L’Autre Mexique
Le 24 septembre 2006.
1. L’année 2006 démarre en janvier... 2004
La médiocrité démontrée par Fox au cours de son mandat présidentiel et l’ambition personnelle de Martha Sahagún, sa conjointe, ont eu pour résultat de précipiter la dispute pour leur succession, mais aussi que cette dispute adopte une insolence et une impudeur sans précédents.
De toute façon, les « lois » de la politique d’en haut étaient clairement établies. Son cadre fut, et est, celui de la politique néolibérale. Ses acteurs peuvent aller d’un extrême à un autre (c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait), mais sans sortir du scénario fixé à l’avance (à savoir perpétuer et approfondir « les variables macroéconomiques »). En haut, la politique fut et continue d’être une chasse gardée à laquelle ne peuvent accéder que les partis politiques, tandis que le rôle des citoyens se cantonne à celui de spectateur silencieux (applaudissant ou huant exclusivement le jour du vote) qui regarde se succéder les scandales. De plus, tous les « acteurs » (jamais ce qualificatif n’avait été aussi juste) politiques doivent accepter le fait que le terrain des médias soit le seul où ils vont pouvoir exercer leur savoir-faire. C’est d’ailleurs au sein de ces médias et sur leur initiative qu’a été créé le nouvel étalon de la démocratie moderne, les sondages. Les sondages sont ainsi devenus la version postmoderne de « l’applaudimètre ». Il n’y eut et il n’y a aucun acteur politique qui ne s’en serve pas.
On s’en souviendra, la lutte pour le trône présidentiel monta brusquement d’un cran début 2004. À travers une série de séquences vidéos d’amateur, Carlos Ahumada, le champion du PRD de l’époque, est utilisé par les grands médias pour frapper López Obrador : plusieurs personnes liées à l’administration lopézobradoriste furent ainsi montrées à des millions de téléspectateurs en train de miser dans les casinos de Las Vegas et aussi recevant de fortes sommes d’argent. Dans une manœuvre qui sentait à plein nez la Coyote Diego Fernández de Cevallos, les médias (en particulier les médias électroniques), se substituant au ministère public, confisquèrent, jugèrent et condamnèrent... à la peine maximale réservée à la classe politique mexicaine, le discrédit médiatique.
Bien que le scandale ait d’abord visé le clan familial du parti des Verts, le coup affecta principalement le véritable marqueur de l’Institut fédéral de statistiques (autrement dit, les sondages) : Andrés Manuel López Obrador. Pour sa défense, ce dernier eut recours à ce qui allait être sa ressource principale et sa béquille préférée : « C’est un complot », dit-il.
Au demeurant, c’était vrai. Le filmage aussi bien que l’utilisation ultérieure de ces vidéos s’inscrivaient dans une manœuvre à double détente. Le « couple présidentiel » commençait à être affecté par une phobie particulière, la lopézobradophobie. Aussi employa-t-il tout l’appareil à sa disposition ainsi que l’aide « désintéressée » des grands médias pour « se soigner » (il eut été moins coûteux, dans tous les sens du terme, d’aller consulter un psychanalyste, mais Doña Martha était prête à tout, pour la bonne et simple raison qu’elle voulait démontrer que c’était elle qui était aux commandes).
Quoi qu’il en soit, ni López Obrador ni le PRD (ni les nombreux apologistes qui sont accourus pour lui porter secours à l’époque) n’ont répondu aux véritables questions qui se posaient. Pourquoi ces personnes avaient-elles accepté des pots-de-vin et fait usage des fonds du trésor public ? Et pourquoi ces personnes étaient-elles liées au prestigieux dirigeant PRD ? La manœuvre médiatique contre AMLO fut si grossière qu’elle a empêché que ne soient posées ces questions.
Ensuite vint la tentative de déchoir López Obrador de son mandat parlementaire. Vicente Fox non seulement échoua dans cette tentative, mais il fit aussi de López Obrador le plus solide aspirant, à l’échelle nationale, au poste de président de la République mexicaine.
2. Un long, très long, 3 juillet
Tandis que 2006 est l’année la plus longue, le 3 juillet (jour où on allait savoir qui serait le nouveau président) fut la journée la plus interminable. Une fraude électorale exécutée par le gouvernement mexicain, appuyée par un secteur des grands propriétaires et par certains grands médias, imposa comme président du Mexique Felipe Calderón Hinojosa, du Parti d’action nationale.
