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Tierra, terruño, territorio

Terre, terre natale, territoire

samedi 9 juin 2007, par André Aubry

I. La défense des territoires indigènes

Dans ce pays, il n’y a plus de port de pêche, tous convertis en parking pour yachts valant des millions, qui ne servent qu’une ou deux semaines par an à leurs propriétaires. Il n’y a plus de plages pour les pêcheurs, elles ont été phagocytées par les hôtels. Il n’y a plus ni forêts ni jungles, rien que des simulacres artificiels pollués par le tourisme élitiste d’aventure. Il n’y a plus de pâturages, mais des terrains de golf ; plus de rivières, mais des égouts à ciel ouvert ; plus de paysages champêtres, mais des parcs thématiques ; plus de ruelles dans des villes accueillantes, mais des Disneyland coloniaux.

La Conquête néolibérale s’empare des terres comme il y a cinq cents ans et ravage terroirs et terres natales pour y bâtir des territoires donnés en fief à des collecteurs de devises.

La terre au sens large est cette planète Terre qu’Edgar Morin appelle la Terre patrie, que les indigènes appellent la Terre-mère et que Saint-Exupéry appelait la Terre des hommes. Plus concrètement, le terrain avec lequel on prend racine dans cette terre est la réalité nécessairement collective de qui la travaille et la garante de liberté de qui l’habite : Terre et Liberté. À l’instar de la rue et de la liberté qui y circule habituellement, elle n’est à personne car elle est l’espace collectif de tous ceux qui lui donnent vie ; c’est en elles qu’ils s’expriment, qu’ils jouissent ou luttent, qu’ils la font vivre.

Le terroir est la ville natale. Nos souvenirs d’enfance, ce pour quoi migrants et exilés éprouvent de la nostalgie, ce qui donne sépulture à nos morts, ce que le Petit Prince appelait sa rose, avec son camarade le renard : la matérialité, la vie et l’animalité de l’homme et simultanément l’humanisation de la matière, de la vie et de l’animal hôte de ce terroir. Terroir et terre natale sont inséparables d’amour et de tendresse.

Le territoire est l’espace que s’est réapproprié un peuple, le patrimoine du first people, le peuple originel qui l’a habité et modelé au long des siècles (Accords de San Andrés et Convention 169 de l’OIT), ce qui héberge la racine aussi bien que les ramifications actuelles de l’histoire de ses habitants. Il possède et engendre la souveraineté.

Terre, terre natale et territoire (banamil, osil et la séquence lum, jteklum, lumaltik des Tsotsils et Tseltals) et ce qu’ils contiennent n’est ni à vendre, ni à acheter, ni à confisquer, parce qu’ils appartiennent au plus grand nombre, qui lui doit son existence collective, historique et culturelle. Un bien collectif transgénérationnel, la garantie de l’existence future de ceux qui les ont marqués et continuent de les marquer de leur empreinte pour les siècles des siècles. Ensemble, ils constituent un héritage cosmique, un rappel historique, une mémoire vive.

C’est ce que nous a rappelé la commandante Kelly, à San Cristóbal de Las Casas, au départ de la onzième étape de l’Autre Campagne, le 25 avril 2007, sous le terme de Défense du territoire. Pour les peuples indigènes, paysans et ruraux, terre et territoire représentent en effet plus que du travail et des aliments : ils sont aussi bien culture, communauté, histoire, ancêtres, songes d’avenir, vie et mère. Depuis deux siècles, cependant, le système capitaliste détruit la ruralité, expulse les paysans et les indigènes de leurs campagnes, bouleverse la face de la Terre, la déshumanise, en somme.

Remettons les choses à leur place : la flore et la faune réellement existantes ne sont pas l’œuvre de la seule nature. Pour le meilleur ou pour le pire, elles sont le produit circonstanciel d’un mariage de plusieurs millénaires entre la nature et l’humanité. À savoir : le produit de l’histoire, dont l’auteur et acteur est un sujet historique collectif, les peuples dont les instruments ont été leurs cultures et leurs savoirs accumulés. Cultures et savoirs qui ont touché bien plus juste que la prétendue connaissance partielle des scientifiques, comme l’écologie commence enfin à l’entrevoir.

