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À la recherche d’un vieil Antonio
Ou l’apprentissage du « nous » (I)

samedi 31 août 2013, par Guillaume Goutte

« Ayant abandonné cette tendance, si profondément ancrée, à suivre des chefs afin qu’ils daignent leur octroyer éventuellement ce dont ils devraient s’emparer d’eux-mêmes, ils enverront au diable ces chefs et tous les donneurs d’ordre, et, retournant leurs armes chargées, ils crieront : “Mort à la propriété individuelle ! Tout est à tous !” »
Ricardo Flores Magón

« Nous croyons que l’État est une institution barbare qui doit tomber, pour laisser place à des associations constituées par des libres ententes. »
Louis Bertoni

Les premiers pas

Il y a deux ans, durant l’été 2011, je m’envolais pour l’État du Chiapas, au sud-est du Mexique, avec la ferme idée d’y chercher un vieil Antonio. Qui ? Vous savez, le vieil indigène que le sous-commandant Marcos rencontra par hasard dans la jungle et qui lui enseigna bien des choses utiles pour construire un monde vivable. Pourquoi, donc, voulais-je à mon tour le rencontrer, lui ou un autre du même type ? Pour le bombarder de questions, pardi ! Sur quoi ? Beaucoup de sujets, sans doute ; le dénominateur commun étant cette vieille Arlésienne des sociétés humaines qu’est la liberté. Ou, plutôt, pour être précis (et il faut l’être), savoir comment se construit cette liberté tant désirée au quotidien. Pour sûr, le vieil Antonio n’aurait pas forcément réponse à tout, mais j’étais persuadé que les quelques réponses qu’il m’apporterait seraient précieuses. J’avais déjà, certes, quelques idées (voire un peu plus) sur la question, et ce sont d’ailleurs ces mêmes idées qui, il y a quelques années, m’avaient fait découvrir la rébellion zapatiste du Chiapas. Mais la pensée révolutionnaire, ses théories et ses pratiques se doivent de s’ouvrir à des apports nouveaux et d’être régulièrement (pour ne pas dire sans cesse) remises en question, repensées, réactualisées si on veut qu’elles puissent adhérer aux réalités de notre temps et de notre géographie et qu’elles évitent certains écueils (la ghettoïsation, la transformation en doctrine ou en profession de foi, etc.). En cela, l’anarchisme — dont je me revendique et qui n’a aucune raison d’échapper à l’exercice — a de quoi puiser dans le zapatisme, lequel, par bien des aspects, remet au goût du jour sa pensée, tout en allant parfois au-delà, calendrier et géographie chiapanèques obligent. Et l’anarchisme a d’ailleurs d’autant moins de raison d’échapper à l’exercice que je suis profondément convaincu qu’en tournant ses yeux vers ceux des passe-montagnes (sans qu’il oublie de retirer au préalable — sans les jeter à la poubelle — les lentilles qu’il porte derrière ses lunettes), il trouvera incontestablement de quoi nourrir le regard critique qu’il se doit de porter sur lui-même.

Bref, il y a deux ans, je décidais donc d’aller à la rencontre d’un vieil Antonio pour nourrir, approfondir, repenser (et tous ces autres verbes qui expriment la vie, le mouvement) mes conceptions d’une possible transformation sociale radicale (anarchiste). Si le voyage se déroula sans problèmes, il fut quelque peu frustrant quant à ma recherche du vieux bonhomme (qui fut aussi une jeune femme, une grand-mère, un petit garçon, une petite fille — voire tout cela à la fois). Car, dans les caracoles que je visitai alors (Oventik et La Garrucha), je me heurtai à la méfiance. Une méfiance compréhensible, bien sûr (les zapatistes sont en guerre), mais une méfiance qui limita considérablement les échanges et l’observation (sans compter, en outre, l’obstacle linguistique). Toutefois, et je m’en rendrai compte assez vite, il y avait sans doute de la prétention, de ma part, à penser qu’on m’accueillerait à bras ouverts et qu’on répondrait, sans broncher et avec forcément du plaisir, à mes questions. Dire que je n’y appris rien et que tout cela fut affreusement inutile serait idiot, condescendant et, surtout, faux. Les premiers contacts ne sont jamais très bavards, de même que les premiers pas ne mènent jamais bien loin. Et, au final, après y avoir traîné mes guêtres pendant un mois, je quittais le Chiapas en ayant appris un peu plus l’humilité. Et si ce fut là, probablement, la seule réponse que me donna le vieil Antonio pendant ce séjour, elle était essentielle. Car ce n’est pas peu dire que d’affirmer que la liberté commence par l’humilité. Ainsi, lorsque je pris l’avion pour rejoindre la France et ses luttes, j’étais moins frustré que profondément désireux de retourner au Chiapas au plus vite, en profitant d’opportunités qui, j’en étais sûr, ne manqueraient pas de se manifester.