Le 3 juillet, qui avait commencé le 2, à 15 heures (3 heures de l’après-midi), allait durer jusqu’au 4 septembre, date à laquelle 7 personnes du Tribunal fédéral électoral usurpèrent le vote de millions de Mexicain(e)s. Avec le verdict prononcé par le TRIFE (véritable joyau de l’imbécillité juridique : « Oui, il y a bien eu manœuvres frauduleuses, mais elles n’affectent en rien le résultat » !), nous avons atteint le point culminant de la crise de la prétendue « démocratie parlementaire » (c’est-à-dire électorale) du système politique mexicain.
Après avoir dépensé des millions de pesos en campagnes ridicules ; après les innombrables discours, spots, cérémonies et déclarations quant à la valeur du vote et l’importance de la participation des citoyens émanant des opérateurs électoraux (et tout particulièrement de cette bande de criminels qui se font appeler « Institut fédéral électoral ») ; après les mort(e)s, les disparu(e)s, les prisonniers et les prisonnières, les personnes frappées dans leur combat pour le droit légitime à la démocratie ; après des réformes et des réajustements ; après la « citoyennisation » des organes électoraux, voilà que la nomination du chef de l’État n’est pas issue du plus grand nombre de votes obtenus mais d’une décision prise par « sept juges ».
Si cette fraude électorale a pris plus de deux mois à se concrétiser, c’est en grande partie dû aux actions de résistance du mouvement citoyen que dirige comme un caudillo Andrés Manuel López Obrador.
En ce qui concerne cette fraude, dès 20 heures le 3 juillet nous avons dénoncé la manœuvre et donné le nombre de votes manipulés (un million et demi) sur les ondes, au sein du programme « Politique d’assemblée parlementaire » (réalisé par le Front du peuple-UNIOS, adhérent à la Sixième Déclaration). Ce qui allait faire que la résidence de Los Pinos ordonne au propriétaire de la station de radio l’annulation du programme en question. (Par la suite, nous avons su que cette interdiction s’était étendue à toutes les stations de radio et que, curieusement, elle avait été levée après que le TRIFE avait validé le résultat des élections). La censure et l’annulation de ce programme ne mérita aucun attention de la part du « lopézobradorisme éclairé » : ce n’est qu’une semaine plus tard que ses divers dirigeants ont commencé à se rendre compte de ce qui s’était passé et à le dénoncer.
Ce qui suit est la présentation de ce nous avons pu savoir de l’histoire d’une des fraudes les plus maladroites et infâmes dans la longue vie de la classe politique mexicaine. Les informations nous ont été fournies par des personnes « du dedans » qui en furent directement témoins. Bien qu’il soit impossible de confirmer ces informations (on ne dispose pas d’enregistrements ou de vidéos !), il est cependant possible de les corroborer en « recoupant » les données qui ont été rendues publiques à partir d’informations apportées par différents citoyens n’appartenant à aucun parti.
Le 2 juillet 2006, 15 heures : Les sondages du dépouillement du scrutin donnent vainqueur Andrés Manuel López Obrador, candidat de la soi-disant Coalition pour le bien de tous, avec un avantage variant entre un million et un million et demi de votes sur Felipe Calderón Hinojosa, le candidat du PAN. À Los Pinos, la résidence du chef de l’État, le « couple présidentiel » reçoit la nouvelle le visage défait. Ils s’étaient trompés dans leurs calculs, selon lesquels la gigantesque campagne de discrédit à l’encontre de López Obrador ainsi que les manœuvres de notre Lady Macbeth locale (Elba Esther Gordillo) pour transvaser des votes du PRI au PAN suffiraient pour dépasser AMLO par près d’un million de votes. Malgré cela, le Plan A pour imposer Calderón était en train de rater.
