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1984 : le FLNKS secoue la Nouvelle-Calédonie

vendredi 2 novembre 2018, par Daniel Guerrier (Date de rédaction antérieure : 23 décembre 2014).

Le 20 novembre 1984, la ville de Thio sur la côte est de la Nouvelle-Calédonie est occupée par des militants et militantes kanak, qui bloquent les accès routiers et maritimes, en faisant une commune autonome. Par cette action, le tout nouveau Front de libération national kanak et socialiste inaugure une nouvelle forme de lutte anticoloniale, dont l’objectif proclamé est « l’indépendance kanak socialiste ».

Depuis la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie au nom du gouvernement français en 1853, les Kanak, Mélanésiens originaires de l’Asie du Sud-Est, arrivés il y a près de quatre mille ans, ont été maintenus en situation d’apartheid de fait dans un cadre colonial. Ils sont encore aujourd’hui porteurs d’une véritable civilisation communautaire originale organisée autour de la « coutume » faite de dons et de contre-dons, sans classes et sans État où les rapports humains et les formes de production en fonction des besoins de chacun sont liés à une philosophie qui exclut toute forme de domination, d’exploitation et d’oppression. Les « chefs », détenteur de la « parole » et dépositaire de la mémoire orale, ne se situent pas au-dessus de la société.

Des premières révoltes...

La situation coloniale (relégation dans des « réserves » dès 1859, renommée en 1998 « aires coutumières », travail forcé et interdiction de circuler dans le cadre du code de l’indigénat de 1887 à 1946, droit de vote limité jusqu’en 1957, épidémies dues à de nouveaux virus, famines, mise en minorité par une colonisation de peuplement, surtout après le « boom du nickel » en 1963...) a bien sûr provoqué des réactions des populations locales, passant du mal de vivre, du refus de procréer, aux révoltes violentes dont certaines aboutiront à de véritables insurrections.

L’insurrection de 1878 dure douze mois, autour du grand chef Ataï qui unifia de nombreuses tribus contre la pression foncière des nouveaux colons et leurs élevages extensifs. Ce fut la première manifestation « nationale » kanak en quelque sorte. Le « nettoyage » de la guérilla dura six mois où l’on verra la majorité des 4 250 déportés communards, arrivés en 1872, demander des armes à leurs gardiens pour mater les « cannibales », à l’exception de quelques-uns autour de Louise Michel et de Charles Malato, anarchistes solidaires des insurgés et véritables premiers acteurs blancs d’un soutien anticolonialiste.

La répression fut terrible avec près de deux mille morts kanak, l’assassinat par des Kanak ralliés d’Ataï (dont la tête fut conservée en trophée ; son crâne, longtemps « oublié » dans les réserves du Musée de l’homme à Paris, vient d’être officiellement restitué aux autorités coutumières et est à nouveau en pays kanak depuis le 3 septembre 2014 — cf. La Tête d’Ataï, film de Mehdi Lallaoui, 2014).

La deuxième grande révolte kanak aura lieu de février à juillet 1917 autour des chefs Doui Bouarate et Noël Néa, qui y trouvera la mort. Elle est déclenchée par le recrutement forcé de kanak dans le cadre de la guerre de 14-18.

... au mouvement d’émancipation moderne

La première forme « moderne » d’organisation politique des Kanak voit le jour en 1946 avec la création du Parti communiste calédonien (PCC) autour de Jeanne Tunica, européenne, rassemblant rapidement plus de deux mille membres. Le PCC, victime d’attentats et de la répression, disparaît en 1948. Le contre-feu vient des Églises, tant catholique que protestante, qui susciteront la création d’associations d’indigènes à l’origine en 1953 de la création de l’Union calédonienne (UC) rassemblant des petits Blancs et des Mélanésiens.

Les années 1968-1969 verront rentrer au pays les quelques étudiants kanak partis étudier en métropole. Ils participeront à la fondation des « Foulards rouges » et du groupe « 1878 » à l’origine du Parti de libération kanak (Palika), en 1976.

