temps son développement jour après jour déclenchait une massive désaffection de l’ordre établi dans tout le pays. À son passage, la marche rendait visible la dure réalité du Mexique d’en bas tout en tissant un espace politique qui n’était plus celui de l’ordre, mais une sphère publique non étatique impossible à concevoir dans les schémas traditionnels des partis et des institutions, une nouvelle qualité de démocratie, de communication, de politique, de désir de vie collective. »
Le 24 février 2001, vingt-trois commandants et un sous-commandant partent de cinq points du territoire zapatiste pour San Cristóbal de Las Casas, au Chiapas, première étape de leur itinéraire. Dans cette ville raciste par excellence ils reçoivent les bâtons de commandement des peuples indigènes qui leur ont demandé de les représenter.
La caravane quitte l’État du Chiapas et poursuit sa route dans les États d’Oaxaca, Puebla, Veracruz, Tlaxcala, Hidalgo, Querétaro et Guanajuato, avant d’arriver à Nurío, au Michoacán, pour le Troisième Congrès national indigène (CNI). Les travaux commencent le 3 mars avec la participation de délégations de quarante peuples indigènes. C’est le rassemblement le plus représentatif des dernières décennies de peuples, de communautés et de quartiers indigènes du Mexique.
L’itinéraire passe ensuite par l’État de Mexico. Les secteurs patronaux sont inquiets. La multitude exige non seulement la reconnaissance des droits indiens, mais aussi la justice et l’égalité pour tous les Mexicains. À Toluca, le commandement zapatiste envoie un message au pouvoir économique : « Ils ont peur parce que, disent-ils, les pauvres vont se soulever à notre passage et vont faire payer toutes les injustices. Ils ont peur car ils reconnaissent que les conditions de vie de la majorité des Mexicains, et pas seulement des indigènes, sont très mauvaises et que cela peut provoquer une rébellion. » Dans l’État de Morelos, terre natale d’Emiliano Zapata, les peuples indigènes et les paysans de la région se joignent à eux. Puis c’est l’État de Guerrero, où pour la première fois ils rencontrent les bases de soutien d’autres mouvements armés. Le 9 mars, ils arrivent à San Pablo Oxtotepec, aux portes de la ville de Mexico. Au bout de quinze jours de route et de la visite de douze États, la marche qui était partie de San Cristóbal de Las Casas n’est plus la même. Des millions de personnes ont accompagné son cheminement, des centaines de déclarations ont été publiées pour ou contre elle. À ce point, la mobilisation est imparable.
Les gens sortent de Mexico pour les recevoir. Les rues se sont remplies d’indigènes, d’ouvriers, de paysans, d’enseignants, de banlieusards, de chauffeurs, de pêcheurs, de conducteurs de taxi, de personnel des bureaux, d’employés, de vendeurs ambulants, de religieux, de lesbiennes et homosexuels, d’artistes, d’intellectuels, de militants, de législateurs, de sportifs, d’activistes. Le prix Nobel José Saramago, les chanteurs Joaquín Sabina et Miguel Ríos, l’écrivain Manuel Vázquez Montalbán, le poète Juan Gelman, le syndicaliste José Bové, le sociologue Yvon Le Bot sont là, parmi beaucoup d’autres.
Le journaliste Jaime Avilés (par respect pour son souvenir, il faut préciser que lorsqu’il est mort il s’était distancié publiquement des zapatistes) a écrit alors : « À la différence des meetings de gauche, ici il n’y a pas de contingents organisés, mais des citoyens qui sont venus de leur propre chef et à leurs propres risques, sans parti ni syndicat ni corporation qui les convoient. C’est insolite. Et si “peu” qu’ils soient, ils constituent déjà une respectable multitude qui en elle-même représenterait un super succès pour n’importe quel rassemblement électoral. »
Devant une place pleine à craquer, le sous-commandant Marcos (aujourd’hui Galeano) lance : « Mexico, nous ne venons pas te dire que faire ni te guider à aucun endroit. Nous venons te demander humblement, respectueusement, de nous aider, de ne pas permettre que l’aube revienne sans que ce drapeau ait une place digne pour nous qui sommes la couleur de la terre. »
Puis ce sont des jours intenses où la classe politique mexicaine se voit dépassée par la force de la mobilisation. Au Congrès de l’Union, on tente de faire obstacle à la présence des zapatistes en leur offrant une petite salle pour les entendre, mais ni les zapatistes ni les peuples indigènes ne sont venus négocier ou recevoir une aumône. Ils demandent à être entendus à la tribune officielle, pas dans l’arrière-cour.
« Devant le choix entre les politiciens et les gens, l’EZLN n’hésite pas : elle est avec les gens », signalent les zapatistes, et ils annoncent leur départ. S’ensuivent des allers et retours de messages entre les partis à la Chambre des députés, jusqu’à ce qu’ils se décident finalement à ne pas rester en marge de l’histoire et approuvent la participation indigène en session plénière du Congrès, malgré l’opposition de la fraction du parti du président Vicente Fox, le PAN.
Le 28 mars, alors que tout le monde pensait que le sous-commandant Marcos allait monter à la tribune, les zapatistes causent la surprise : c’est la voix d’une femme qui les représente. La commandante Esther parle des avantages de promulguer une loi sur les droits et la culture indigènes conforme à ce qui avait été signé dans les Accords de San Andrés.
Puis la délégation zapatiste et les représentants des plus de quarante peuples indigènes s’en sont retournés dans leurs communautés. Rien ne serait plus pareil pour eux. Un mois après, tous les partis politiques ignorèrent la partie essentielle des accords et votèrent une loi qui nie leur autonomie. Ce fut le point de rupture. Désormais l’EZLN et le réseau des peuples qui conforment le CNI ont décidé de mettre en pratique ce que l’État leur avait refusé, ils ont suspendu tout dialogue avec la classe politique, ils se sont consacrés au renforcement de leur organisation interne et ils ont continué à s’adresser à leurs égaux.
Ces deux décennies (de 2001 à aujourd’hui), les zapatistes ont appelé à d’innombrables rencontres, ils ont à nouveau parcouru le pays tout entier, ils ont accru leur territoire et l’organisation autonome au Chiapas et ont soutenu le CNI en tant que leur principal interlocuteur, mais loin de se contenter de la création d’un système de gouvernement autonome sans précédent au monde, ils persistent dans leur alliance avec les dépossédés de la planète. Une tournée mondiale est pour très bientôt.
Gloria Muñoz Ramírez
Traduit de l’espagnol (Mexique)
par [bleu violet]Joani Hocquenghem[/bleu violet]
Texte d’origine :
[bleu violet] Ojarasca [/bleu violet]mars 2021.