Le plan A : Selon les calculs de Los Pinos, dans un panorama de près de 40 millions d’électeurs et électrices effectifs (depuis des semaines avant les élections, tous les acteurs politiques s’attendaient à une abstention de 40 %), López Obrador obtiendrait environ 15 millions de votes, tandis que Calderón et Madrazo approcheraient chacun 13 millions de votes. Cependant, « la Maestra » avait promis le « transfert » sur le compte du candidat du PAN de 3 millions de vote « expropriés » du patrimoine de Madrazo. Le résultat allait être serré : 16 millions de votes pour Calderón, 15 millions au maximum pour López Obrador et 10 millions ou moins pour Madrazo. En maniant bien les médias, un tel résultat serait « légitime » car la manœuvre allait être « propre » - autrement dit, elle ne laisserait aucune trace, ni au moment du vote ni dans les urnes. On allait assister à des élections « exemplaires », sans les habituels « vices » avec lesquels le PRI avait entaché les élections antérieures à « l’ère Fox » : ni « rongeurs fous », ni « urnes ambulantes », ni « opération tamal », ni vol d’urnes, ni toutes les manigances qui devaient désormais appartenir au passé.Mais le compte n’y était pas. En ce 2 juillet, López Obrador était en mesure d’obtenir 15 millions et demi de votes, tandis que les bulletins en faveur de Calderón n’attendraient pas 14 millions. Or le temps manquait pour recruter et former les vieux « alchimistes » du PRI (sans compter que certains, tel José Guadarrama, avaient rejoint le PRD.
Le Plan B : Au bord de la crise de nerfs, Martha Sahagún de Fox fait pression sur le soi-disant président du Mexique, Vicente Fox Quesada, pour qu’il prenne contact avec « la Maestra » [la prof, le maître] Elba Esther Gordillo. Fidèle à l’habitude, Fox obéit à Madame Sahagún et « le téléphone rouge » le mit directement en contact avec Gordillo, qui confirma les premières informations : López Obrador gagnerait par environ un million de votes. « Qu’est-ce qu’on fait ? », demanda Fox. « Je veux parler avec Felipe », répondit Elba Esther. Les aiguilles de l’horloge n’ont pas encore marqué la demie quand commence une conversation tripartite :
- Vicente Fox : Maestra, Felipe est en ligne.
- Elba Esther Gordillo : Felipe ?
- Felipe Calderón : Oui, j’écoute.
- Elba Esther Gordillo : Je vais te faire une proposition que tu ne pourras pas refuser...La conversation terminée, le Plan B se met en route. Suivant les indications de Gordillo, Fox effectue un autre appel, cette fois au sieur Ugalde, le président de l’IFE, et lui demande de « gérer » le PREP pour que commence à surgir, d’abord et à doses modérées, des résultats qui maintiennent Felipe Calderón devant López Obrador (d’où le comportement anormal et bizarre des « graphiques » d’estimation des résultats, comportement dénoncé par plusieurs spécialistes dont les commentaires seront notamment publiés dans la colonne Astillero du journaliste Julio Hernández López, dans le quotidien mexicain La Jornada).
Un nouvel appel aux grands consortiums des médias obtient que le silence soit maintenu quant aux résultats des sondages au dépouillement. La version officielle prétendait qu’il était impossible de donner ces résultats car il fallait attendre que ce soit l’IFE (ha !) qui le fasse en premier. Une véritable escroquerie, car jusque-là les grands médias avaient fait ce qu’ils voulaient avec les « instituts électoraux » et avaient imposé (avec l’accord de TOUS les partis et de TOUS les candidats) la culture des sondages comme « modèle de démocratie ». On ne pouvait donc que s’esclaffer en entendant messieurs Joaquín López Dóriga (présentateur de Televisa et de facto ministre de la Communication) et Javier Alatorre (présentateur de TV Azteca), ainsi que leurs « homologues » dans la radio et dans la presse, demander d’attendre ce qu’annonceraient « les autorités électorales ».
Bref, l’ensemble ne visait qu’à une seule chose, fondamentale : gagner du temps.
« J’ai besoin de temps, de temps », avait dit « la Maestra » Elba Esther Gordillo au plus fort de sa conversation tripartite avec Fox et Calderón. « Donnez-moi quelques heures et je m’en charge », avait-elle dit avant de conclure.
La citoyenne Gordillo avait alors commencé à faire jouer (y compris par satellite) le réseau téléphonique qu’elle avait monté « en cas de besoin extrême ». La Maestra distribua donc ses ordres à ses agents répartis dans des endroits clés de la géographie électorale. Ses ordres étaient simples : modifier le scrutin.
