L’année 1968 fut celle du Vietnam, du Biafra, de l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy après celui de John F. Kennedy, son frère, président des États-Unis ; l’année des revendications du peuple noir, des Black Panthers, du mouvement hippie, qui parvint jusqu’à l’humble hutte de María Sabina, dans l’État d’Oaxaca [1]. Mais, pour le Mexique, 1968 se résume à un seul nom, à une seule date : Tlatelolco, le 2 octobre.
Les jeunes du monde entier levaient la main, certains avec le poing fermé, d’autres en faisant le V de la victoire. Ils avaient beaucoup à réclamer à la société. En Europe, les diplômés de l’université ne trouvaient pas de travail ; en Amérique, en Afrique, en Asie et en Australie, le rejet de l’ordre établi s’était généralisé.
Au Mexique, le refus de l’autoritarisme grandissait. Le président Díaz Ordaz [2] voyait le pays lui échapper, justement cette année-là, l’année des Jeux olympiques. Pour la première fois, ceux-ci allaient avoir lieu dans un pays d’Amérique latine, le monde entier allait braquer son regard sur le Mexique. Mais, derrière le paravent olympique, il y aurait toujours la misère, la hiérarchisation d’une société éternellement hostile aux laissés-pour-compte, la cruauté d’un gouvernement prêt à tout pour sauver les apparences.
« Nous ne voulons pas d’Olympiades, nous voulons la révolution. Nous ne voulons pas d’Olympiades, nous voulons la révolution. »
Pendant les cent quarante-six jours que dura le mouvement, l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM) protégea ses étudiants. Beaucoup d’entre eux dormaient dans les salles de cours afin de ne pas manquer une seule assemblée générale. Déjà le 30 juin 1968, jour où les soldats avaient défoncé au bazooka la vieille porte du collège San Ildefonso [3], le recteur Javier Barros Sierra avait mis le drapeau en berne, geste qui donna toute sa valeur à la dissidence. « UNAM, territoire libre d’Amérique », clamait une voix jeune amplifiée par haut-parleur dans toutes les facultés ; Guillermo Haro, directeur de l’Institut d’astronomie, souriait. L’occupation du campus universitaire en septembre et l’arrestation de cinq cents étudiants et professeurs, emmenés dans des camions de l’armée, indignèrent le pays. Les étudiants entouraient leur recteur, qui les défendait face au président de la République et au reste du gouvernement. Cette longue marche — parfois joyeuse mais aussi terrifiante, à cause des morts et des arrestations — fut stoppée net sur la place des Trois-Cultures [4], le 2 octobre 1968 à 18 h 10, par l’armée et le bataillon Olimpia, composé d’hommes en civil qui portaient un mouchoir ou un gant blanc à la main droite pour se reconnaître. Au moment où un étudiant annonça, à 18 h 10, que la marche vers l’Institut national polytechnique, plus connu sous le nom de Casco de San Tomás, était suspendue parce que cinq mille soldats et trois cents chars d’assaut encerclaient la zone, un hélicoptère survola la place, larguant trois fusées éclairantes vertes. On entendit les premiers coups de feu et les gens se mirent à courir.
« Ne courez pas, camarades, ne courez pas ! Calmez-vous. Ce sont des balles à blanc. »
Beaucoup tombèrent. Le feu nourri et le crépitement des mitraillettes transformèrent la place des Trois-Cultures en enfer. Selon la correspondante du journal Le Monde, Claude Kiejman, l’armée arrêta un millier de jeunes et, non contente de les obliger à garder les bras en l’air sous la pluie, elle les humilia, en baissant leurs pantalons. Certains frappèrent désespérément à la porte de l’église Santiago Tlatelolco. « Ouvrez-nous ! » criaient-ils. Les franciscains n’ouvrirent pas.
L’indifférence était aussi grande que les gratte-ciel
Il faut voir ces images de 1968 pour avoir une idée de l’ampleur du danger. Les soldats tiraient dans le dos des étudiants qui s’enfuyaient ; les blessés arrivaient à l’hôpital touchés à la nuque, au dos, aux fesses, aux mollets.
Ce même 2 octobre, lorsque Margarita Nolasco, docteure en anthropologie, parvint à quitter la place, elle baissa la vitre du taxi qui la ramenait chez elle et cria aux piétons qui passaient sur le trottoir à la hauteur de la Casa de los Azulejos [5] : « Ils sont en train de massacrer les étudiants à Tlatelolco ! L’armée est en train de tuer les gamins ! » Le chauffeur la sermonna : « Remontez la vitre, madame, parce que si vous continuez je vais être obligé de vous faire descendre de la voiture. » Il releva lui-même la vitre.
