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Route militaire de la biopiraterie : « Sur les pas de la panthère »

septembre 2004, par Klaus Pedersen

En 1989, ni le terme de biopiraterie ni le Plan Puebla-Panama n’existait encore, lorsque eut lieu la première rencontre consacrée à la protection et l’exploitation de la biodiversité en Amérique centrale. Parallèlement, les présidents des États d’Amérique Centrale ont signé une charte environnementale à partir de laquelle fut créée la Commission d’Amérique centrale pour l’environnement et le développement (CCAD).

Comme on peut le relire dans un ouvrage qui l’accompagne [1], ladite rencontre a vu naître l’idée de la création du Paseo Pantera (le sentier de la panthère), une idée qui a eu le vent en poupe à partir du sommet environnemental de Rio en 1992, puis grâce à une injection financière de l’agence fédérale US pour la coopération et le développement (USAID). Le Paseo Pantera a été rebaptisé Corredór Biológico Mesoamericano (CBM) lors d’un séminaire qui s’est déroulé en 1995 à San José, Costa Rica, sur le thème de la biodiversité, intitulé « Diagnostic des facteurs influant sur la protection de la biodiversité en Amérique centrale et esquisse d’un plan régional de conservation et de reconstruction ». Le séminaire a été organisé par la CCAD ainsi que par la GTZ, Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (première agence allemande de la coopération).

Le CBM est planifié comme une chaîne de réserves biosphériques. Chaque zone centrale de réserve est censée être protégée par une zone tampon reliée aux autres réserves par des corridors verts. L’ouvrage cité ci-dessus a été édité avec beaucoup de retard, mais il donne des renseignements clés en ce qui concerne la naissance du projet, en 1989, comme l’illustre la contribution de J. Illueca [2].

Dans sa contribution trois aspects sont particulièrement remarquables :

Premièrement, il est fait référence au fait que les denses forêts tropicales d’Amérique centrale combinées à l’extrême pauvreté qui y règne pour les populations, constituent des foyers récurrents d’insurrection armée. Ainsi faut-il conclure qu’une stratégie anti-insurrectionnelle, préventive en quelque sorte, fut à l’origine de l’idée du CBM ?

Deuxièmement, le texte surprend par une propagation insistante et exclusive de l’« écotourisme » comme moyen prétendu de lutte contre la pauvreté. Mis à part l’hypocrisie de ce concept qui faute de place ne peut être traité ici, il faut imaginer le nombre astronomique d’écotouristes qui seraient nécessaires pour combler tant bien que mal les revenus des 20 millions de paysans marginalisés dans ces régions.

Troisièmement, il est à noter que depuis le tout début du projet, l’Allemagne fédérale est appelée à jouer un rôle clé dans la contribution européenne à sa réalisation.

Le coup d’envoi officiel du CBM a été donné lors du 19e sommet présidentiel des sept États d’Amérique centrale et du Mexique, le 11 et 12 juin 1997 à Panama. Pour les trois premières années de phase préparatoire, un budget de 39 million de dollars a été attribué au projet, dont 15 millions de dollars de la part de l’Union européenne [3]. À ce jour, le volume financier global dégagé pour, et en partie dépensé par le CBM s’élève à 840 million de dollars. Plus de 10 % de cette somme sont destinés à la partie mexicaine du CBM pour la période de 2001-2008.

Ainsi ce projet, financé en grande partie par la Banque mondiale, devient plus ambitieux même que le Plan Puebla-Panama (PPP). Pour A. López Ramírez [4] les projets du CBM et du PPP sont complémentaires et servent les intérêt géostratégiques du premier monde, essentiellement des États-Unis.

Selon un document officiel de la rencontre à Paris en 1998 des concepteurs du projet, le CBM est un système organisé, à l’échelle territoriale, de réserves naturelles sous contrôle administratif spécifique, composé de zones centrales, de zones tampon et de zones exploitées de différentes manières, reliées entre elles. Dans les descriptions des nombreux projets isolés du CBM il est question, principalement, de la protection de la biodiversité, c’est-à-dire de la flore et de la faune des forêts tropicales humides. Seulement en deuxième position - et pour garantir cette protection - il est question de l’amélioration des conditions de vie de la population locale.

Notre intention n’est pas de mettre en doute la nécessité et la faisabilité d’une exploitation des ressources, dans ces régions de biodiversité exceptionnelle, qui prenne en compte et les nécessités sociales et les facteurs environnementaux. Cependant, l’application des mesures politiques de développement sans la prise en considération du contexte social et politique concret (les questions de la distribution des terres non résolues, la guerre de basse intensité menée contre les paysans rebelles indigènes comme au Chiapas, par exemple) est sans équivoque : sous couvert d’une politique de développement, il s’agit en réalité de mieux contrôler la population et de libérer le territoire pour des projets macro-économiques [5].