L’absence de représentants de ladite « Coalition pour le bien de tous » dans une partie des bureaux de vote d’importance stratégique a beaucoup servi. Les journalistes Gloria Leticia Díaz et Daniel Lizárraga de l’hebdomadaire Proceso (dans leur article “Las redes, un fracaso” [« Les réseaux, un échec »], livraison nº 1549 du 9 juillet 2006) montrent comment les dénommés « réseaux citoyens » compliquèrent la participation de la Coalition à la surveillance des urnes, à quoi il faut ajouter la méfiance d’AMLO envers les structures du PRD et l’achat vente des surveillants eux-mêmes : « Selon des informations officielles émanant directement du PRD, c’est à cette organisation parallèle [allusion aux réseaux citoyens] que la plupart des fonds, environ 300 millions de pesos, ont été versés, gérés par [Alberto] Pérez Mendoza. Ce n’est qu’une semaine avant le 2 juillet que López Obrador permit au PRD d’intervenir et distribua aux dirigeants locaux de ce parti les listes des responsables des bureaux de vote afin de coordonner la surveillance du bon déroulement des élections. Alors que ces informations étaient publiques au sein de l’IFE, au siège de la campagne de López Obrador on refusait de les fournir aux militants pour éviter que ces listes ne soient « vendues » au PRI ou au PAN. Un membre du PRD qui a reçu une liste des responsables des bureaux de vote le vendredi 30 juin, à minuit, a confié à Proceso que, alors que les militants se voyaient interdire de participer à l’organisation chargée de veiller aux élections, quand lui-même effectua une tournée pour s’organiser avec les personnes chargées de la surveillance des urnes, il découvrit que “sur la façade de leur maison, il y en avait qui avaient de la propagande du PRI ou du PAN, c’est pour ça que le dimanche nous avons dû lancer une opération pour surveiller nos propres responsables”. Le 2 juillet, continua-t-il, il est parti chercher les représentants qui ne s’étaient pas rendus aux bureaux de vote où ils avaient été assignés, mais ceux-ci lui expliquèrent que, alors que le PRD leur donnait 200 pesos pour surveiller le déroulement des élections, on leur avait donné mille pesos pour ne pas y aller. L’absence de ces représentants du PRD à pied d’urne atteint quasi 30 % dans l’ensemble du pays, ce qui a forcément réduit les chances de López Obrador, surtout dans le Nord et dans le Nord-Est, zones d’abord assignées à Manuel Camacho Solís et à Socorro Díaz. Selon les chiffres de l’IFE, la coalition s’était engagée à couvrir 90,55 % des urnes, mais dans les documents internes du PRD - auquel notre hebdomadaire a pu avoir accès -, il est stipulé que ses représentants n’ont été à leur poste que dans 31 % des cas. » (C’est moi, Marcos, qui souligne.)
Eh oui, « la Maestra », elle, avait rempli son contrat. Non seulement elle avait en sa possession l’emplacement exact des urnes, la composition de l’électorat et ses probables intention de vote, mais elle savait aussi quels étaient les fonctionnaires en place et les représentants dans chaque bureau de vote. Autrement dit, elle savait « où le bât blesse » dans l’ensemble du système électoral. Sans compter qu’elle avait « infiltré » certains de ses partisans inconditionnels au sein de l’organisation chargée de la surveillance des élections pour le compte de la Coalition.
C’est donc là que résidait l’essence même de la fraude. Un nouveau dépouillement des bulletins révèlerait complètement le trucage, sans rien cacher : dans bon nombre de bureaux de vote, le scrutin ne correspond tout simplement pas aux bulletins déposés dans les urnes.
Le nouveau dépouillement « vote par vote, bureau de vote par bureau de vote » exigé par la Coalition pour le bien de tous et par le mouvement que dirige AMLO n’était donc pas uniquement légitime et correcte, il visait également à montrer où, comment et par qui la fraude avait été réalisée. Encore un détail supplémentaire : le nouveau comptage aurait révélé que le vainqueur des élections présidentielles de juillet était, et est, Andrés Manuel López Obrador.
C’est la raison pour laquelle Calderón aussi bien que l’IFE et les médias complices de la fraude, puis le TRIFE, refusèrent catégoriquement d’effectuer un nouveau dépouillement du scrutin. Le faire, c’était révéler l’évidence de la victoire de López Obrador et rendre publique une longue liste de délinquants électoraux (dans laquelle apparaîtrait en premier lieu Ugalde, le président de l’IFE).