L’une d’elles se présenta justement en ce début d’année 2013 et disait s’appeler « Petite École zapatiste », ce qui est plutôt sympathique, n’en déplaise aux impitoyables pourfendeurs de tout ce qui touche au mot « école ». De quoi allait-il s’agir exactement ? Qu’Ivan Illich se rassure, il n’était pas question d’une institution scolaire étatiquement liée. Non, vraiment pas. Il s’agissait simplement d’expliquer aux élèves invités comment les zapatistes construisent leur liberté et comment celle-ci s’exprime dans leur quotidien. Quelle forme allait prendre cet enseignement ? Plusieurs, nous y reviendrons. Mais, concrètement, pour ma part, il allait s’agir d’aller vivre dans une communauté zapatiste pendant plusieurs jours. Et d’apprendre, avec humilité et sincérité.

Cerise sur le gâteau, cette petite école serait précédée de la célébration de l’anniversaire des dix ans des caracoles (nous y reviendrons) et suivie de la réunion de la Chaire Juan Chávez Alonso, laquelle devait réunir, au nom du Congrès national indigène, divers délégués de peuples indiens du Mexique en résistance. Je ne pouvais espérer meilleure opportunité. J’obtins l’invitation nécessaire à l’inscription à la petite école et prenais mes billets d’avion dans la foulée, direction le Chiapas pour août 2013. Le jour du départ, quand je montais dans l’avion, je ne pouvais m’empêcher de sourire en songeant à cette initiative « scolaire » sans précédent de l’EZLN. Non de mépris, bien sûr, mais d’amusement. Car, incontestablement, il y avait quelque chose d’« amusant », de l’ordre de la revanche des vaincus, dans le fait d’aller à cette petite école. Les colonisateurs occidentaux d’hier, exterminateurs d’Indiens et acculturalistes de choc, auraient-ils pu imaginer qu’un jour leur « descendance » (au sens large) aille chercher dans les communautés indigènes savoir et expérience ? Ce renversement dialectique était déjà en lui-même le témoignage que la résistance finit par porter ses fruits, même s’ils sont encore quelque peu maigres. Car sans les cinq cents ans de lutte indienne qui précédèrent le zapatisme, il n’y aurait sans doute jamais eu de Petite École zapatiste aujourd’hui. Alors, certes, le capital et son monde sinistre et glacial sont encore debout, et leurs jambes bien solides, et, si la résistance n’a pas encore porté tous ses fruits, il semble toutefois indéniable que leur muraille se fissure. Il ne tient qu’à nous de mettre de la dynamite dans les failles pour que tout finisse par péter. En quittant la France, je me disais d’ailleurs que, justement, en plus d’être une revanche sur l’histoire, la Petite École zapatiste était aussi un de ces bâtons de dynamite.

Danse avec les escargots

Avant d’aller à la petite école, j’assistais donc, les 9 et 10 août, à la fête organisée pour célébrer l’anniversaire des dix ans des caracoles. Pour ceux qui ignorent encore aujourd’hui ce qu’est un caracol (et, au vu de la désinformation et de la non-information quasi absolues dont est victime le zapatisme, il n’y a pas de mal), petit rappel en quelques mots. Créés en 2003, les caracoles « abritent » chacun un Conseil de bon gouvernement, lequel est chargé de faire le lien, dans une des cinq zones du territoire zapatiste (il y a donc cinq caracoles), entre les différents municipios (ou communes) autonomes rebelles, lesquels rassemblent plusieurs centaines de communautés. Il s’agit, en gros, d’instances de coordination horizontale censées étendre le projet d’autonomie en lui faisant dépasser le cadre du municipio (lequel permettait déjà à l’autonomie de dépasser le cadre de la communauté).