L’exemple est donné par un projet portant le n° 2496 de la Kreditanstalt für Wiederaufbau, KWF, (Fond de crédit pour la reconstruction), datant du 3 septembre 2002, projet qui a pour but la protection de la réserve de biosphère de Bosawas au Nicaragua avec un budget de 2,56 million de dollars. Les moyens dégagés sont repartis à peu près à parts égales entre des mesures de protection intensive (démarcation de la réserve, construction et équipement de points de contrôle, équipement en véhicules, bateaux, systèmes de communication, etc.) et des petits projets d’infrastructure à caractère social et économique. Le projet s’adresse essentiellement au peuple indigène des Mayangna (environ 10 000 habitants) ainsi qu’à la population paysanne métisse (environ 45 000 habitants). Ce qui attend ces populations cibles lorsqu’elles seront directement visées par les mesures de démarcation, les points de contrôle, les véhicules, bateaux et systèmes de communication, n’est pas développé dans les descriptions du projet. Mais d’après ce qui a filtré des réunions avec les caciques locaux (et probables profiteurs des « petits projets » sociaux et économiques) le but de l’opération a été énoncé sans ambages : avec le soutien de la GTZ, il s’agit d’expulser les populations locales de la réserve de biosphère, une situation analogue à celle des Montes Azules au Chiapas (voire Lateinamerikanachrichten n° 345). Et, comme dans les Montes Azules, certains groupes de population sont instrumentalisés pour imposer la politique d’expulsion à l’encontre des populations récalcitrantes.

Dans une autre description de projet du KWF (concernant la réserve de biosphère Rio Plátano au Honduras) il est explicité sous la rubrique « aménagement du projet » qu’il s’agit de « procéder à un délogement socialement acceptable des familles résidant au sein de la réserve ». Mais en réalité, l’euphémique qualification de « socialement acceptable » ne vaut rien et nous le savons entre autre par l’exemple des Montes Azules ou la communauté Lucio Cabañas qui a accepté le délogement, a été menée par le bout du nez pendant cinq mois pour être finalement abandonnée par les autorités.

Dans ce sens, des critiques ont également été énoncées par des collaborateurs de l’ONG WEED qui, en ce qui concerne le CBM, reprochent à la GTZ que l’implication de la population indigène ait été totalement insuffisante dans la planification des deux réserves (Bosawas et Río Plátano).

Toute infraction à l’interdiction d’exploiter les terres agricoles utilisées traditionnellement est durement réprimée par l’État, alors qu’au même moment, les grandes entreprises sylvicoles qui procèdent à des coupes illégales, ne sont que rarement poursuivies [6]. La GTZ a pris à son habitude d’ignorer les intérêts des populations locales tout en exerçant une pression considérable sur elles par le traitement favorable accordé aux grandes entreprises sylvicoles. Cela s’est avéré déjà en 1999, lorsqu’a éclaté le scandale autour du projet sylvicole FOMISS mené par la GTZ à Sarawak en Malaisie (voir le communiqué de presse de ProRegenwald e.V. du 23/08/1999).

Cette politique d’expulsion des populations est accompagné par un autre aspect, celui du contrôle des naissances. Des indications en ce sens ont été données par plusieurs ONG, directement liées au projet du CBM. En clair, il est question de programmes de stérilisation forcée - comme cela a été exprimé par des représentantes indigènes lors du congrès du BUKO26.

Il n’est pas inintéressant de noter que la GTZ a déclaré publiquement en mai 2003 qu’elle n’interviendrait pas au Chiapas, car il s’agissait d’une région de conflit. Tout cela pour mettre à concours cinq postes, neuf mois plus tard, pour un projet dans cette même région du Chiapas, projet qui vise, entre autre, la « commercialisation...de plantes médicinales ».

Quels sont donc les intérêts qui poussent les gouvernements des pays industrialisés à s’engager dans la protection de l’environnement en Amérique centrale (et dans d’autres régions) ? Il y a à cela des faits antécédents que l’on peut retracer jusque dans les années 1970 quand le président mexicain Echeverria, par exemple, décrète la création de la réserve des Montes Azules au Chiapas, pour allécher certains groupes d’intérêt des pays du Nord.

Les raisons qui expliquent l’intérêt des pays industrialisés pour la diversité biologique des pays du sud sont diverses. Il résulte en partie d’une prise de conscience concernant les problèmes environnementaux et leur nature planétaire, prise de conscience qui s’opère à partir des années 1960 et 1970, en même temps que se distille une vision catastrophiste, y compris par certaines élites (« Les limites de la croissance », Club de Rome).

