La trahison
Le niveau prérévolutionnaire de notre lutte contre les préparatifs de l’anéantissement total, celui qui ne consistait qu’en actes factices, sentimentaux et symboliques, appartient désormais au passé. Aller au-delà de ce niveau de violence — ou plutôt de non-violence — est certes en contradiction avec tous les principes et tabous auxquels nous n’avons cessé ou, du moins, je n’ai cessé pour ma part de me tenir depuis la Première Guerre mondiale et que je considérais même à vrai dire comme inviolables ; cela me met d’ailleurs dans un état que je n’ai aucune envie de décrire.
Mais lorsqu’un des maîtres du monde croit pouvoir amuser son auditoire, comme c’est arrivé il y a peu, en annonçant avec un grand sourire qu’il va donner l’ordre de bombarder l’URSS [1], et que son public, en entendant cette sinistre plaisanterie, se prend comme un seul homme d’affection pour lui, il est de notre devoir d’adopter un comportement nouveau et de nous interdire dorénavant toute politesse et toute retenue : car il n’y a pas de danger plus sérieux que l’absence de sérieux chez les tout-puissants.
Rester aujourd’hui mesuré et civilisé serait non seulement faire preuve de nonchalance mais ce serait aussi une marque de lâcheté, cela reviendrait à trahir les générations futures. Contre les monstres menaçants qui, tandis que les forêts disparaissent, s’élèvent dans le ciel pour, demain, faire de la terre un enfer, une « résistance non violente » n’a aucun effet ; ce n’est ni par des discours ou des prières, ni par des grèves de la faim et moins encore par des flatteries que nous les chasserons. Et ce d’autant moins que les « Zimmermann [2] d’aujourd’hui », qui non seulement approuvent l’usage de ces monstres mais favorisent même leur mise en place, voient dans la moindre contradiction que nous leur opposons — fût-elle la plus légitime —, dans la moindre résistance — fût-elle la plus symbolique — une forme de violence.
Non, il nous faut maintenant attaquer physiquement et rendre systématiquement inutilisables ces monstres qui nous ont envahis et qui, menaçant de semer le chaos ou plutôt de ramener la terre à son état de chaos originel, constituent une menace permanente pour l’humanité et nous plongent dans un état d’urgence généralisé.
Ce qui est moral, c’est ce qui est nouveau
Mais cela est encore insuffisant. Cette décision elle-même pourrait se révéler absurde — oui, absurde par modestie. Car l’écart est trop grand entre, d’un côté, l’énormité ou plutôt la perfection technique des appareils de destruction (ainsi que des armes utilisées par la police pour les protéger) et, de l’autre, le caractère primitif (regardez-moi ça !) de nos armes : de nos scies manuelles, de nos cisailles et de nos clés. Si je m’exclame « regardez-moi ça ! », c’est parce qu’aux yeux des hommes qui détiennent le pouvoir et disposent de la violence le caractère primitif de ces armes est déjà déshonorant, il est si ridicule qu’il en devient vexant. Autrement dit, c’est parce qu’ils croient que seuls des instruments capables d’entrer en concurrence avec les leurs, que seules des armes du plus haut raffinement technique sont dignes d’être pris au sérieux.
Pour eux, toute chose techniquement primitive est à tout point de vue (y compris éthique) indigne d’être prise en considération. C’est pourquoi ils sont fermement convaincus qu’il est plus moral d’asperger des centaines de manifestants de gaz lacrymogène depuis les airs que de lancer de vulgaires pierres depuis le sol. Pour eux, la façon de tuer la plus moderne est aussi la moins critiquable. Inversement : être blessé par un coup de couteau (et non par une bombe à neutrons dernier cri) serait vraiment ringard, infamant. À la fin du deuxième millénaire, on est tout de même en droit d’exiger d’être combattu avec des armes plus modernes que de simples pierres ! « Mourons, oui, mais mourons modernes ! »
Tuer des choses inanimées est-il suffisant ?