Même si une partie du crétinisme « éclairé » du lopézobradorisme « avala » immédiatement la version selon laquelle leur candidat avait perdu les élections, pour se lancer aussitôt dans une guerre sainte en quête des responsables de leur défaite (par exemple, entre autres, Marcos, l’EZLN et l’Autre Campagne), la vérité, c’est que :
a) López Obrador a remporté les élections présidentielles du 22 juillet 2006 ;
b) Le cabinet présidentiel sortant et l’IFE ont commis une fraude à son encontre ;
c) Quelques-uns des grands médias ont manipulé l’ensemble du processus ;
d) Les sondages ont été faits pour les duper : les sondages ne « mesurent » pas l’opinion publique, ils la « créent » ;
e) Les organismes partisans de López Obrador et ses réseaux citoyens se sont révélés inefficaces, ils s’affrontèrent entre eux et certains se sont vendus au plus offrant.
3. D’autres mensonges
Dans les jours qui ont suivi les élections présidentielles, les milieux les plus variés et opposés ont essayé de convertir un mensonge en vérité : à savoir, que les élections du 2 juillet 2006 auraient engrangé le plus grand nombre de vote et que l’abstention aurait été vaincue. Rien n’est plus faux (sauf peut-être d’affirmer que FeCal [1] a remporté les élections). Depuis 1994, la baisse du taux de participation aux élections a été constante. Nous nous limiterons à signaler trois points précis. Tandis que le nombre d’électeurs potentiels a subi une augmentation de 26 millions, de 1994 à 2006, le nombre réel de votants n’a augmenté que de 6 millions ; autrement dit, seulement 23 % des Mexicains qui ont acquis le droit de vote depuis 1994 ont voté en 2006. D’autre part, l’abstention est passée de 22 %, en 1994, à 36 %, en 2000, pour atteindre au minimum 41,5 % en 2006. De plus, le vote accordé au candidat élu n’a cessé de baisser : Zedillo obtint un peu plus d’un million de votes de plus que Fox et plus de 2 millions de votes de plus que ceux attribués à Calderón (alors que le nombre total d’électeurs potentiels pour les dernières élections était supérieur de 76 % à celui de 1994). L’abstention réelle (en comptant les votes annulés) a été de plus de 30 millions de citoyens, ce qui dépasse la somme totale des votes attribués à Fecal et à AMLO.
4. Pourquoi la fraude ?
Nous comprenons le comment, le où et le qui a commis cette fraude électorale. Reste à comprendre le « pourquoi ? »
Si, comme le disent les zapatistes, AMLO constituait la « meilleure » option (« le moins pire », selon les crétins éclairés) pour poursuivre la politique néolibérale et pouvoir réaliser en toute légitimité (et même avec le soutien « critique » d’intellectuels) la privatisation du pétrole, de l’électricité et des ressources naturelles (à travers le co-investissement) ;
Si la différence entre AMLO et FeCal ne réside pas dans une différence entre deux projets de nation, sachant que tous deux défendent les principes à la base du projet néolibéral : Alena, privatisations, paiement à échéance de la dette extérieure et de la dette intérieure, le Mexique comme lieu de passage pour les grands marchés mondiaux - le programme lopézobradoriste ne comprenait-il pas le projet transisthmique, le train obus et l’achèvement de la route Vingt-et-Unième-Siècle ? ;
Si la différence ne résidait pas non plus dans la relation que l’un et l’autre établissent entre la société et la politique (à savoir, la politique est uniquement l’affaire de la classe politique) ;
Si tout cela est vrai, pourquoi donc ceux d’en haut ont-ils opté pour Calderón ? Les prémices de cette question ne sont pas le produit de notre « radicalisme puéril ». Interrogé sur ces quelques points par Elena Poniatowska, Andrés Manuel López Obrador répondait en effet en ces termes :
- E.P. : Andrés Manuel, je crois sincèrement que les chefs d’entreprise ne devraient pas vous craindre car votre arrivée à la tête du gouvernement ne les affecterait pas.
- AMLO : Non, c’est vrai, cela ne les affecterait pas. Ils se sont fermés à cause de la campagne de la peur, ils se sont laissé décourager et ont gobé la légende noire, et maintenant ils se sont embarqués dans un conflit.