Avec J. et R. (lesquels compagnons m’hébergeaient chaleureusement à San Cristóbal de Las Casas en attendant la petite école), nous décidons, pour des raisons qu’il serait fastidieux d’exposer ici, de nous rendre au caracol d’Oventik, dans la zone des Altos du Chiapas, le plus proche de l’orgueilleuse ville coloniale (environ une heure de route). Le départ se fait à 15 heures, sous une pluie battante attendue depuis des jours, pour une arrivée vers 16 heures. À proximité de l’entrée du caracol (généreusement décorée pour l’occasion), une bonne centaine de voitures, camions et autobus sont garés sur les bas-côtés. Nous trouvons une place du même genre et passons le petit portail de bois pour pénétrer dans la coquille de l’escargot. Un homme en passe-montagne nous salue et nous fait remplir le traditionnel formulaire d’entrée : nom, profession, provenance, organisation, but de la venue. Curieusement, nos passeports ne nous sont pas demandés (et on ne s’en plaindra pas, on nous les demande déjà suffisamment au-dehors). Nous patientons ensuite un quart d’heure, le temps que le compagnon zapatiste présente le formulaire au Conseil de bon gouvernement pour validation. L’autorisation nous est bien sûr accordée et nous voilà libres d’aller où l’on veut. Nous apprenons rapidement qu’un discours devrait être prononcé dans la soirée, mais les horaires qu’on nous donne ne sont pas les mêmes selon à qui nous les demandons : 18 heures pour l’un, 2 heures du matin ou 20 heures pour les autres. Peu importe, nous avons tout notre temps (et il faut toujours l’avoir avec les zapatistes) et, en attendant, nous nous promenons dans le caracol. Depuis ma première visite en 2011, il y a du nouveau question construction. L’ancienne petite chapelle de bois est désormais devenue une petite « cathédrale » de pierre et de béton (arggh, j’en vois déjà qui avale leur drapeau noir !), pas des plus esthétiques, malgré, tout de même, la présence de… colonnes cannelées ! Outre l’édifice religieux (allez, camarades, ressortez votre drapeau !), notons aussi la construction d’un deuxième terrain de basket (les zapatistes adorent le basket). Nous passons deux bonnes heures dans la partie du caracol dédiée à l’éducation, où l’on trouve les bâtiments des salles de classes, la bibliothèque, le centre de langues et la cantine. Sur les murs, plusieurs phrases peintes nous donnent une idée des conceptions zapatistes de l’éducation : « Démocratie et liberté dans l’éducation », « L’algèbre de l’éducation révolutionnaire est la dialectique », etc. Nous rencontrons plusieurs promoteurs d’éducation (les maîtres d’école) que J. et R. connaissent bien, dont l’un des coordinateurs du système d’éducation zapatiste de la zone des Altos. J’apprends alors qu’ici, où nous nous trouvons, il s’agit des infrastructures de l’éducation secondaire. Chaque année, environ deux cents élèves, issus des communes autonomes de la zone, assistent aux cours qui y sont dispensés et qu’on peut regrouper en trois grands thèmes : communication (lecture, écriture, langues — castilla, tsotsil, tseltal), sciences humaines et mathématiques. Le cursus secondaire dure trois ans et, une fois terminé, certains élèves peuvent à leur tour devenir promoteurs d’éducation et, en ce cas, sont envoyés dans les communautés. Les élèves qui étudient ici vivent dans le caracol, mais retournent toutes les deux semaines chez eux. Il semblerait toutefois que le rythme scolaire soit sur le point de changer et que, désormais, les élèves suivent trois semaines de cours avant de retourner une semaine chez eux et de revenir pour à nouveau trois semaines, et ainsi de suite pendant trois ans.