L’UC glisse progressivement de la revendication d’autonomie à celle de l’indépendance clairement revendiquée à son congrès de 1978, à la fois sous la pression de ces nouveaux mouvements porteurs du « réveil kanak » et à la suite du départ de la majorité de ses membres européens. Une nouvelle direction est élue en 1977 avec, entres autres, Pierre Declercq, enseignant métropolitain arrivé sur le Territoire dans les années 1960, comme secrétaire général ; Jean-Marie Tjibaou, ancien étudiant en sociologie et en ethnologie à Lyon et Paris de 1968 à 1970 et prêtre défroqué ; François Burck, caldoche métis ; et deux jeunes Kanak : Yéiwéné Yéiwéné et Éloi Machoro. L’UC et le Palika fondent en 1978 avec le Front uni de libération kanak (FULK, autour de Yann Céléné Uréguei) un Front indépendantiste (FI) en réponse au profond désir d’unité de la grande majorité du peuple kanak. Mais le 19 septembre 1981, Pierre Declercq, est assassiné. Il est remplacé par Éloi Machoro.

En 1982 d’autres acteurs entrent en scène dans le mouvement kanak : le Groupe des femmes kanak en lutte (GFKEL, véritable révolution dans un monde kanak resté très traditionnel sur la place des femmes) ; l’Union des syndicats de travailleurs kanak et exploités (USTKE), syndicat multiracial cherchant à élargir la lutte pour l’indépendance à l’émancipation sociale et aux luttes dans les entreprises, dont le mot d’ordre est « Usines, tribus, même combat ! » ; le Comité d’occupation des terres de la côte ouest ; le Comité Pierre Declercq ; et, en métropole, l’Association information et soutien aux droits du peuple kanak (AISDPK), avec de nombreux comités locaux, qui rassemble des anticolonialistes engagés de longue date, des militants révolutionnaires de toutes tendances (avec une forte présence de la LCR et de toutes les composantes du mouvement libertaire : CNT, FA, OCL, UTCL), des syndicalistes, des individualités communistes et socialistes, des écologistes, des chrétiens, des militants des dernières colonies françaises (Dom-Tom) et divers « amis des Kanak ».

Dès le début de l’année 1983, la situation politique et sociale se durcit sur tout le Territoire, ce qui va provoquer la tenue de la table ronde de Nainville-les-Roches, en juillet en métropole entre le gouvernement français et toutes les composantes politiques du Territoire. Pour la première fois, un projet d’autonomie interne avec maintien de la présence française, reconnaît le « droit inné et actif des Kanak à l’indépendance ». Le débat sur le corps électoral pour le futur référendum d’autodétermination est ouvert mais le gouvernement français n’envisage en aucun cas de modifier le corps électoral calédonien.

La création du FLNKS

Ce marché de dupes aboutira à la radicalisation du mouvement et à la transformation du FI en FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), lors de son congrès constitutif du 22 au 24 septembre 1984. Les différentes organisations du FI sont rejointes par l’Union progressiste mélanésienne et le PS calédonien (devenant le PSK). Sa charte spécifie « l’indépendance kanak socialiste » comme objectif. Avec une rare clairvoyance, son président Jean-Marie Tjibaou déclarera : « La souveraineté nous donnera le droit et le pouvoir de négocier les interdépendances. Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances. »

Le FLNKS décide d’en finir avec le jeu politique institutionnel et propose un « boycott actif » des élections territoriales du 18 novembre 1984. Le jour du vote, Éloi Machoro, secrétaire général de l’UC, brise à coups de hache l’urne électorale dans la mairie de Canala, et l’opinion publique en métropole va découvrir la lutte du peuple kanak à travers cette photo choc symbolisant concrètement le refus radical du jeu politicien et de ses institutions.

L’abstention dépasse les 80 pour cent chez les Kanak : la nouvelle Assemblée territoriale est une chambre blanche et réactionnaire élue par la moitié de la population du Territoire. Sur le terrain la mobilisation est intense : barrages sur tout le Territoire, mairies occupées. Dans les semaines qui suivent la mobilisation générale sous la double responsabilité des comités locaux et des tribus concernées vont bloquer toute activité économique.

Fin novembre une convention nationale des délégués des comités locaux désigne un gouvernement provisoire de « Kanaky » avec Jean-Marie Tjibaou comme président ; et le 1er décembre la direction du FLNKS confirme ce gouvernement et le complète en nommant Éloi Machoro ministre de la Sécurité. Éloi Machoro, instituteur, à Canala, né en 1946 dans la tribu de Nakéty, est issu d’un des clans ralliés en 1978 qui avait participé à l’assassinat d’Ataï et à l’écrasement de l’insurrection. Dans une société de culture orale, 1878 c’était hier, et Éloi et ses proches se doivent d’être parmi les premiers à reprendre la lutte des « combattants de la liberté ».