La vie continuait comme si de rien n’était. Margarita Nolasco crut qu’elle devenait folle. « Tout était d’une normalité horrible, insultante, je ne comprenais pas ce calme. » Le flot interminable des voitures remontant l’avenue Juárez, fleuve d’acier impassible, n’avait pas ralenti son débit. Personne ne venait en aide aux étudiants. L’indifférence était aussi grande que les gratte-ciel. Et en plus il pleuvait. Pour couronner le tout, le 3 octobre 1968 les journaux accusaient les étudiants. El Día, Excélsior, El Nacional, El Sol de México, El Heraldo, La Prensa, La Afición, Ovaciones... : tous minimisèrent le massacre. El Universal parlait de Tlatelolco comme d’un champ de bataille où, pendant plusieurs heures, des terroristes et des soldats s’étaient livrés à un combat qui avait fait 29 morts et 80 blessés dans les deux camps, et s’était soldé par un millier d’arrestations. Jorge Avilés, journaliste à El Universal, écrivit toutefois : « Nous avons vu l’armée en pleine action utiliser toutes sortes d’instruments, des mitrailleuses lourdes pointant d’une vingtaine de Jeep tiraient sur tous les secteurs tenus par les francs-tireurs. » Les correspondants étrangers étaient scandalisés. « C’est la première fois de ma longue carrière que je vois des soldats tirer sur une foule acculée et sans défense », s’insurgea la journaliste italienne Oriana Fallaci. Deux mille personnes furent arrêtées. Les parents erraient d’hôpital en amphi à la recherche de leurs enfants. On avait arrêté tant de jeunes que le camp militaire n° 1 était plein à craquer. La presse reçut un ordre catégorique : « Plus d’information ». Informer, c’était saboter les Jeux olympiques.
Le 6 octobre, dans un manifeste intitulé « Au peuple du Mexiqu », le Comité de grève national déclara : « Le bilan du massacre de Tlatelolco n’est pas encore arrêté. Près de cent personnes sont mortes, mais ce n’est qu’un chiffre provisoire. Les blessés se comptent par milliers. » Dans son essai Posdata [6], le poète Octavio Paz reprit le chiffre que le quotidien anglais The Guardian avait estimé le plus plausible : 250 morts.
« Il y a quelque chose de beau et de lumineux dans l’âme des jeunes qui sont morts. Ils voulaient faire du Mexique un havre de justice et de vérité, ils voulaient la liberté, le pain et l’alphabet pour les opprimés et les laissés-pour-compte. Ils voulaient un pays affranchi de la misère et de la tromperie », écrivit le journaliste José Alvarado.
À partir de ce jour, nous avons été nombreux à réaliser que nous avions vécu dans une espèce de peur latente et quotidienne que nous tentions de réprimer, mais qui avait débordé. Nous étions au courant de la misère, de la corruption, du mensonge, nous savions que l’honneur s’achète, mais nous ne savions rien des pierres tachées de sang de Tlatelolco, des chaussures perdues par les gens dans leur fuite, des portes métalliques des ascenseurs perforées par des rafales de mitraillettes.
Aujourd’hui, en 2007, trente-neuf ans après le massacre, la vitre est toujours relevée. Trente-neuf ans après, il manque des noms sur la stèle du mémorial érigé par le Comité de 1968, que dirige Raúl Álvarez Garín [7]. Nous ne connaîtrons peut-être jamais le nombre exact de morts à Tlatelolco. Mais la petite phrase d’un soldat au journaliste d’El Día José Antonio del Campo résonnera longtemps encore à nos oreilles : « Ce sont des cadavres, monsieur... »
Ce fut le début du terrorisme d’État en Amérique latine
Trente-neuf ans après, dans la marche à laquelle participent des jeunes qui n’étaient pas nés à l’époque, on crie : « Le 2 octobre, ça ne s’oublie pas ! » Le Comité de 1968 a réussi à traîner l’ancien président Luis Echeverría sur le banc des accusés et celui-ci vit aujourd’hui en résidence surveillée. Mais il faut que les responsables soient jugés, que l’histoire de ces jeunes assassinés sorte de l’oubli et qu’on leur rende hommage, car ils ont été tués parce qu’ils croyaient pouvoir changer le monde.
Le carnage du 2 octobre est l’un des massacres emblématiques des débuts du terrorisme d’État en Amérique latine. En Argentine, les familles de disparus poursuivent les coupables en justice, signalent leur domicile par une marque de peinture rouge sang. Au Mexique, nous ne connaissons même pas le nombre exact de nos morts et nous n’avons pas jugé les responsables.
Nous n’entendons pas faire justice nous-mêmes, mais montrer les coupables du doigt est la seule façon pour que les puissants ne soient pas les seuls à écrire l’Histoire. C’est la seule façon de rendre plus vivable un pays où cinq mille enfants meurent de faim chaque année.
Ce n’est que justice que Tlatelolco, cet espace où tombèrent des universitaires et des étudiants, appartienne maintenant à l’UNAM. Ce n’est que justice de nous souvenir du recteur Javier Barros Sierra [8]. Ce n’est que justice de dénoncer les responsables. Sur cette esplanade, il y a eu un massacre ; élucider les faits est le plus grand hommage que nous puissions rendre aux morts et aux disparus. Quelle terrible honte que de regarder la place, jour après jour, sans savoir qui ni combien ils étaient ! Cette tâche incombe au Mexique tout entier, à chacun d’entre nous. C’est le legs que nous faisons aux universitaires pour que l’atrocité ne reste pas impunie. Si nous ne le faisons pas, les criminels continueront de corrompre notre pays. Sans vérité et sans justice, le 2 octobre 1968 peut à nouveau nous dévaster.
Elena Poniatowska