Après avoir mangé des elotes à nous faire passer les tamales pour des amuse-gueule, nous rejoignons le templete à 20 heures pour assister au fameux discours, ou plutôt audit acto civil. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une sorte de cérémonie, celle censée célébrer l’anniversaire des caracoles. Elle commence avec l’arrivée, en musique, de tous les élus (autoridades) de chaque commune autonome de la zone des Altos. S’ensuit le salut… des drapeaux (le drapeau national mexicain et le drapeau noir et rouge de l’EZLN), portés par deux femmes entourées d’hommes qui défilent en marchant au pas devant nous, guidés par des très militaires « ¡A la derecha, ya ! », « ¡A la izquierda, ya ! ». Puis vient, of course, l’hymne national mexicain. Je ne cacherai pas que cette première partie de la cérémonie me met un peu mal à l’aise. Je n’ai jamais aimé les drapeaux et les hymnes nationaux, pour lesquels et au nom desquels trop de gens sont morts inutilement. Mais, je ne suis pas là pour juger. D’autant que l’utilisation de ces symboles patriotiques trouve certaines explications pragmatiques (qui, certes, ne sont sans doute pas les seules), dont la volonté des zapatistes de montrer que leur combat n’a rien de séparatiste et qu’il s’inscrit profondément dans la réalité géographique mexicaine. Toutefois, on est tout de même en droit de s’interroger sur la persistance de ces symboles, alors même que 2013 marquait, via la fin de l’Autre Campagne et la création de la Sexta, le dépassement des frontières nationales des luttes et résistances mondiales. Bref, ce ne sont là que de simples questionnements, d’autant plus simples que, durant ces deux jours de fête, l’ouverture au monde était évidente et que la société civile internationale a été plusieurs fois remerciée pour son attention, son soutien et ses luttes.

Cet épisode tricolore passé, une compa du Conseil de bon gouvernement du caracol d’Oventik prononce le discours préparé pour l’occasion. À travers ce texte, elle insiste beaucoup sur les difficultés rencontrées tout au long de ces dix ans par la construction de l’autonomie et la vie des caracoles, avouant même un probable manque de préparation de leur part. Elle dénonce aussi les nombreux projets des trois niveaux de mauvais gouvernement (municipal, étatique et fédéral) organisés pour détruire la lutte et la construction de l’autonomie, insistant notamment sur l’hypocrite Croisade contre la faim, petit dada du nouveau président Enrique Peña Nieto. Elle insiste également sur les régulières agressions paramilitaires et sur l’invivable militarisation des montagnes chiapanèques. Malgré tout, son discours est rempli d’espoir et, à l’écouter et à regarder ce qui nous entoure, on ne peut que se rendre compte que l’autonomie zapatiste ne cesse de se consolider. Simple, humble, chaleureux, ce discours n’en a pas été plus rapide. Non que le texte ait été particulièrement long, mais, une fois la lecture en castillan terminée, il a été traduit — et c’est bien normal — en tsotsil, puis en tseltal. Une fois de plus, nous apprenions… la patience ! La première des résistances.

Le discours terminé, l’orchestre du municipio de San Andrés entonne l’hymne zapatiste, lequel est repris par toute l’assemblée. S’ensuit une ovation faite de « ¡Viva los caracoles ! », « ¡Viva el EZLN ! » et autres consignas du style « ¡Viva el subcomandante Marcos ! ». Enfin, la cérémonie se clôt par un nouveau salut aux drapeaux avant de laisser place au bal, sur fond de chansons de lutte et de résistance.

Le lendemain, samedi 10 août, voit reprendre le tournoi de basket interrompu la veille par les pluies diluviennes. En se promenant dans le caracol, on se rend compte que d’autres sports sont eux aussi au rendez-vous : volleyball ici, football là-bas. Le reste de la journée (nous sommes partis vers 16 heures) se déroule ainsi, au rythme des matchs qui, pour le basket du moins, voient les équipes masculines et féminines s’alterner.

Au final, cette fête des dix ans des caracoles fut simple et chaleureuse (malgré la pluie, la boue et, parfois, le froid). Elle semblait néanmoins — et ce n’est pas une critique — très « interne » : nul doute que si aucun international n’avait été là, ils auraient fait la même chose. Enfin, avec ses longs moments d’attente, son climat capricieux et ses leçons de simplicité, cette première bouffée d’air de liberté devait également nous préparer, nous autres futurs élèves, à la Petite École zapatiste à venir…

(À suivre)

Guillaume Goutte
Août 2013.

Source :
“la voie du jaguar”.

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