- E.P. : Si vous deveniez président, vous leur enlèveriez quelque chose ?
- AMLO : Mais non, je l’ai dit très souvent en public ; j’ai dit que moi, je n’avais pas de haine, que la vengeance n’était pas mon fort.
- E.P. : Comment se fait-il qu’ils ne se rendent pas compte qu’aucun pays ne peut aller de l’avant avec une immense masse de gens sans pouvoir d’achat ?
- AMLO : Ils ne s’en rendent pas compte parce qu’ils ne sont pas non plus capables de comprendre que l’on ne peut obtenir la gouvernabilité d’un pays, qu’il est impossible de pouvoir garantir la tranquillité, la paix sociale et la sécurité des personnes dans une mer, que dis-je, dans un océan d’inégalités, et que l’on ne parviendra pas à restaurer une stabilité politique, sociale, économique et financière tant qu’une telle situation d’injustice, d’abandon, d’archaïsme et de pauvreté pour la grande majorité existe. Ils sont véritablement en retard, très rétrogrades.
En somme, López Obrador offrait aux capitalistes trois choses essentielles :
a) L’arrivée d’un gouvernement qui ne s’approprierait pas une aussi grosse partie de l’excédent social. La corruption se poursuivrait, mais avec un contrôle des excès beaucoup plus développé (et beaucoup moins exposé aux caméras de la télévision) ;
b) Une capacité de contrôle social qui constituerait la base et la garantie des investissements de capitaux. Un exemple, l’idée du transisthmique : elle existait depuis l’époque où le Plan Puebla-Panama n’était encore qu’un dossier qui roulait de bureau en officine et d’université en institut. De toute évidence, un tel projet (qui prétend redessiner la carte du Mexique en rétrécissant ses frontières) ne pouvait et ne put être réalisé ni par le PRI ni par le PAN. AMLO pensait être en mesure de disposer du consensus social suffisant pour pouvoir mener à bien ce projet (qui, il n’est pas inutile de le dire, en finirait avec les populations indigènes de la région) ;
c) La reconstruction du pouvoir de l’État, ce qui permettrait une recomposition de la classe politique de façon à ce qu’elle ne pense plus uniquement à ses intérêts personnels, mais devienne un instrument utile à la construction d’un projet à plus long terme, toujours dans le cadre strict du néolibéralisme.
En résumé, AMLO leur promettait un État fort, la gouvernabilité, la tranquillité, la paix sociale, la sécurité des personnes et la stabilité. Autrement dit, exactement ce dont a besoin le capital pour prospérer.
Alors, pourquoi les grands propriétaires n’ont-ils pas « sauté » sur la proposition de López Obrador ?
« Ils se sont laissé décourager et ont gobé la légende noire », répond AMLO. (Euh... Le fait est que les grands patrons ne sont pas les seuls à avoir gobé « la légende noire » qui veut que López Obrador soit de gauche : c’est aussi le cas de certaines organisations politiques de gauche, d’organisations sociales et d’intellectuels.)
AMLO a cependant raison de répondre de la sorte : c’est parce qu’ils ont cru qu’il était de gauche. De gauche, oui, mais... anticapitaliste. Mais ce n’est pas la seule raison et nous proposons ici d’« autres » éléments de réponse, toujours en fonction de ce que nous pensons en tant que zapatistes.
Premièrement. Le business du Pouvoir
La politique du Mexique d’en haut produit beaucoup de bénéfices (il suffit d’investir dans un parti politique) et la privatisation des deux joyaux du vieil État mexicain, le pétrole et l’électricité, apportera un paquet de millions à qui l’autorisera. Il paraît que la seule Pemex vaut 250 milliards de dollars, aussi imagine-t-on parfaitement ce qu’empochera la personne ou le groupe qui en gèrera la vente. De sorte que la lutte pour la présidence est avant tout une lutte pour un commerce très lucratif.