La différence de technicité est tellement grande entre, d’un côté, les armes colossales de l’ennemi (ainsi que celles hautement modernes de la police qui les protège [3]) et, de l’autre, les armes utilisées par les manifestants pour se défendre (c’est à peine si on peut les qualifier d’« armes », il s’agit plutôt d’appels au secours sous forme d’objets), qu’on peut comprendre le défaitisme de ceux pour qui l’affrontement physique est tout simplement sans espoir. De fait, ce décalage est comparable à celui qui existait au siècle dernier entre, d’un côté, les armes à feu utilisées par les forces coloniales et, de l’autre, les flèches de bambou à l’aide desquelles les Congolais tentèrent désespérément, mais en vain, de leur résister. La différence technique avait décidé de l’issue du conflit, aux dépens bien sûr de ceux qui étaient techniquement inférieurs. De la même manière, notre usage de la violence, dirigée exclusivement contre des objets inanimés, ne serait ou n’est guère plus qu’une action symbolique comparé aux instruments dont dispose notre ennemi et à la violence qu’il peut exercer. Qui sait d’ailleurs si le développement monstrueux de la technique (qu’on est tout à fait en droit de qualifier de « révolution » et qui est peut-être même la plus importante révolution qu’a connue l’histoire de l’humanité) n’a pas réduit à néant toute possibilité de révolution politique — ce qui constituerait bien sûr une autre révolution, un événement historique majeur, mais un événement négatif cette fois-ci, du même type que, par exemple, la disparition des espèces.
Se limiter à n’attaquer et à ne « tuer » que des choses inanimées (c’est là tout ce que les indécis s’autorisent) est insuffisant et sans effet. Et cela pas seulement parce que ces attaques ne parviennent guère plus qu’à égratigner leurs cibles. Non, la raison pour laquelle il est insuffisant et absurde de se contenter d’endommager et de détruire des choses inanimées (qui portent en elles la possibilité de tuer des millions d’êtres humains), c’est qu’elles peuvent être remplacées à tout moment et sans aucune difficulté, comme n’importe quel produit à l’ère de la production de masse. Leur destruction est donc inutile. En outre, la consommation n’arrivant dans aucun domaine à suivre le rythme des besoins de la production, les produits sont aujourd’hui en trop grand nombre, ce qui les rend indestructibles ou — pour le dire de manière solennelle — immortels. C’est pourquoi menacer de les endommager n’a de sens et d’effet que si nous entreprenons aussi d’expliquer aux personnes impliquées dans leur production, leur mise en place et leur éventuelle utilisation que le traitement que nous n’appliquions jusqu’à présent qu’à leurs produits (le verbe « infliger » serait ici déplacé) n’est qu’un avant-goût de ce que nous serons forcés de leur infliger à eux. Puisqu’ils nous terrorisent en permanence, ils pourraient bien se retrouver à leur tour intimidés en permanence et devoir sans cesse se tenir sur leurs gardes — tous, sans exception, et dans un ordre imprévisible. Afin que nos enfants et les enfants de nos enfants soient enfin assurés de pouvoir survivre. Et je dis bien qu’ils en soient enfin assurés et non qu’ils continuent à l’être.
Le tabou brisé
Je n’écris pas ces dernières phrases effrayantes à la légère, comme je formulerais une quelconque hypothèse, opinion ou récrimination. Car jamais, au cours des soixante-dix ans qui nous séparent des premiers jours d’août 1914, le fait que des hommes puissent tuer d’autres hommes et puissent même y prendre un certain plaisir n’a cessé de me sidérer. Enfant déjà, je n’ai jamais pu prononcer le verbe « tuer » sans une certaine hésitation, comme si le son de ce mot était aussi meurtrier que l’acte qu’il désigne. D’ailleurs, de toutes les pages que j’ai publiées ensuite, peu nombreuses sont celles qui ne sont hantées par l’horreur du meurtre.
C’est donc plein d’effroi et d’incrédulité que j’écris et suis obligé d’écrire ce mot, car il n’y a pas d’autre moyen de survivre que de menacer ceux qui nous menacent. Ceux qui m’obligent à briser le tabou du meurtre peuvent être certains que je ne le leur pardonnerai jamais.
J’exige et j’ai le droit d’exiger qu’on ne m’accuse pas de légèreté si, pour conclure, je répète ceci : si nous voulons assurer la survie de notre génération et celle des générations futures (une survie que nous ne pouvons qu’espérer), il n’y a pas d’alternative ; il n’y a pas d’autre moyen que d’informer clairement ceux qui persistent à mettre en danger la vie sur terre par leur utilisation de l’atome — peu importe qu’elle soit « guerrière » ou « pacifique » — et continuent à refuser systématiquement tous pourparlers en vue d’y mettre un terme, qu’ils vont désormais tous autant qu’ils sont devoir se considérer comme notre cible.
C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle.
Günther Anders (1987)
Traduit de l’allemand par Guillaume Plas.
Source : Kiosquenet