La « Commune de Thio » humilie la puissance coloniale

Le boycott actif a connu un gros succès à Thio : moins de 25 pour cent des 1 700 inscrits sur la commune ont voté dont seulement dix Kanak. La ville minière de Thio, est la seule municipalité de la côte est encore administrée par un Européen, Roger Gaillot, ancien membre exclus de l’UC, devenu dirigeant du Front national local. Le 20 novembre sept barrages routiers et un blocus maritime isolent la commune du reste du Territoire. Toute circulation est interdite en ville, les véhicules de la Société Le Nickel sont réquisitionnés et ses dépôts de carburants occupés. Deux cents militants et militantes du FLNKS, conduit par Éloi Machoro, envahissent la gendarmerie. Vers 17 heures, les Kanak manifestent leur joie, drapeau de Kanaky en tête. Nouméa découvre ces images sur la télévision.

La très grande majorité de la population kanak participe au mouvement. Les autorités coutumières sont partie prenante de l’action. Les militants FLNKS engagent une opération de dialogue visant à désarmer les Européens surarmés : des dizaines d’armes sont récupérées. Des patrouilles ainsi que des tours de garde sont mis en place pour protéger les entreprises et les magasins. L’autodéfense des tribus locales est organisée. En fait pas un seul coup de feu n’est tiré contre des Européens et tout l’appareil de production reste en l’état durant toute l’occupation.

Le 2 décembre, Éloi Machoro et près de quatre cents hommes déterminés, armés de machettes, de sabres d’abattis, de casse-tête et, pour certains, de fusils, encerclent dès leur atterrissage quatre hélicoptères transportant environ quatre-vingt-dix gendarmes mobiles et contraignent ceux-ci, sans aucune possibilité de réagir au risque d’un bain de sang de part et d’autre, à se rendre à Thio-Village où ils rejoignent, une fois désarmés, les autres gendarmes reclus dans leur casernement.

Près du pont de Thio, un cinquième hélicoptère déverse une quinzaine d’hommes du GIGN. Ceux-ci se retrouvent rapidement bloqués par un solide barrage. Le face-à-face armé dure le temps qu’Éloi Machoro en termine avec la mise sous bonne garde de leurs quatre-vingt-dix collègues et qu’il intime l’ordre à l’officier dirigeant le commando du GIGN, impuissant et humilié, de reculer. Devant la détermination et l’organisation des Kanak, le pouvoir colonial se retrouve dans l’obligation de négocier la libération de tous ses hommes retenus en otages et leur retour piteux sur Nouméa est mis en place sans qu’un seul coup de feu n’ait été tiré.

Les représailles

Dans le même temps, l’ensemble du Territoire est en situation de « pré-insurrection » : occupations de mairies, de gendarmeries, barrages. À Nouméa, les militants assurent la protection des indépendantistes les plus en danger, surtout les quelques Européens connus pour leur soutien à la lutte. L’aide au ravitaillement des tribus isolées est organisé. De l’autre côté, des escadrons de gendarmes mobiles continuent d’affluer de métropole, portant leur nombre à six mille hommes, soit un gendarme pour dix Kanak (sans compter les forces armées proprement dites). Toute manifestation est interdite, l’armée s’affiche en ville, des bateaux de guerre ravitaillent le nord de l’île.

Le 2 décembre, un affrontement sur un barrage d’une autre région aboutira à la mort d’un éleveur blanc et Edgard Pisani part pour la Nouvelle-Calédonie comme émissaire spécial du gouvernement français avec pour mandat « d’assurer l’ordre, de maintenir le dialogue et préparer les modalités selon lesquelles sera exercé le droit à l’autodétermination ». Il débarque le 4 décembre. Avant toute négociation, il réclame la levée des barrages.

De son côté le FLNKS pose ses propres conditions : annulation des élections territoriales, organisation d’un référendum d’autodétermination réservé aux seuls Kanak et aux « victimes de l’Histoire » (non-Kanak nés de parents eux-mêmes nés sur le Territoire, c’est-à-dire surtout les caldoches) et libération des prisonniers politiques. Mais, alors que le FLNKS s’apprête à lever les barrages, le 5 décembre, des « loyalistes » du « clan des métis » montent une embuscade sur la route de Tiendanite contre des militants kanak : dix sont tués dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou.

Alors que la tension monte partout sur le Territoire et afin d’éviter l’escalade dans un rapport de force très défavorable aux Kanak, Jean-Marie Tjibaou fera malgré tout lever les barrages le 10 décembre. Ce jour-là les barrages encerclant Thio sont levés clôturant d’une certaine façon la « Commune de Thio » qui restera l’action plus significative de tous les « événements de 1984 ».