Mais d’autres facteurs d’intérêt s’y sont ajoutés, des intérêts économiques plus « terre à terre », comme la bataille pour « l’or vert des gènes » et pour d’autres formes de valorisation des ressources biologiques. Dans une publication du World Resources Institute [7], l’on retrouve la liste des « produits et services » que l’on espère tirer des écosystèmes d’Amérique centrale : ressources génétiques, limitation de la pollution atmosphérique, conservation de la biodiversité et réserves d’eau potable...parmi d’autres. Dans le chapitre des « résultats espérés » du CBM, l’on est renvoyé à la « création de marchés nationaux et internationaux pour des produits et services environnementaux ». La biodiversité et les ressources génétiques sont destinées à servir la nouvelle industrie des « sciences de la vie » (Life Science Industry), et, en particulier, les innovations des groupes pharmaceutiques (autrement dit, de la biopiraterie pure).

En ce qui concerne la limitation de la pollution atmosphérique, il s’agit en réalité d’exploiter les forêts tropicales en tant que « puits de séquestration » des émissions CO2, dans un cadre précis qui est celui du marché des émissions résultant du protocole de Kyoto.

Tandis que la biopiraterie fait l’objet depuis quelques années de publications et de débats, la problématique des « puits de séquestration » des émissions CO2 commence tout juste à être perçue et analysée sous les regards critiques.

Dans les deux cas, les profiteurs réels de ces mesures de protection de l’environnement sont à chercher en dehors des pays où elles sont appliquées ou plutôt imposées, y compris par le recours à la force contre les populations locales. La biopiraterie est une entreprise qui profite principalement aux groupes pharmaceutiques et à leurs marges bénéficiaires, puis en deuxième position, à la médication de patients financièrement aisés et/ou assurés.

Quant au concept des « puits de séquestration » d’émissions de CO2 dans les pays du « tiers monde », il illustre de manière éclatante la pensée néocoloniale qui prévaut dans le traitement des problèmes environnementaux du Nord. Par la possibilité de marchandage des émissions, l’on a créé des solutions bon marché pour les entreprises transnationales, solutions qui s’effectueront sur le dos des pays du tiers monde, au lieu d’obliger les entreprises à réduire effectivement leurs émissions. Par ailleurs, il est totalement insensé, d’un point de vue géo-écologique, d’imaginer que le CO2 produit par la combustion d’énergies fossiles, puis « séquestré » dans les forêts tropicales, ait effectivement disparu. Dans cent ans peut-être, lorsque ces « puits de séquestration » auront pourri, brûlé ou succombé au déboisement, le CO2 sera à nouveau libéré dans l’atmosphère.

Il apparaît que la GTZ qui est la plus importante société allemande dans le domaine de la coopération et de l’aide au développement, joue un rôle clé dans l’application de ces programmes en Amérique Centrale. Elle doit répondre à l’accusation qui lui est faite, celle de complicité pour violation des droits de l’homme, une violation systématique, à chaque fois qu’elle se rend responsable des mesures de protection d’environnement appliquées dans des régions où la question non résolue de la distribution de la terre est aussi lourde de conséquences que dans le sud du Mexique, au Guatemala, au Honduras et - maintenant à nouveau - au Nicaragua.

Klaus Pedersen

Source : site du Gruppe BASTA.
L’article a été publié sous une forme légèrement abrégée
dans la revue Lateinamerikanachrichten, n° 361/362, juillet/août 2004
Traduction : Comité Chiapas de Toulouse

Notes

[1Coates, A. G. (édit.) : Central America. A natural and cultural history, Yale University Press 1997.

[2Illueca, J. : The Paseo Pantera Agenda for Regional Conservation, in Coates

[3Illueca, J. : The Paseo Pantera Agenda for Regional Conservation, in Coates, ci-dessus , pp. 241-257.

[4Lopez Ramirez, cité dans Brand, U. u. a. : Postfordistische Naturverhältnisse, Westfälisches Dampfboot, Münster, 2003, pp. 169 et 170.

[5Montes Azules : Vertreibung und Biopiraterie. Tierra y Libertad
n° 54 (2004), pp. 18-19.

[6Schürkes, J. et Schilder, K. : Der Plan Puebla Panamá. Informationsbrief Weltwirtschaft & Entwicklung, 05/2004.

[7Miller, K. u.a. : Defining Common Ground for the Mesoamerican Biological Corridor. World Resources Institute, 2001.

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