La seule nature a engendré la mer, la jungle (la végétation spontanée des tropiques humides) et la montagne (comme elle l’a fait dans les terres froides et dans les régions tempérées), les steppes et les déserts, etc. Au fil de l’histoire, l’homme les a tous transformés en paysages. Les peuples de pêcheurs et de marins ont tracé les routes maritimes et océaniques, construit des ports et des digues, soigneusement choisi et aménagé des plages. Les Mayas ont transformé la jungle en forêt. Les peuples d’agriculteurs ont fait de la montagne une association de bois et de parcelles cultivées. Les peuples d’éleveurs et de chasseurs ont rendu habitables leurs steppes en faisant d’elles leurs prairies et leurs pampas. Naviguant sur leurs vaisseaux du désert, les Bédouins ont fait surgir des oasis et tracé des routes au long de leurs traversées.

La nature réelle œuvre historiquement dans son mariage prolongé avec l’homme. L’homme humanise tout ce qu’il touche, le civilise et se le réapproprie. Où que ce soit et au fil du temps, la main de l’homme est partout visible : dans les montagnes, dans l’eau, dans le sol, dans le ciel et dans l’air. Autrement dit, elle transforme la planète Terre en foyer, la terre des hommes, à partir du territoire (sa réappropriation par un peuple) élu collectivement pour devenir sa terre, là où, tenant compte de circonstances évolutives, le lieu était le plus propice parce que sa sagesse l’avait rendu optimal en fonction de ses désirs, de ses rêves et de ses projets de vie.

La faune humaine — ce n’est pas péjoratif —, elle aussi, est l’hôte de la nature, et, comme telle, auteur et acteur — parfois même avec talent — du devenir écologique.

II. Autres réserves et réappropriation de territoires

La défense du territoire a été inaugurée par la proclamation de deux réserves. L’une à El Mayor, dans le Nord mexicain ; l’autre à Huitepec, dans le Sud-Est. Quels objectifs poursuit une réserve ? À quoi sert-elle ? On pourra examiner les concepts, les options et l’usage qui président à leur création et ce qu’elles véhiculent en partant des réflexions précédentes.

Première option, la plus répandue jusqu’ici, une simple décision administrative (et donc exogène, pour ceux qui y vivent) qui supprime de l’écologie le facteur humain. Créer une réserve, c’est restaurer la nature, en la livrant aux experts de la « conservation ». Pour ce faire, on confisque un territoire au peuple qui l’occupait. Au Chiapas par exemple, pour créer la RIBMA (Réserve intégrale de la biosphère des Montes Azules), le gouverneur Manuel Velasco Suárez a expulsé les Lacandons de leur habitat pour les réinstaller dans trois nouveaux sites, bien qu’ils soient restés propriétaires aux yeux de la loi de 600 000 hectares de la forêt Lacandone. Trente ans plus tard, un autre gouverneur, Pablo Salazar Mendiguchia, a expulsé les Chols, Tseltals et Tsotsils du territoire lacandon (alors réduit de moitié), dont l’administration fut confiée à Conservation International et à quelques écologistes mexicains partisans de l’intégrisme "conservationniste" de cet organisme. Les peuples désormais indésirables furent relégués dans trois hameaux stratégiques, à Palenque et à Marqués de Comillas, nos réduits du XXIe siècle.

Ce conservationnisme n’est qu’une mascarade. Le même discours écologique a servi à leurs collègues brésiliens pour en finir avec l’Amazonie. Le plus grand poumon d’oxygène de notre continent s’est vu découpé par un réseau d’autoroutes qui a éliminé la faune de cette forêt tropicale transformée en marchandise. Quand ces autoroutes ont été construites, Ford et Volkswagen sont devenus propriétaires de 100 000 hectares de jungle chacun et ce fleuve majestueux qu’est l’Amazone brésilien est désormais pollué dès Manaus. Au Chiapas, quiconque débarque de la rivière Lacantún dans les Montes Azules se heurte à un grand écriteau hissant bien haut les nouvelles couleurs de notre forêt : Ford Motor Company. Un pont monumental et une route goudronnée traversent le sud de la RIBMA, à l’endroit où la rivière Azul est devenue une fabrique de chocolat aux berges recouvertes d’immondices. Le discours conservationniste qui se pâme devant la nature n’est que le passe-montagne de la firme Monsanto et autres multinationales qui promettent des banques de germosperme, une industrie transgénique et pharmaceutique, et la biopiraterie. Autrement dit, des entreprises exploitant les richesses vierges de la nature. Dans la région des Altos de Chiapas règne la même hypocrisie : ceux qui ont poussé Zinacantán à créer de toute urgence sa réserve de Huitepec, sur les flancs du puits artésien de San Cristóbal de Las Casas, entre ses trois monts volcaniques gorgés d’eau (dont l’un est Huitepec), ont autorisé l’extraction de sable et de gravats qui transforme en cuvette bavant de l’eau souillée notre citerne naturelle ; ils y ont construit un supermarché, un théâtre et un « parc » dont les fondations de ciment s’enfoncent dans un marais et enterrent des sources sous la chape de béton et de cités sans espaces verts. À savoir : ils rendent impossible le renouveau des nappes phréatiques.