Fort du succès de Thio, Éloi Machoro tente de continuer sa stratégie d’occupation et de violence graduée. Le 11 janvier, près de La Foa, la mort du jeune Yves Tual, proche de Roger Gaillot, déclenche une émeute « loyaliste » à Nouméa. Edgard Pisani ordonne la « neutralisation » d’Éloi Machoro et dépêche un commando du GIGN. Vers 6 heures du matin, le 12 janvier, Éloi Machoro, qui participait à l’occupation d’une ferme, est atteint d’une balle à la poitrine et Marcel Nonnaro est tué sur le coup. Éloi agonise sans véritable soin. De nombreux témoignages issus des deux camps tendront à prouver que certains membres du GIGN venaient de laver l’affront du désarmement de Thio.

Le pouvoir colonial venait sans doute d’obtenir le retour à l’ordre à Nouméa en offrant aux « loyalistes » la mort de leur ennemi public numéro un. Ceux-ci vont d’ailleurs manifester leur joie et un commando tentera d’attaquer la morgue pour obtenir la tête d’Éloi. L’état d’urgence et le couvre-feu sont décrétés essentiellement à destination des Kanak, car une véritable collusion s’est installée entre les colons et les forces de l’ordre. Le bilan depuis le boycott actif du 18 novembre est lourd pour le peuple kanak : quinze tués, des centaines de blessés, cent quatre prisonniers à Nouméa, vingt tribus saccagées. Le projet d’indépendance-association, honnis par les tenants du statu quo colonial, présenté le 7 janvier par Edgard Pisani, est enterré avant même d’avoir pu être discuté.

La lutte continue

Jusqu’en 1988, la mobilisation perdure. La résistance s’accroît contre le statut Pons mis en place avec le retour de la droite au pouvoir en métropole, niant toute spécificité au peuple kanak, et aboutit aux actions d’avril 1988 et à l’assaut de la grotte de Gossanah sur l’île d’Ouvéa le 5 mai (entre les deux tours de l’élection présidentielle dans un bras de fer sanglant entre Chirac et Mitterrand), véritable acte de guerre faisant dix-neuf morts kanak dont certains exécutés après reddition.

Les Accords de Matignon de juin 1988 sont perçus comme des accords de « capitulation » pour les « loyalistes » du RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République) et le gouvernement français alors que pour le FLNKS ce sont des accords de « trêve » préservant l’avenir. Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné sont assassinés par l’un des leurs, hostile à ces accords, le 4 mai 1989.

La lutte continue sous des formes plus institutionnelles, comme la rétrocession de mines de nickel dans le Province nord, ou sociales avec les combats menées par l’USTKE. Les Accords de Nouméa de juin 1998 prévoient la tenue d’un référendum d’autodétermination dans les vingt années à venir soit au plus tard en 2018 avec un électorat « gelé » aux votants de 1998 et aux résidents permanents depuis plus de vingt ans avant fin 2014.

Non seulement le peuple kanak n’a pas rejoint la longue liste des petits peuples premiers disparus sous toutes les latitudes, mais, depuis les années 1920, il a de nouveau crû en nombre (près de cent mille individus aujourd’hui sur une population totale d’environ deux cent cinquante mille personnes) et en fierté ; sa civilisation, sans être intacte au contact du système marchand, est toujours vivante (cf. la « Charte du peuple kanak » proclamée en avril 2014 par le Sénat coutumier). Et c’est déjà une victoire en soi pour ce petit peuple qui a eu le malheur d’échouer il y a plus de quatre mille ans sur un caillou qui vaut tant d’or.

La revendication de souveraineté demeure tout comme la nécessité du soutien des anticolonialistes en métropole. Aujourd’hui le peuple kanak est moins uni qu’auparavant et le FLNKS n’est plus en mesure de porter seul ses mots d’ordre. Mais d’un autre côté une culture métissée se développe dans la jeunesse. Dans un pays qui a connu plus d’un siècle d’apartheid, ce n’est pas rien ! Les Kanak ont su éviter l’affrontement racial frontal, ils ont payés ce choix au prix du sang versé.

« Le sang des morts demeure vivant », dernières paroles de Jean-Marie Tjibaou, quelques minutes avant son assassinat, à Wadrilla, le 4 mai 1989.

Daniel Guerrier,
ancien coprésident de l’AISDPK.
Source : Alternative libertaire
23 décembre 2014.

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