Deuxièmement. Le pouvoir réel du narcotrafic
Les privatisations ne sont pas la seule affaire en vue pour les hommes politiques (président, ministres, gouverneurs, maires, députés et sénateurs). Il y aussi ce que l’on appelle la « gestion du narcotrafic », qui consiste à favoriser l’un ou l’autre des cartels de la drogue. Au cours de « l’ère Fox », tout indique que c’est le cartel de Chapo Guzmán qui a été l’enfant chéri du sexennat présidentiel. L’ensemble de l’appareil de l’État - armée, police fédérale, système judiciaire (juges et directeurs de prison compris) - a été mis au service de ce cartel dans sa lutte contre les autres. Une telle alliance ne s’est d’ailleurs pas limitée au niveau fédéral, puisqu’elle affecte certains éléments du PRD qui ont rejoint les négociations avec le cartel Guzmán, immédiatement après avoir obtenu des postes de gouverneurs. C’est le cas des gouverneurs du Michoacán et du Guerrero. De cette manière, et bien plus qu’à l’époque du PRI, la classe politique est partie prenante du crime organisé. Avec la présidence de la République, ça marche aussi, parce que quand un groupe politique parvient au pouvoir qui « gère » la machine judiciaire, il y parvient grâce à l’un des cartels de la drogue.
Cependant, en dépit des avantages qu’avait promis AMLO aux maîtres de l’argent, la décision finale ne fut pas prise en faveur de l’option qui est en train de s’imposer dans l’ensemble de l’Amérique latine (où on assiste à un transfert du projet néolibéral à des gouvernements « de gauche » qui garantissent le « graissage » des engrenages de la barbarie capitaliste). L’étroitesse d’esprit de la plus grande partie de la classe politique mexicaine et de l’essentiel de la bourgeoisie alliée les a conduits à choisir la voie de ce que l’on connaissait déjà face à l’inconnu, provoquant ainsi la plus grande crise de la domination des dernières années. Tout en haut, parmi ceux qui tiennent réellement les rênes, on a décidé d’imposer Calderón, sans qu’importe ce qu’il adviendrait.
5. Les partis politiques
Les élections du 2 juillet ont démontré que les partis politiques ont cessé d’exister en tant que tels, que ce soit à cause de l’assimilation de la classe politique au crime organisé ou que ce soit parce qu’ils ne constituent plus désormais que le paravent électoral de tel ou tel caudillo ou de tel ou tel propriétaire d’une option financière. Les forces politiques d’en haut ne montrent plus aucune des caractéristiques de ce qu’étaient les partis politiques. Ils ne sont plus guère que le « cocktail » où se mélangent patrons corrompus et criminels avec ou sans col blanc. Le programme, les principes, les statuts ? Voyons ! Ça, c’est bon pour les radicaux puérils et pour les « ultras ».
Examinons cependant où en sont les différentes options politiques d’en haut :
- Le PRI : Dans le camp du PRI, on a travaillé en s’imaginant que son vieil électorat corporatiste s’exprimerait dans les urnes le 2 juillet. Les victoires électorales de ce parti aux régionales étatiques de 2005 lui firent envisager qu’en dépit des sondages et du caractère répugnant de la candidature de Madrazo, le vote de son noyau dur lui permettrait de remporter les présidentielles. Mais c’était sans compter sur « la Maestra » Elba Esther Gordillo.
D’autre part, l’érosion de la vielle structure corporative du PRI est plus profonde que ce que ses dirigeants s’imaginaient. Les vieilles centrales ouvrières, toujours plus réduites et toujours plus inopérantes, se sont fracturées quand la direction de la Confédération révolutionnaire des ouvriers et des paysans (CROC) décida de soutenir AMLO. De sorte que le PRI et toute sa vieille mécanique corporatiste sont entrés dans une crise profonde sans que l’on ait créé de nouvelles structures de contrôle bureaucratique pour la remplacer. Les nouvelles centrales syndicales telles que l’Union nationale des travailleurs (UNT), émanant d’anciens membres du PRI, a décidé de soutenir AMLO dans la conviction (et avec la promesse) de devenir le nouvel organe de contrôle bureaucratique. On assiste donc à la naissance d’un nouveau corporatisme placé sous le signe de l’idéologie de la « nouvelle culture du travail », et donc très lié au patronat. La situation au sein du PRI manifeste une des caractéristiques essentielles de la crise actuelle : les anciens mécanismes de contrôle ne sont pas seulement inopérants, mais aussi, et surtout, très coûteux. Tant d’années de domination sans partage du PRI ont abouti à une double conséquence : cela a d’abord fait que le PRI est incapable de se régénérer, ensuite, cela a fait que le PRI s’est converti en un « idéal » à atteindre, le modèle de parti unique d’État. C’est pour cela qu’aussi bien le PAN que le PRD et les partis « bonsaïs » regorgent d’« ex-priistes ».