La deuxième option, plus subtile, pourrait être qualifiée de fabrique de Coca-Cola. L’allusion à cette boisson n’a rien de fortuit, car elle concerne au plus haut point les réserves créées lors de la deuxième étape de l’Autre Campagne, à El Mayor, dans le golfe de Californie, et à Huitepec, dans les Altos de Chiapas. Dans les deux cas, Pronatura finance et gère des réserves forestières dans ces deux bassins, en échange de quoi elle recouvre avec une couverture végétale efficace l’eau qui sert à la boisson en question et fait économiser des impôts à la firme responsable en raison de son action philanthropique. Elle a aussi voix au chapitre et vote dans la gestion du réseau aquifère de ces bassins, administrée selon le classique dilemme des écologistes : concilier ressources naturelles et surproduction industrielle, un mariage impossible entre des points de vue rivaux, comme le dirait Wolfgang Sachs. Une telle option ne débouche pas sur la confiscation et l’expulsion, mais sur le vil privilège d’un enfant gâté du système : le modèle capitaliste-entrepreneurial de développement.

La troisième option est celle de la commandante Kelly. C’est sur le flanc du Huitepec appartenant à Zinacantán, à coté de la réserve de Pronatura, mais nettement séparée, que se situe la réserve des zapatistes, où une formidable éponge végétale rétroalimente l’eau de Huitepec. L’intérieur de la réserve, au beau milieu d’espaces touffus de végétation spontanée, héberge des zones d’une sylviculture pleine de sagesse : on y trouve des alignements de chênes (arbre qui n’acidifie pas le sol, à la différence du pin, ce qui autorise la culture des sols) d’une variété qui permet la coupe de bois sans courir le risque d’en mourir et dont la frondaison laisse passer la lumière, ce qui autorise la métabolisation de chlorophylle par les cultures maraîchères ou la culture de la milpa ; enfin, leur localisation en pleine forêt leur évite aussi d’être attaquées par des moisissures et elles bénéficient d’évapotranspiration, c’est-à-dire qu’elles résistent à la sécheresse. En prime, les arbres fournissent le bois dont on continue d’avoir besoin pour faire la cuisine — scandale qui perdure en dépit du gaz naturel chiapanèque promit par le programme Reforma — et accessoirement pour faire et vendre du charbon de bois. La variété de chênes qui a été choisie pousse bien droite et l’arbre reste fort (alors qu’à l’état naturel d’autres chênes se vrillent en spirale, adoptant un aspect majestueux mais sans usage possible), ce qui fait de bons rondins pour la construction et même un bois décent pour les menuisiers. Une fois la culture et l’exploitation terminées, ces chênes continuent de jouer leur rôle écologique et l’épais tapis végétal se régénère, apportant ses produits spontanés couramment consommés par les paysans : thés d’herbes, champignons, herbes médicinales, sans parler de la faune qui vient améliorer le régime alimentaire.

Avant qu’elle ne soit spoliée de sa production naturelle, d’abord par la chasse, puis par les chicleros exploitant le latex, enfin par les éleveurs, dans la forêt Lacandone il se passait la même chose, comme en témoignent des lieux peu accessibles aux engins et aux véhicules : acajous (caobas) et sapotiers (chicozapotes) y sont alignés, comme les chênes de Huitepec. Ce n’est pas l’œuvre de la nature mais du savoir accumulé par un peuple, agent écologique aussi puissant que la nature. Un peuple qui a rendu compatibles usage et reproduction naturelle de la forêt, écologie et besoins essentiels, avec son agrosylviculture, ainsi que parfois son élevage, notamment de moutons.

Cette conception correspond à une autre option et à un autre concept de réserve : ni confiscation, ni expulsion, ni mascarade, ni nouveau privilège autre que la jouissance et la tendresse que fournit le territoire. Une réappropriation populaire et durable, « soutenable » comme le disent certains écologistes, jusqu’à ce qu’elle soit devenue la proie de la convoitise capitaliste dans sa phase néolibérale, comme c’est le cas aujourd’hui.

André Aubry

Article traduit de La Jornada par Ángel Caído,
livraisons du 1er juin 2007, pour la première partie,
et du 4 juin, pour la seconde.

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