- Le PAN : Le Parti d’action nationale a fini de jeter les dernières pelletées de terre sur la tombe qu’a creusée Vicente Fox pour l’enterrer. Ce parti n’a été qu’une couverture pour que le cabinet présidentiel (et pour être plus précis, à Martha Sahagún) puisse appliquer une fraude. Et pas seulement celle du 2 juillet, mais aussi celle de l’ensemble du processus électoral préalable. Les liens avec les instituts de sondage, les alliances avec les médias, le recrutement de toute une équipe de patrons et d’organismes du patronat pour livrer une guerre médiatique contre AMLO, l’alliance (qui allait devenir une relation de subordination) avec Elba Esther Gordillo, les fonds obtenus de la protection du cartel de la drogue de Chapo Guzmán au cours du mandat sexennal de Fox, etc.
Le PAN a subi une transformation définitive. Le vieux parti démocrate-conservateur qui avait joué un certain rôle dans la lutte contre le système de parti unique d’État a définitivement cessé d’exister. Le PAN avait déjà été durement frappé avec l’arrivée des « barbares du Nord », mais la pilule a été encore plus dure à avaler avec celle du « couple présidentiel ». Cela a fait que ce parti perde toute identité et se convertisse en un PRI bleuté, en particulier en ce qui concerne l’utilisation de l’appareil d’État pour son propre compte, comme s’il s’agissait d’un simple patrimoine, les liens avec le crime organisé et le recrutement de fonctionnaires qui sont payés pour ne pas faire leur travail (les points communs entre Luis H. Álvarez, « mandataire de la paix » sous Fox, et Emilio Rabasa, son homologue sous Zedillo, sont nombreux).
En parallèle, une organisation secrète d’extrême droite, « El Yunque », a pris le contrôle du sommet de ce parti. Bien que cette organisation soit de caractère fasciste, il est indéniable que la droite n’est pas une et indivisible (on lira avec profit les livres écrit par le journaliste Álvaro Delgado sur cette organisation clandestine). La candidate du Yunque aux présidentielles a d’abord été Martha Sahagún, puis ce fut Santiago Creel. La victoire de FeCal sur les autres candidats pressentis au sein du PAN a obligé le Yunque à se repositionner, et maintenant il se bat pour jouir avec FeCal des mêmes privilèges que ceux qu’il avait avec Fox.
Jusqu’ici, le PAN s’est montré incapable de trouver les mécanismes permettant de construire une forme de domination sociale stable et à long terme (qui est ce dont a besoin le capital pour « investir »). Le fait est que ceux du PAN n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une politique de masse, mais l’équipe de FeCal est encore pire. C’est pourquoi Elba Esther Gordillo sera sa nouvelle idéologue-opératrice-dirigeante. Oui, vous avez bien lu, c’est une idéologue du PRI qui dirigera, dans les faits, le PAN.
- Les partis nains : Le PANAL et le PASC sont deux partis qui ont été créés sur mesure pour les élections. Leur activité met en évidence le véritable objectif de l’actuelle loi électorale : c’est le pouvoir et personne d’autre qui décide de ceux qui seront ses « rivaux ». En termes de légalité réellement existante, il n’y a en effet aucune possibilité de créer un parti politique authentique qui puisse entrer dans la bataille électorale de façon indépendante et autonome. La voie des élections est aujourd’hui une route barrée à toute lutte honnête.
- PRD-PT-Convergencia : Jusqu’au 2 juillet, la Coalition pour le bien de tous s’est délectée de sa propre victoire... sans l’avoir obtenue. Les intellectuels qui poussent aujourd’hui leurs cris hystériques devant l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir se sont pourtant limités à nous asséner la consigne « Souriez, on va gagner ! » et il est de notoriété publique que le 1er juillet l’équipe lopézobradoriste se partageait déjà les « restes ». Nous parlerons cependant plus tard de la Coalition, du mouvement de résistance à la fraude et de la CND lopézobradoriste.
6. Et en bas ?
Bueno, en bas, c’est Autre chose...
Pour le Comité clandestin révolutionnaire indigène
Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale.
Commission Sexta.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, septembre 2006.
Traduit par Ángel Caído.